COMPRENDRE POUR AGIR : CLARIFIER LA NOTION DE RADICALISATION

L'urgence exige d'agir vite. Mais la lutte de longue haleine contre le phénomène de radicalisation ne peut faire l'économie de sa compréhension. D'autant que cette notion cache des mécanismes complexes et divers.

Notion ambiguë utilisée sous la pression des évènements, qui inquiète, la radicalisation est aujourd'hui mieux connue, même si elle reste, selon les mots du professeur Fethi Benslama « une prénotion indispensable (...) que l'on doit placer sous une forte vigilance épistémologique » 1 ( * ) (I).

Il importe d'en exposer les aspects de façon à mieux informer les collectivités territoriales, tant les élus locaux ont montré, dans la consultation nationale organisée par vos rapporteurs, qu'ils ne disposaient pas de toutes les éléments nécessaires pour comprendre ce phénomène (II).

I. LA « RADICALISATION » EST UNE NOTION AMBIGUË NÉE SOUS LA PRESSION DES ÉVÈNEMENTS

A. UNE NOTION RÉCENTE ET AMBIGüE...

1. La radicalisation, notion récente

Lorsqu'elle est frappée par les attentats dont la série meurtrière débute avec les assassinats commis par Mohammed Merah, en mars 2012, la France est comme en état de sidération. Certes, des actions terroristes islamiques avaient déjà été perpétrées sur le sol français depuis les années 2000, après le terrible épisode des années 1995-1996, mais elles avaient été de faible ampleur et peu médiatisées. Le principal groupe terroriste, lié au Groupe islamique armé (GIA) algérien, est par ailleurs neutralisé avec la mort de Khaled Kelkal et l'interpellation de ses principaux complices en 1995. Par ailleurs, les agitations extrémistes d'origine corse ou basque occultent alors largement la persistance de la menace islamiste.

Comme le note David Thomson, journaliste spécialiste du djihadisme, « Les premiers Français sont partis en 2012, puis en 2013, sans qu'il n'y ait aucune mention de cette lame de fond dans les médias. À tel point qu'en France ils n'ont commencé à en parler qu'en 2014, au moment où les autorités réalisaient avec sidération l'ampleur du phénomène, au moment où il était déjà trop tard. Des centaines de Français étaient déjà en Syrie. Je l'explique par le fait que nous, médias, sommes déconnectés d'une certaine réalité sociale française. Mais ce n'est pas qu'un travers journalistique : le monde académique ou du renseignement, même les mosquées, les représentants musulmans eux-mêmes étaient déconnectés de cette réalité et ne l'ont pas vue venir. » 2 ( * ) .

À l'époque, la notion de radicalisation est encore peu utilisée. Ou, si elle l'est, c'est pour viser d'autres groupes que les islamistes ou d'autres pays que la France. Dans la presse quotidienne, le sujet est alors pratiquement absent, sauf pour évoquer des attentats commis aux États-Unis depuis le 11 septembre 2001. Et, dans les revues de référence de la presse académique, on parle surtout de radicalisation du...parti républicain. Certes, quelques écrits évoquent la radicalisation islamiste, mais ils s'intéressent généralement à l'étranger 3 ( * ) . De manière significative, dans son travail de recension des études sur la radicalisation violente présenté en 2011, Xavier Crettiez aborde bien la radicalisation islamique, mais elle est loin d'être centrale, concurrencée qu'elle est alors par les activismes « ethno-nationalistes » 4 ( * ) .

2. Le salafisme, l'arbre qui cache la forêt de la radicalisation ?

Il y a bien quelques exceptions dans la littérature académique 5 ( * ) , mais elles choisissent souvent un angle de vue qui empêche de penser le djihadisme dans toute sa complexité en le détachant de ses motivations intrinsèques. Selon les cas, le rôle de la religion est alors minimisé au profit de variables dites lourdes en sociologie, c'est-à-dire en rapport avec la condition sociale 6 ( * ) , ou les courants les plus fondamentalistes sont présentés comme finalement peu agressifs.

