C. DEUX EXIGENCES JURIDIQUES DÉTERMINANTES : L'INSCRIPTION DES ENFANTS À L'ÉTAT CIVIL ET L'AUGMENTATION DE L'ÂGE LÉGAL DU MARIAGE
1. L'inscription des enfants à l'état civil, un droit fondamental
L'inscription à l'état civil est un droit essentiel de la personne, qui détermine l'accès à nombreux droits fondamentaux . Plus particulièrement, sans inscription à l'état civil, il est impossible de se défendre contre la violation des droits liés à l'âge, comme par exemple l'obligation scolaire ou l'âge minimum du mariage.
De plus, comme l'a souligné notre collègue Claudine Lepage lors de la table ronde du 11 octobre 2018, « si les enfants ne sont pas inscrits à l'état civil, ils n'existent pas ! Et si une fille n'existe pas, il est possible de la marier ou de la vendre ».
Dans la même logique, Michèle Vianès, présidente de l'association Regards de Femmes a rappelé, le 11 octobre 2018, qu'une « personne qui n'est pas déclarée à l'état civil se trouve exposée à toutes les formes de trafic ».
Aux termes de l'article 7 de la Convention internationale des droits de l'enfant de 1989, « l'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux ».
Interrogée par Claudine Lepage sur la non-inscription de certains enfants , et notamment des filles, à l'état civil , Paola Babos, conseillère genre du Bureau régional de l' UNICEF en Afrique centrale et occidentale ( WCARO ), a apporté des éléments d'information sur le travail mené par l' UNICEF en Afrique centrale et occidentale sur cette question : si des progrès significatifs ont été observés dans plusieurs pays, à travers un travail systémique en lien avec les gouvernements, notamment dans le cadre d'un programme porté par l'Union africaine, les avancées restent selon elle trop limitées dans certains États marqués par des contextes de crise .
QUELQUES DONNÉES SUR L'ENREGISTREMENT DES NAISSANCES DANS LE MONDE D'après les chiffres de l' UNICEF , chaque année, environ 51 millions de naissances ne sont pas enregistrées dans les pays en voie de développement. En 2001, l'estimation de l' UNICEF faisait état de 40 millions de naissances non enregistrées chaque année 71 ( * ) . On ne constate donc pas de progrès dans ce domaine. C'est en Asie du Sud que l'on rencontre le plus grand nombre d'enfants non enregistrés à la naissance, avec un total de 23 millions d'enfants en 2006 . L'Afrique subsaharienne a le plus haut pourcentage d'enfants âgés de moins de cinq ans et non enregistrés à leur naissance (66 %). Si l'enregistrement de la naissance est la première reconnaissance juridique de l'existence d'un enfant , il est aussi indispensable à la réalisation de nombreux droits , en particulier l'accès aux soins de santé et à la vaccination, l'inscription à l'école à un âge approprié, la prévention du travail des enfants et la lutte effective contre le mariage des enfants avant l'âge légal . |
Les stratégies mises en oeuvre portent avant tout sur l'enregistrement de l'enfant au moment de l'accouchement , ce qui nécessite un travail conjoint avec les services de santé.
D'autres actions sont à l'étude pour réaliser l'enregistrement des naissances en milieu scolaire . Paola Babos a souligné à cet égard que « l'absence d'inscription à l'état civil représente un obstacle pour que l'enfant poursuive sa scolarité ».
Sébastien Lyon, directeur général d' UNICEF France , a pour sa part évoqué l'action menée avec succès en Côte d'Ivoire . Rappelant que le taux de non-enregistrement des enfants à la naissance atteignait 30 % à l'échelle nationale il y a une dizaine d'années, il a présenté le dialogue engagé entre l' UNICEF et l'État ivoirien sur cette problématique ainsi que les mesures mises en oeuvre, qui ont permis de « réguler massivement la situation des enfants qui n'étaient pas enregistrés ».
