B. UN SUJET MARQUÉ PAR DE FORTES DIVERGENCES ENTRE ÉTATS MEMBRES

Du premier au dernier jour, le sujet des QL a toujours suscité de nombreux débats. Si l'on en croit certains observateurs, il semblerait que l'unanimité n'ait été constatée qu'à deux moments : une première fois, en 1984, lors de l'instauration des QL ; une deuxième fois, en 2000, lors de l'annonce de leur démantèlement... Entre ces deux dates et même après que la fin des QL eut été actée, le sujet semble avoir été toujours assez conflictuel. Plusieurs types de débats peuvent être identifiés.

1. Des divergences entre États membres

Il y a d'abord des divergences d'intérêt. Chaque État défend une position en fonction de ce qu'il croit être ses intérêts et en fonction de ses anticipations. Certains États (Allemagne, Irlande, Pays-Bas) se positionnent comme des futurs champions potentiels du paysage laitier européen et n'acceptent rien qui puisse brider leur performance. On peut aussi évoquer le cas des États pénalisés par des quotas jugés trop rigoureux et contraints de payer des prélèvements supplémentaires pour dépassement de quotas qui peuvent dépasser quelques dizaines de millions d'euros 10 ( * ) . Beaucoup d'États estimaient tout simplement que leur niveau de QL n'était pas cohérent avec leur potentiel de production et plutôt qu'ajuster les quotas, préféraient supprimer tout système d'encadrement. À l'inverse, même à la toute fin des QL, quelques États continuaient de demander un nouveau report de l'échéance (Portugal, Slovénie).

Mais il y a, plus fondamentalement, une différence d'analyse entre partisans d'une régulation raisonnée du marché et d'un accompagnement des opérateurs et ceux qui ne jurent que par la - dure - loi du marché et de la libre concurrence.

Ces divergences se sont aussi doublées d'hésitations. En effet, quelques États ont parfois hésité sur le principe des quotas et sur les dispositifs de substitution. Comme l'a explicité le chef du bureau agricole à la Représentation permanente de la France à Bruxelles 11 ( * ) , il y a eu beaucoup d'hésitations sur la fin des QL. Il y a eu une convergence d'intérêts entre ceux qui avaient un potentiel de production et ceux qui estimaient être plus compétitifs que les autres. Les États étaient divisés à l'époque et le sont restés. Mais la position de certains États membres peut aussi évoluer. Même ceux qui étaient hostiles aux QL ont changé d'avis et ont voulu, finalement, les garder le plus longtemps possible (Portugal, Belgique, Pologne) .

Même la Commission, dont on connaît la foi inébranlable dans les vertus (?) de la libre concurrence, a pu se lancer dans un plaidoyer que ne renierait aucun « pro quotas », comme ce fut le cas en 2001, en réponse à un rapport spécial de la Cour des comptes européenne particulièrement critique à l'égard des QL 12 ( * ) .

Le ton est évidemment totalement différent aujourd'hui, comme en témoigne l'échange avec la DG AGRI 13 ( * ) . C'est surtout « l'effet pervers » des QL, créateurs de rentes indues qui est souligné. Pourquoi avoir peur de la fin des QL ? Il y a des défis à relever, mais à aucun moment, il n'y a de peur ! Il y a même des gens très satisfaits de la fin des QL : ceux qui veulent investir, ceux qui ont été limités dans leur production. Le principal argument à l'origine des QL était de stabiliser la production laitière. La production a été maintenue mais tous les États ont perdu des producteurs ! Les partisans des QL veulent aujourd'hui stabiliser les structures actuelles. Pour les éleveurs les plus âgés, cela fonctionne comme une assurance complémentaire pour leur retraite. À l'inverse, il y a ceux - souvent les plus jeunes - qui jouent le jeu de la compétitivité. Résultat : soit ils ne peuvent pas produire soit ils doivent payer pour produire. Avant même de commencer à produire, ils doivent s'endetter pour avoir le droit de s'installer. À la fin, cela revient à une subvention des jeunes vers les vieux !

2. Trente années émaillées de disputes
a) Les débats entre États membres

À chaque époque son débat. Plusieurs États ont été mécontents de leur quota et des références historiques qui les fondaient (la production des années 1981-1983). Même la dernière année, alors que l'abandon des QL était acté, que le processus était engagé, que le terme était accepté, des États eurent des divergences sur le « soft landing », l'atterrissage en douceur 14 ( * ) qui permet de passer du système des quotas à une économie dérégulée. Le Conseil agricole du 11 mars 2014 fit à nouveau apparaître des divergences entre États membres, certains demandant un assouplissement des modes de calcul et des versements des prélèvements pour dépassement de quotas. Afin de réduire les pénalités, certains États (Allemagne, Irlande) demandèrent de modifier le mode de calcul du « correctif matières grasses » qui sert à finaliser les volumes sous quotas 15 ( * ) , puis contestèrent la base légale de calcul, puis demandèrent d'étaler les versements des prélèvements 16 ( * ) ....

Des micros et ultimes débats bien dérisoires, mais illustratifs des tensions persistantes autour de la question des QL.

b) Les débats franco-français

Le débat sur les QL a également agité le monde politique français. Les passes d'armes furent nombreuses, notamment en 2009, lors des débats sur la crise de la filière laitière, chaque camp accusant l'autre d'avoir abandonné les éleveurs.

