PREMIÈRE PARTIE
DES CONCESSIONS
« HISTORIQUES » PRIVATISÉES
EN 2006 : UN
CHANGEMENT DE MODÈLE INSUFFISAMMENT PRÉPARÉ
La construction du réseau autoroutier français, du milieu des années 50 jusqu'au milieu des années 2000, a été principalement réalisée par des sociétés concessionnaires publiques, au moins pour ce qui est des autoroutes de liaison, et financée par la perception de péages, selon le principe usager payeur.
Les conditions de la privatisation de ces sociétés dites « historiques », intervenue en 2006, après des restructurations et des réformes destinées à normaliser leur fonctionnement ainsi que des ouvertures partielles de leur capital entre 2002 et 2005, ont fait, et font toujours, l'objet de critiques. Celles-ci portent, pour l'essentiel, sur le moment choisi pour réaliser ces opérations, au regard du degré de maturité des concessions, et sur les valorisations retenues. Surtout, elles questionnent les termes de l'équilibre des relations entre l'État concédant et les sociétés concessionnaires devenues privées, équilibre que le protocole d'accord de 2015, signé dans le cadre de la négociation du plan de relance autoroutier (PRA), a toutefois permis de revoir pour partie.
I. DES AUTOROUTES PRINCIPALEMENT CONSTRUITES DANS LE CADRE DE CONCESSIONS PUBLIQUES
Au début des années 50, la France a pris du retard dans la construction de son réseau autoroutier par rapport aux pays voisins. Celui-ci ne dépasse pas 100 km et ne permet pas de répondre aux besoins résultant de l'explosion de l'automobile.
La première étude portant sur la construction d'une autoroute à l'ouest de Paris remonte à 1921, mais les vingt premiers kilomètres d'autoroute ne furent finalement ouverts qu'en 1946, entre Saint-Cloud et Orgeval. Entretemps, le plan Prost de 1934, qui entendait organiser la desserte du futur aéroport du Bourget, a été abandonné au profit de projets plus ambitieux, qui visaient initialement à relier Paris au nord de la France avant d'être étendus à la desserte de la capitale par l'est et l'ouest. En raison de la guerre, ces projets ont également été abandonnés.
Un nouvel avant-projet d'autoroute du nord de la France est élaboré dès 1945-1946. En septembre 1951, la construction du premier tronçon est déclarée d'utilité publique et une première section de 19 km ouvre en 1954 .
A. UNE CONSTRUCTION EN PLUSIEURS ÉTAPES
La construction du réseau autoroutier a connu plusieurs phases, en fonction des évolutions du contexte économique et des priorités politiques.
1. 1955 : le choix de la concession et du financement par les péages
C'est au cours de la deuxième moitié des années 50 que la construction du réseau autoroutier français est véritablement lancée, avec la mise en place d'un régime de financement appuyé sur la concession et le péage.
En 1955 , une loi 6 ( * ) initiée par Antoine Pinay, alors ministre des travaux publics et des transports, définit un cadre juridique de construction des autoroutes qui prévoit le recours à la concession et autorise l'introduction de péages .
Une concession ne peut alors être attribuée qu'à des personnes publiques (groupements de collectivités locales ou chambres de commerce) ou à des sociétés d'économie mixte (SEM) dans lesquelles les intérêts publics sont majoritaires.
Quant au péage, présenté comme dérogatoire au principe de la gratuité de l'usage des autoroutes énoncé dans la loi, il permet de financer la couverture totale ou partielle « des dépenses de toute nature liées à la construction, à l'exploitation, à l'entretien, à l'aménagement ou à l'extension de l'infrastructure » 7 ( * ) . Dès 1960, un décret 8 ( * ) prévoit que le péage peut également couvrir le remboursement des avances de l'État ainsi que la rémunération et l'amortissement des capitaux investis par le concessionnaire.
En 1961, le réseau à péage compte 50 km. Un demi-siècle plus tard, il dépasse les 9 000 km tandis que seuls 3 000 km d'autoroutes gratuites ont été construites en zone périurbaines ou dans des régions défavorisées.
2. 1960-1995 : une construction plus lente que prévue
En 1960 , le premier plan directeur routier - le plan directeur d'aménagement du réseau routier - prévoit la construction de 3 558 km d'autoroutes dont 1 933 km à réaliser avant 1975. En 1963 , le Premier ministre Georges Pompidou fixe comme priorité la construction d'une autoroute reliant Lille , Paris et Marseille . Mais en 1967, la France n'est encore dotée que de 1 000 km d'autoroutes .
Deux ans plus tard , le réseau autoroutier concédé atteint 1 500 kilomètres . Ce développement rapide a été rendu possible par le recours au péage et à l' adossement 9 ( * ) .
Réseau autoroutier concédé en service (trait plein) et mis en service (pointillé) en 1970
Source : Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema)
La construction d'autoroutes s'inscrit par la suite dans le cadre du schéma directeur des grandes liaisons autoroutières de 1971 . À compter de 1972, le rythme de construction passe à 500 km par an alors que le parc automobile français atteint 15 millions de véhicules et que le transport routier dépasse le transport ferroviaire. Un nouveau schéma directeur prévoit alors la construction de 5 000 km d'autoroutes.