Exemplaire à cet égard est l'analyse de Samir Amghar 7 ( * ) , qui écrit en 2008 : « Même s'il est perçu par les autorités françaises comme une étape favorisant le passage à l'action violente, ce salafisme (saoudien) ne constitue pas un vecteur de radicalisation politique, malgré ses vives critiques à l'égard de l'Occident (...). Ni la violence verbale qui s'exprime à l'encontre de l'Occident ni la conception orthodoxe de l'islam ne doivent être considérées comme le prélude à un engagement dans le jihâd (même si ce fut le cas dans les années 1990). La radicalité religieuse et les imprécations anti-occidentales des militants agissent comme une « soupape de sécurité » qui détourne le militant de l'action directe. » . La même année, ce chercheur, tout en reconnaissant les potentialités violentes du salafisme, semble surtout vouloir démontrer que ce dernier est travaillé par un glissement vers le quiétisme inoffensif 8 ( * ) .

Pourtant, la description du salafisme des uns et des autres ne laisse aucun doute sur la potentielle radicalité politique de ce courant, fut-il quiétiste . Son hostilité virulente à l'égard de la démocratie en est un indice préoccupant : « Il s'oppose à toute forme de participation politique des populations musulmanes au sein des sociétés européennes, au motif qu'elle serait contraire à l'islam. La démocratie est assimilée à une forme d'associationnisme (shirk) qui conduit à l'hérésie, puisque les députés occidentaux légifèrent au nom de valeurs qui ne sont pas celles de la sharî`a. » 9 ( * ) .

Deux notions au coeur du salafisme sont, en particulier, un véritable défi pour les valeurs républicaines et démocratiques. La première dite Al-wala wal al-bara (loyauté et désaveu) enjoint au croyant de réserver sa loyauté au musulman et de rejeter les non-musulmans. La seconde dite du kufr bi taghout exige de rejeter toute forme d'idolâtrie « associatrice ». Dans la logique salafiste la démocratie est un régime taghout dans la mesure où il ne s'appuie pas sur la souveraineté divine.

Par ailleurs, l'extrême volatilité des allégeances et des positionnements idéologico-religieux dans le contexte de la guerre civile en Irak et surtout en Syrie, va bouleverser les savantes typologies qui distinguent djihadistes, salafistes, quiétistes....Cette double guerre provoque des recompositions parfois brutales, selon les forces respectives des acteurs intérieurs ou extérieurs. En tout état de cause, l'essentiel des forces combattantes en Syrie est, dès 2012, de nature salafiste. Certains sont clairement djihadistes même s'ils tentent de cacher leur liens avec l'État islamique voire finissent par s'y opposer, comme le Front Al-Nosra , d'autres sont moins extrémistes et sans lien direct ni avec Al-Qaida ni avec l'État islamique mais n'en restent pas moins clairement à la croisée du djihadisme et du salafisme, comme Ahrar al-Cham et le Front islamique , et appellent à l'instauration d'un État islamique régi par la « sharî`a ». D'autres enfin, pour être étiquetés comme salafistes « quiétistes » n'en constituent pas moins des groupes armés redoutables comme, par exemple, le Front de l'authenticité et du développement 10 ( * ) .

Cependant, la tentation de considérer le salafisme comme une variante au fond inoffensive a pu contribuer à retarder les efforts de vigilance de certaines collectivités sur cette mouvance , qui - nous le verrons - n'est pas sans lien avec la radicalisation. Dans certains cas même, la présence de salafistes a pu rassurer certains élus dans la mesure où ils pouvaient sembler participer du contrôle social de certains quartiers.

3. Une notion ambiguë

Si elle est entrée dans le langage courant, la notion de radicalisation est en fait ambiguë. D'abord, parce qu'elle ne nomme pas, dans sa simplicité, la réalité de la menace, qui est islamiste. Ensuite, parce qu'elle hésite en permanence : s'agira-t-il de s'intéresser à toute forme de radicalisation ? Ou, comme cela transparaît parfois, à la seule radicalisation violente ? La seconde hypothèse est peu pertinente parce que l'expérience montre que le choix de l'action violente est généralement précédé d'une radicalisation où la question des moyens ne se pose pas encore. En d'autres termes, pour qu'il y ait radicalisation violente , il faut qu'il y ait d'abord radicalisation et le passage de l'une à l'autre obéit à des critères que nul ne maîtrise réellement.

