2. Une stratégie introuvable pour une politique éclatée
Si la thématique de la Françafrique s'est aussi facilement imposée au coeur du débat politique, c'est aussi qu'il n'y a pas eu, au sein des pouvoirs publics, une mise en récit éprouvée des relations avec l'Afrique susceptible de nourrir une véritable stratégie africaine, avec une vision froide de nos intérêts mutuels susceptible de fédérer l'action des différentes administrations.
Ce vide a laissé la place dans le débat aux détracteurs de la politique africaine de bonne et de mauvaise foi.
Sans vision partagée de la présence de la France en Afrique, il a été difficile d'invoquer un cap ou de convaincre nos interlocuteurs qu'il s'agissait pour la France d'un partenariat stratégique.
De même sur le terrain, l'absence de cap commun a laissé aux différentes administrations jalouses de leurs prérogatives le soin de mener des actions mal coordonnées, voire contradictoires, comme l'illustre la question de visas.
Quelle est la politique africaine de la France ? On serait bien en peine de répondre à la question. Aucun ou peu de document stratégique sur le sujet, aucune ou peu de réflexion commune aux acteurs de la politique africaine.
Comme l'a souligné Hubert Védrine devant la commission des affaires étrangères du Sénat, il serait paradoxal que la France soit le seul pays à ne pas avoir de politique africaine ! : « Toutes les puissances ont une politique africaine aujourd'hui. Et la France ne devrait plus en avoir à cause de son passé colonial ? » 38 ( * )
Dans le même temps, les pays émergents à l'instar des autorités chinoises, définissaient des documents de stratégies africaines.
Mais il n'y a pas eu que les émergents.
L'Allemagne a publié en 2011 une « stratégie du gouvernement fédéral pour l'Afrique » qui, selon les termes du ministre des Affaires étrangères Guido Westerwelle, « coïncide avec une époque de bouleversements et de renouveau de l'Afrique qui est la manifestation peut-être la plus fascinante du monde en mutation dans lequel nous vivons ».
Les Américains, les Chinois, les Allemands ont défini une stratégie africaine, la France, elle, peine à définir un cap
Pour l'Allemagne, cela signifie qu'il faut « entretenir et approfondir les vieilles amitiés mais aussi s'appliquer à en tisser de nouvelles ». Telle est précisément la vocation de la stratégie pour l'Afrique: « Nous souhaitons ouvrir un nouveau chapitre des relations avec notre continent voisin », a affirmé le ministre fédéral des Affaires étrangères. L'objectif est de prendre en compte l'importance grandissante de l'Afrique et du principe de l'appropriation africaine.
La même année, aux États-Unis, le président Barak Obama dévoile la « U.S. Strategy for Sub-Saharan Africa » qui englobe l'ensemble des dimensions économiques, militaires, diplomatiques et de coopération au développement.
En France un tel document est encore impossible tant les différents secteurs ministériels ont du mal à élaborer des stratégies conjointes. Aucun document, aucune structure ne rassemble les différents acteurs de la politique africaine de la France.
Longtemps l'Élysée a été le lieu d'une synthèse. L'unité du pilotage de la politique africaine a été conduite pendant de nombreuses années par le secrétariat général des affaires africaines et malgaches, qui couvrait l'ensemble des secteurs au service d'une politique africaine unifiée tant dans ses objectifs que dans ses moyens.
Cette organisation très assimilée aux dérives de la Françafrique, notamment en raison de sa proximité avec les services spéciaux, a progressivement été vidée de sa substance et a laissé place à une fragmentation des centres de décision.
Certes, l'Afrique conserve une place centrale dans les prérogatives présidentielles : coeur du domaine réservé, elle est, par excellence, le théâtre des initiatives élyséennes, l'épisode malien en témoigne.
Alors qu'officiellement, depuis la fin des années 1990, la rupture devait se traduire par la mise sous tutelle diplomatique de la cellule africaine, le caractère «privé» ou exceptionnel des liens entre les chefs d'État français et africains n'a pas été renié par les différents successeurs de Charles de Gaulle.
La politique africaine reste incarnée par l'Elysée et l'Afrique reste un élément du prestige international de la fonction présidentielle dans la République héritée du général de Gaulle. En ce sens, le « pré carré » initial comme le modèle foccartien de la cellule se sont certes épuisés, mais pas les ambitions élyséennes qui continuent de trouver en Afrique une scène de théâtre privilégiée.
« Tout le monde se parle, mais aucune structure de travail ne coordonne l'action des militaires, des diplomates et des coopérants. »
La phrase du Président Hollande à Bamako sortant du registre diplomatique pour dire : « Je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique. A un moment, une décision doit être prise, elle est grave. Je l'ai prise au nom de la France, elle honore la France, et à travers le soutien que vous m'apportez, c'est à toute la France que vous donnez votre plus grand honneur. » en est l'illustration.
En revanche, la structure élyséenne, aujourd'hui réduite à deux conseillers au sein de la cellule diplomatique, n'a plus pour ambition de piloter des administrations très autonomes les unes des autres sur le champ africain.
Tout le monde se parle et se réunit, notamment le jeudi rue de l'Elysée, mais aucune structure de travail ne coordonne l'action des militaires, des diplomates et des coopérants, à part le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) sur certains aspects. Au sein de chaque entité ministérielle, il y a d'ailleurs peu de documents stratégiques.