Comme l'a fait observer le 11 octobre 2018 Michèle Vianès, présidente de l'association Regards de Femmes , il a été possible en Côte d'Ivoire, pays qui s'est mobilisé sur la question de l'inscription à l'état civil de tous les enfants, de reconnaître en un an 1,2 million d'enfants.
2. Un levier indispensable : faire appliquer l'interdiction effective du mariage avant l'âge de 18 ans
L' UNICEF observe de manière générale que les inégalités entre hommes et femmes au sein du mariage « tendent à s'exacerber lorsque la différence d'âge entre les conjoints est élevée » 72 ( * ) , ce qui concerne évidemment les femmes victimes de mariage précoce.
Une femme mariée trop jeune est donc plus particulièrement exposée à la précarité liée à sa situation matrimoniale de « femme-enfant » , à laquelle s'ajoutent les violences et le viol conjugal qui accompagnent généralement les mariages précoces.
L'un des leviers permettant non seulement de réduire le nombre de ces mariages , qui constituent une négation des droits humains, mais aussi de limiter la proportion de grossesses précoces souvent fatales aux mères comme aux enfants est donc, c'est une évidence, d'agir par la loi civile en définissant un âge minimum pour contracter mariage.
À cet égard, l'évolution récente de la loi jordanienne (code du statut personnel) fixant à 18 ans l'âge du mariage doit être mentionnée, bien que cette réforme législative maintienne la faculté de dérogations pour les plus de seize ans, après six mois de fiançailles 73 ( * ) .
Une étude précitée de l' UNICEF 74 ( * ) souligne que le Sri Lanka, où l'âge minimal du mariage a été fixé à 18 ans par une loi de 1995, aurait réussi à élever à 25 ans l'âge moyen des femmes au mariage. Le rapport de l' UNICEF se réfère à l'adoption de mesures législatives exigeant l'enregistrement de tous les mariages, prévoyant un contrôle rigoureux du consentement des époux, avec le soutien des autorités religieuses, et permettant aux tribunaux de prononcer la nullité des mariages « non consensuels arrangés par les parents ». Des mesures sociales telles que la gratuité de l'enseignement, de l'école primaire à l'université, auraient également contribué à reporter l'âge du mariage pour les jeunes filles.
Mais de tels efforts peuvent rencontrer d' importants obstacles qui traduisent l'extrême difficulté des politiques de lutte contre les mariages précoces .
S'agissant du Sri Lanka, selon d'autres sources 75 ( * ) , « les mariages d'enfants restent [en 2013] la norme culturelle et sont encore célébrés dans quelques régions ». Tout en notant que près de 300 mariages d'enfants avaient été annulés en 2010, cette étude, qui se réfère à des analyses du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), estime que les parents contrevenants falsifient les registres de naissance pour pouvoir marier leurs filles avant 18 ans ou passent outre l'obligation d'enregistrer l'union.
Ainsi, alors que l' UNICEF mentionnait une expérience égyptienne consistant à verser une somme d'argent aux jeunes filles célibataires à 18 ans 76 ( * ) , l'organisation Filles pas épouses estimait, en 2017, que malgré une diminution globale du taux de mariage des enfants en Égypte, 17 % des filles y demeuraient mariées avant l'âge de 18 ans, en lien avec les « idéaux religieux et traditionnels et les coutumes » et avec les « normes communautaires » 77 ( * ) . Si la loi égyptienne fixe à 18 ans l'âge minimum du mariage et interdit l'enregistrement des mariages d'enfants, le site de Filles pas épouses fait état de propositions de loi ayant émergé après 2011 pour autoriser le mariage de fillettes de neuf ans. Il renvoie aussi à des cas d'achats de filles égyptiennes pour des mariages « temporaires » ou « estivaux » , pour la prostitution ou le travail forcé, estimant ces « arrangements [...] souvent facilités par les familles des filles, qui profitent de la transaction » 78 ( * ) . À partir de 2014 toutefois, une Stratégie nationale quinquennale de prévention du mariage des enfants a été lancée en Égypte, avec le concours du Conseil national de la population, afin de réduire de 50 % la prévalence du mariage précoce.