Par ailleurs, le champ de compétence des collectivités territoriales ne peut concerner que la partie de la radicalisation qui intervient avant la commission d'actes violents, voire avant que la détermination de commettre ces actes ne soit ancrée chez l'individu concerné. Alors que, en dehors de cette hypothèse, c'est aux services de sécurité et de lutte anti-terroriste d'agir, et non plus aux collectivités.

À l'inverse, si elles veulent jouer leur rôle de prévention, les collectivités ne peuvent se contenter d'aborder la radicalisation violente, mais se doivent d'envisager l'ensemble des radicalisations qui peuvent déboucher sur des actions violentes, les fameux « signaux faibles ».

4. ...née sous la pression des évènements...
a) De la lutte contre les départs vers la Syrie...

Lorsque le Gouvernement lance le premier Plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes, en avril 2014, il le fait dans un contexte d'inquiétude croissante face à la multiplication des départs de Français vers la Syrie. L'objectif central est alors d'enrayer ces départs.

Le contenu du plan s'en ressent. En premier lieu, parce que face à l'urgence, la notion de radicalisation n'est pas développée. Le titre du plan évoque la radicalisation violente, mais le contenu de la circulaire « fondatrice » du 29 avril 2014 est bien plus vague. Quant aux « indicateurs de basculement », dégagés notamment pour permettre aux personnels de la plate-forme téléphonique d'identifier au mieux les situations de radicalisation, ils couvrent un champ bien plus large que la radicalisation violente.

b) ... au combat contre la radicalisation

En 2016, le Gouvernement lance son deuxième plan, le Plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme, qui montre une inflexion forte du dispositif. Sur le fond, les départs vers la Syrie ou l'Irak restent ciblés, mais l'inquiétude se porte désormais sur les risques d'actes terroristes perpétrés sur le territoire national. Par ailleurs, ce n'est plus tant la radicalisation violente qui est au coeur de la démarche gouvernementale mais la totalité du spectre de la radicalisation, comme en témoigne du reste le titre du plan. De manière plus significative encore, l'accent est mis sur l'accompagnement des familles, la « prise en charge individualisée des publics » et la prévention de terrain, primaire et secondaire. C'est dans ce contexte que l'appui des collectivités territoriales est sollicité par le Gouvernement .

5. ...et parfois encore mal maîtrisée par les acteurs locaux

En dépit de nombreuses communications, séances de formation ou de sensibilisation, la notion de radicalisation est encore mal cernée par nombre d'intervenants locaux. Ce sont ainsi 60% des répondants à la consultation nationale des élus locaux organisée par vos rapporteurs qui répondent « non » à la question « Globalement, diriez-vous que vous disposez de tous les éléments d'informations qui vous sont nécessaires pour saisir le phénomène de radicalisation ? ».

Outre les hésitations sur le sujet dans le discours officiel, deux difficultés ont pu gêner les acteurs locaux, difficultés qui tendent néanmoins à s'effacer progressivement : la radicalisation comporte une dimension religieuse difficile à appréhender dans un contexte de laïcité, elle est par ailleurs multifactorielle et ne se laisse pas réduire à des équations simples.

a) Comprendre le fait religieux dans le contexte de la laïcité

Une première difficulté tient à l'appréhension du fait religieux dans un contexte national marqué par la très forte prégnance de la notion de laïcité. Les acteurs de terrain, en particulier, - on peut penser par exemple aux travailleurs sociaux - se sont longuement interrogés sur leur légitimité à intervenir sur ce champ habituellement tenu à distance.