La défense, on le verra plus loin, a modifié son dispositif en suivant la contrainte budgétaire plus que toute autre considération. Les conseils de défense de 2004 avaient essayé d'élaborer une organisation calquée sur les forces africaines en attente et défini une stratégie en matière de coopération structurelle, une belle architecture qui a volé en éclats au gré des crises et des coupes budgétaires.
En matière de coopération militaire, le création de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) au sein du ministère des affaires étrangères a permis de mieux harmoniser les positions des deux ministères. En revanche l'intégration de la sécurité civile dans le périmètre de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) n'empêche pas le ministère de l'intérieur de prendre des initiatives sans coordination avec cette direction qui en assure pourtant l'exécution. Les mêmes tensions existent entre la coopération menée par le ministère de la Justice et les actions pilotées par le ministère des affaires étrangères.
En matière de coopération civile, la situation est encore plus complexe. Deux récentes évaluations soulignent que l'action publique reste confrontée, malgré la succession des réformes, à un pilotage politique incertain et à un partage des rôles inachevé entre les différents acteurs. Le rapport de la Cour des comptes souligne ainsi que « datant de la fin des années 1990, le modèle français d'organisation de l'aide est confronté depuis des années à une évolution qui lui fait atteindre aujourd'hui ses limites : il est fragmenté et déséquilibré. Contrastant avec la plupart des modèles étrangers, ce modèle est privé d'un centre de gravité. »
On a d'un côté de la Seine, le Quai d'Orsay qui gère les crédits de subventions de l'aide bilatérale, les contributions aux fonds multilatéraux hors banque de développement et aux fonds communautaires et assure la cotutelle de l'AFD et, de l'autre, la Direction Générale du Trésor qui gère les crédits de bonification des prêts, les annulations de dettes, les contributions aux banques de développement, la zone franc et la cotutelle de l'AFD. Au milieu, ou presque, l'AFD bénéficie d'une relative autonomie que l'absence de coordination entre les deux tutelles favorise.
La coopération civile manque elle-même d'un pilotage politique
L'éclatement du dispositif suscite une concurrence entre services et ministères qui entraîne d'inévitables différences d'appréciation entre administrations et, par conséquent, des demandes récurrentes d'arbitrage à Matignon, voire à l'Élysée. Cette situation conduit à des délais et des incohérences incompatibles avec le rythme et la nature des enjeux à traiter. Le seul organe de coordination, le CICID ne s'est pas réuni pendant 4 ans.
Au-delà de la personnalité du titulaire du portefeuille, l'absence de pilotage politique de la politique de coopération en Afrique s'explique par le fait que le ministre du développement ne dispose pas des moyens de porter une politique d'ensemble qui reste marquée par la concurrence entre le ministère des affaires étrangères et le ministère des finances.
L'organisation actuelle ne lui permet pas non plus d'arbitrer les priorités budgétaires de la mission budgétaire « Aide publique au développement », notamment entre instruments bilatéraux et multilatéraux. De fait, la mission APD constitue une variable d'ajustement des budgets respectifs des ministères concernés, autrement dit le ministère des finances d'un côté, celui des affaires étrangères de l'autre.
L'ensemble de la coopération civile travaille peu avec les militaires. La culture des coopérants, sous la surveillance attentive des ONG, les y incite peu. Aucune structure, même dans les États en crise, ne les y contraint. On a beau dire qu'il n'y pas de sécurité sans développement et pas de développement sans sécurité, comme le rappelle à l'envi le ministre du développement, l'administration française peine à concrétiser à Paris et sur le terrain une approche globale de l'Afrique.
Quant aux aspects économiques, mis à part les entreprises participant aux approvisionnements en hydrocarbures et minéraux stratégiques, ils étaient en Afrique peu pris en considération.
Le déficit du commerce extérieur français et le décollage économique de l'Afrique semblent contribuer à un rapprochement entre les considérations diplomatiques, commerciales et de développement. Le Quai d'Orsay, avec la nouvelle sous-direction des entreprises, semble décidé, sous l'impulsion du ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, à faire de la diplomatie économique une priorité, tandis que l'AFD a pour mandat de mieux prendre en considération les intérêts français dans les projets qu'elle finance.
Sur le terrain toutefois, en Côte d'ivoire ou au Mali, on peinerait à voir une coordination concrète entre les militaires, les développeurs et les représentants des entreprises françaises, comme c'est le cas chez les Américains ou les Britanniques. Et les agents publics chargés de promouvoir les échanges commerciaux restent, au sein des ambassades, liés hiérarchiquement au ministère des finances.
Reste que personne, ni aucune structure, n'assure la cohérence du tout. Difficile dans ces conditions d'établir une stratégie africaine de la France. Difficile de dire s'il y a une cohérence entre les priorités militaires, économiques, culturelles de la France en Afrique.
On observe plutôt un découplage entre les enjeux économiques qui se situent pour une large part dans l'Afrique de l'Est anglophone et les enjeux géopolitiques, dans l'Afrique francophone, dans le Sahel et dans la Corne de l'Afrique.
Difficile en fin de compte de dire ce qu'est la cohérence de la politique africaine de la France.
De fait, le fil conducteur de ces dix dernières années en matière de politique africaine a été avant tout budgétaire : réduire la voilure.
Car, pendant que le discours de la banalisation s'imposait, celui de la rigueur budgétaire a dicté dans la pratique une reconfiguration de nos outils diplomatiques et de coopération civils et militaires qui ressemble fort à une réduction de nos ambitions.
* 38 Audition de M. Hubert Védrine, sur la place de la France dans l'OTAN et les perspectives de l'Europe de la défense. Mardi 27 novembre 2012 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20121126/etr.html