Ce fut le cas à l'Assemblée nationale 17 ( * ) comme en témoigne ce vif échange entre le ministre de l'agriculture de l'époque, M. Michel Barnier, et un ancien ministre de l'agriculture, M. Jean Glavany 18 ( * ) .

M. Jean Glavany : « Les quotas laitiers sont le reflet de l'Europe que nous voulons, c'est-à-dire une Europe qui protège les producteurs laitiers, qui régule les prix et la production et qui intervient sur les marchés. Lorsque l'Europe les a mis en place à l'initiative d'un gouvernement français socialiste, vous nous avez combattus. C'était à (vous) croire, une économie administrée, voire bolchevique. La réalité d'aujourd'hui, c'est celle d'une Europe qui se défait. Lorsque l'Europe a proposé, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, de démanteler les quotas laitiers, le gouvernement de l'époque, dirigé par Lionel Jospin, s'y est systématiquement opposé. Las, nous avons été mis en minorité par une coalition de gouvernements libéraux et conservateurs qui ne pensaient qu'à défaire l'Europe , notamment l'Europe agricole. Êtes-vous prêt à prendre l'engagement de demander, au nom de la France à Bruxelles, le rétablissement des quotas et celui des prix de référence ? »

M. Michel Barnier, ministre de l'agriculture : « Nous avons systématiquement maintenu tous les outils de régulation (...). On ne peut pas accepter la suppression des quotas laitiers, comme la première décision en a été prise quand vous étiez ministre , sans mettre en place en même temps un autre système de maîtrise de la production laitière en Europe. »

Un mois plus tard au Sénat 19 ( * ) , M. Bruno Le Maire, nouveau ministre de l'agriculture, doit à son tour affronter la fronde des sénateurs qui dénoncent « la libéralisation à outrance du marché laitier » (M. Gérard Le Cam - CRC), « la situation suicidaire » de l'abandon des QL (M. François Fortassin -RDSE), ou « le démantèlement des QL qui ont démontré leur utilité, à court terme en tant qu'instrument indispensable de la maîtrise de la production, et à moyen terme, en tant que condition de la survie financière d'une majorité de producteurs ». M. Yannick Botrel (Groupe socialiste et républicain).

La réponse de M. Bruno Le Maire, ministre de l'agriculture, ne donne guère d'illusions sur l'avenir des QL qu'il qualifie de « ligne Maginot » du secteur laitier. « Je veux bien plaider matin, midi et soir auprès de la Commission européenne et du Conseil européen pour le rétablissement de quotas laitiers, mais je n'aime pas livrer des batailles inutiles ou perdues d'avance. Tout d'abord, je ne suis pas sûr d'obtenir la majorité nécessaire au Conseil européen pour obtenir le rétablissement de quotas laitiers. Ensuite, à supposer que j'obtienne ces quotas, j'ai bien peur de rétablir une ligne Maginot qui ne permettra pas de répondre aux interrogations des producteurs laitiers en France. ».

L'affaire est entendue. Mais la question restera posée jusqu'aux tout derniers jours. En janvier 2015, c'est-à-dire à trois mois de l'échéance, les eurodéputés non-inscrits, élus du Front National, membres de la COM Agri du Parlement Européen réclamèrent encore le rétablissement des QL.


* 10 L'Allemagne et l'Italie ont été fréquemment soumis à ces prélèvements supplémentaires. En 2013, le montant des prélèvements supplémentaires a atteint 80 millions d'euros, (poste 6703 du budget de l'Union européenne).

* 11 Entretien du 28 avril 2015.

* 12 Voir plus loin, page 17.

* 13 Entretien avec M. Jens Schaps, directeur des marchés agricoles DG agri de la Commission, 28 avril 2015.

* 14 L'expression a été utilisée par la Commission en 2010. « Tant l'évolution de la production par rapport aux QL que la tendance à la baisse des prix indiquent l'amorçage d'un « atterrissage en douceur ». Rapport de la Commission européenne au Parlement européen et au Conseil - Évolution de la situation du marché et des conditions relatives à la suppression progressive du système des quotas laitiers COM (2010) 727 final, 8 décembre 2010.

* 15 Le quota laitier est exprimé en litres de lait mais chaque lait est plus ou moins riche en matières grasses, comptabilisées en grammes par litre, et le droit à produire est exprimé en litre équivalent matières grasses. 0,1 gramme d'écart de matières grasses par rapport à sa référence initiale fait varier le volume total de 2,5 %, ce qui est important pour les pays pénalisés par des superprélèvements appliqués en cas de dépassement de quota.

* 16 Un compromis a été trouvé : les pénalités seront appliquées, l'État paiera en une fois, mais le paiement de l'éleveur sera étalé.

* 17 M. Michel Barnier fut ministre de l'agriculture dans le gouvernement Fillon (2007-2009), M. Jean Glavany fut ministre de l'agriculture dans le gouvernement Jospin (1998-2002).

* 18 Assemblée nationale, séance du 27 mai 2009.

* 19 Sénat, séance du 25 juin 2009.

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