À titre d'exemple, à Sarcelles, les interlocuteurs de la mission représentant les services sociaux du département ont indiqué que la prise en compte de cette dimension, qui avait suscité débats et questionnements internes, n'était finalement que très récente. Même dans le Haut-Rhin, pourtant département d'application du régime concordataire, la question religieuse a été au départ évitée par le programme de prévention lancé par la Cour d'appel de Colmar, qui a préféré se concentrer sur la notion de dérive sectaire.

b) Comprendre le caractère multifactoriel de la radicalisation

Une seconde difficulté tient au caractère multifactoriel de la radicalisation. Or, ce caractère a très souvent été occulté par certains observateurs qui, suivant les sensibilités respectives, avaient parfois tendance à ne se concentrer que sur un seul aspect du processus. Selon les périodes et les présupposés des intéressés, la radicalisation devait avoir une explication sociologique. Pour certains, il s'agissait de la traduction d'un mal-être social en lien avec une insertion socio-économique difficile. D'autres arguaient d'un déséquilibre psychique, souvent corrélé à des violences subies dans l'enfance ou à une absence de figure paternelle, était l'explication centrale. Pour d'autres encore, la religion était centrale....

La réalité est que l'on ne peut comprendre la radicalisation sans un croisement de plusieurs disciplines et sans une approche compréhensive du phénomène, qui doit conduire, en premier lieu, à accepter une part de « mystère » dans le passage à l'acte et, en second lieu, à reconnaître que les différentes explications ne sont pas exclusives les unes des autres, non seulement parce que des individus différents peuvent avoir des motivations distinctes mais aussi parce qu'un même individu peut être porteur de desseins complexes, parfois même peu conscients.


* 1 Fethi Benslama, « Non, la déradicalisation n'est pas un échec ! » , Le Monde , 28 février 2017.

* 2 David Thomson : « L'Europe est condamnée à subir le contre-choc des erreurs qui ont été faites» , entretien avec Charlotte Pudlowski, Slate , 20 décembre 2016.

* 3 Voir, par exemple, « L'islam au-delà des catégories », Cahiers d'études africaines , 2012/2 (n°206-207) ; Thomas Hegghammer, « Combattants saoudiens en Irak : modes de radicalisation et de recrutement », Cultures & Conflits , 64, hiver 2006 ; Aurélie Campana, « Clivages générationnels et dynamiques nationalistes. La radicalisation des mouvements nationalistes tchétchènes et ingouches », Revue internationale de politique comparée 2009/2 (Vol. 16).

* 4 Xavier Crettiez, « High risk activism » : essai sur le processus de radicalisation violente (première partie) », Pôle Sud , 2011/1 (n° 34) », et Pôle Sud , 2/2011 (n° 35), pour la seconde partie.

* 5 Parmi les chercheurs qui, par exception, se sont tôt penchés sur la question de la radicalisation islamique en France, il faut relever Dounia Bouzar. Même si son travail et son insistance sur la notion de « déradicalisation » sont aujourd'hui très contestés, elle sera l'une des premières à publier des articles documentés sur la radicalisation des jeunes musulmans en France, dès 2006-2007.

* 6 Cf. Amel Boubekeur, « L'européanisation de l'islam de crise », Confluences Méditerranée , 2/2006 (N°57), p. 9-23.

* 7 Samir Amghar, « Le salafisme en France : de la révolution islamique à la révolution conservatrice », Critique internationale , 2008/3 (n° 40), p. 95-113.

* 8 « Bien que relevant de logiques et de motivations différentes, une large partie de ces groupements (djihadistes) tirent leur matrice idéologique du salafisme » , Samir Amghar, « La France face au terrorisme islamique : une typologie du salafisme jihadiste », in Bernard Rougier, Qu'est-ce que le salafisme ? Presses Universitaires de France « Proche-Orient », 2008, p. 244.

* 9 Samir Amghar, « Le salafisme en France : de la révolution islamique à la révolution conservatrice », Critique internationale , 2008/3 (n° 40), p. 108.

* 10 Thomas Pierret, « Les salafismes dans l'insurrection syrienne : des réseaux transnationaux à l'épreuve des réalités locales », Outre-Terre , 2015/3 (n° 44), p. 196-215.

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