On notera que la France n'a, pour sa part, que très récemment modifié son code civil pour aligner l'âge légal du mariage des femmes sur celui des hommes. Avant l'adoption de la loi n° 2006-399 du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs, que l'on doit à une initiative de notre collègue Roland Courteau 79 ( * ) , l'article 144 du code civil autorisait le mariage des filles à partir de 15 ans, l'âge minimal pour les garçons étant fixé à 18 ans.
Cette réforme tirait les conséquences de différentes alertes.
Dans son avis du 17 décembre 1992 , la Commission nationale consultative des droits de l'homme attirait l'attention sur la pratique des mariages forcés sur notre territoire et considérait qu'il ne s'agissait pas d'un « phénomène marginal ». Elle estimait que les « particularismes culturels et religieux [n'étaient] pas opposables aux principes universels des droits de l'homme ».
En 2004, la Défenseure des enfants, Claire Brisset, exprimait dans un rapport sa préoccupation concernant la différence entre femmes et hommes au regard de l'âge minimum du mariage, estimant qu'il s'agissait non seulement d'une discrimination, mais aussi d'un frein à la lutte contre les mariages forcés et précoces, dont le GAMS 80 ( * ) estimait alors le nombre de victimes potentielles en France à 70 000 fillettes et jeunes filles âgées de 10 à 18 ans, dans une aire géographique constituée par l'Île-de-France et six départements 81 ( * ) .
Dans un autre avis du 23 juin 2005 , la CNCDH préconisait, elle aussi, d'agir sur l'âge minimum du mariage prévu par le code civil pour protéger les jeunes filles, tout en estimant que cette modification législative ne suffirait pas à elle seule à éradiquer le fléau des mariages précoces et forcés. La CNCDH saluait donc la proposition de loi sénatoriale, qui avait alors été adoptée en première lecture et qui devait devenir la loi de 2006 précitée.
Rappelons que l'article premier de cette loi, dû à des amendements présentés en termes identiques à l'initiative de collègues de différents groupes 82 ( * ) , procédait à une nouvelle rédaction de l'article 144 du code civil pour prévoir que « L'homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus » 83 ( * ) .
* 71 UNICEF , Le mariage précoce , Digest Innocenti n. 7, mars 2001.
* 72 UNICEF , Le mariage précoce , Digest Innocenti n. 7, mars 2001.
* 73 Libération , « En Jordanie, le mariage des mineures (presque) interdit, 15 décembre 2018 ; https://www.liberation.fr/planete/2018/12/15/en-jordanie-le-mariage-des-mineures-presque-interdit_1697902
* 74 UNICEF , Le mariage précoce , Digest Innocenti n. 7, mars 2001.
* 75 L'organisation suisse d'aide aux réfugiés ou OSAR. https://www.refworld.org/pdfid/524fdea94.pdf
* 76 UNICEF , Le mariage précoce , Digest Innocenti n. 7, mars 2001. Ce document faisait état d'une somme de 500 livres égyptiennes, soit l'équivalent de 132 dollars américains.
* 77 https://www.fillespasepouses.org/child-marriage/egypt/
* 78 https://www.fillespasepouses.org/child-marriage/egypt/
* 79 Proposition de loi tendant à lutter contre les violences à l'égard des femmes et notamment au sein des couples. http://www.senat.fr/leg/ppl04-062.html
* 80 Groupe Femmes pour l'abolition des mutilations sexuelles.
* 81 Nord, Oise, Seine maritime, Eure, Rhône et Bouches-du-Rhône.
* 82 Joëlle Garriaud-Maylam pour le groupe UMP, Roland Courteau pour le groupe socialiste, Gisèle Gautier pour l'Union centriste-UDF et Josiane Mathon-Poinat pour le groupe Communiste républicain et citoyen.
* 83 La loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe a procédé à une nouvelle rédaction de cet article : « Le mariage ne peut être contracté avant dix-huit ans révolus ».