Le choc pétrolier de 1973 réduit le trafic routier et raréfie les financements publics . Le manque de volonté politique, surtout pour la construction du réseau périurbain non concédé, se traduit alors par un fort ralentissement de la construction de nouveaux tronçons jusqu'aux années 90. Entre 1971 et 1980, ce sont toutefois 2 723,8 km d'autoroutes qui sont mis en service par les sociétés d'économie mixe concessionnaires d'autoroutes (SEMCA).
Le Schéma d'aménagement à long terme du réseau national , adopté en 1978 , prévoit la relance de la construction d'autoroutes . Comme ses prédécesseurs, il s'agit d'un document « d'affichage des choix publics » s'appliquant aux liaisons interurbaines. Ses ambitions seront toutefois réduites par rapport au schéma directeur précédent.
Réseau autoroutier concédé en service (trait plein) ou mis en service (pointillé) en1980
Source : Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema)
Trois schémas nationaux se sont ensuite succédés entre 1982 et 1992. Le nouveau schéma directeur routier national adopté en 1986 prévoit la construction de 1 500 km d'autoroutes en 10 ans. En 1990 , le réseau autoroutier concédé n'atteint toutefois que 5 513,8 km, soit seulement 1 782 km de plus que 10 ans plus tôt . Les mises en chantier sont en effet modestes : 76 km en 1983, 115 en 1985 ou 106 en 1986, alors que le neuvième plan (1984-1988) prévoit une progression annuelle de 100 à 160 km.
Le Schéma directeur national de 1992 amplifie l'orientation autoroutière du schéma directeur de 1988. Il distingue trois catégories de liaisons à vocation structurante :
- les autoroutes de liaison, généralement réalisées sous le régime de la concession et donnant lieu à péage ;
- les liaisons assurant la continuité du réseau autoroutier (LACRA), qui peuvent être soit des routes nouvelles soit des voies existantes aménagées, destinées à être intégrées dans la catégorie des autoroutes tout en restant hors péage pour pallier les discontinuités entre tronçons autoroutiers ;
- enfin, les grandes liaisons d'aménagement du territoire (GLAT), qui appartiennent au réseau routier existant, dont la fonction est d'assurer une armature structurante du territoire et qui doivent être considérées à ce titre comme prioritaires dans l'allocation des crédits budgétaires.
Réseau autoroutier concédé en service (trait plein) ou mis en service (pointillé) en 1993
Source : Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema)
1. Après 1995 : une forte reprise de la construction
Après le changement de majorité en 1993, l'État décide d'accélérer la réalisation du schéma directeur autoroutier. Le comité interministériel d'aménagement du territoire (CIAT) prévoit que celui-ci sera achevé en 10 ans, au lieu des 15 initialement prévus.
La réorganisation des sociétés concessionnaires à partir de 1994 10 ( * ) permet de relancer la construction d'autoroutes dans le cadre des concessions existantes et des contrats de plan , dont un décret de janvier 1995 prévoit la passation 11 ( * ) , alors que la loi Sapin I de 1993 12 ( * ) a fortement limité les possibilités de recours à l'adossement 13 ( * ) .
Au moment du changement de majorité de 1997, 2 450 kilomètres d'autoroutes concédées restent à construire . Or, le modèle autoroutier français est alors contesté sur plusieurs points, en particulier sur le caractère que certains estiment « surdimensionné » du programme d'investissement. L'annulation par le Conseil d'État de la déclaration d'utilité publique de la section de l'autoroute A400 entre Annemasse et Thonon, au motif qu'elle présente « un intérêt limité » et que son coût financier au regard du trafic attendu suffit « à lui seul » à disqualifier le projet, est interprétée comme allant dans ce sens.
Le nouveau gouvernement s'appuie également sur le rapport public de la Cour des comptes de 1992, consacré à la politique routière et autoroutière de la France, qui s'est inquiété de l'équilibre financier d'un système autoroutier « développé en dehors de toute logique économique, financière, juridique et comptable » et qui n'est « pas à même de garantir le développement optimal de l'infrastructure de notre pays ». Ce rapport insiste également sur les conséquences du droit communautaire sur le modèle concessif français.
La réalisation du schéma directeur routier national ne fait toutefois pas l'objet d'une remise en cause globale et le Gouvernement octroie de gré à gré la construction des nouveaux tronçons aux concessionnaires pressentis avant le 31 décembre 1997, date limite prévue dans les engagements pris vis-à-vis de la Commission européenne. Outre les sections bloquées pour des raisons juridiques (A86 et A400) ou financières (A23 entre Rouen et Alençon), plusieurs projets sont toutefois abandonnés, en raison notamment de leur impact négatif sur l'environnement.
Réseau autoroutier concédé en service (trait plein) ou mise en service (pointillé) en 2000
Source : Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema)
Au 31 décembre 2001 , le réseau autoroutier interurbain prévu par le Schéma directeur routier national de 1992 pour répondre aux besoins du trafic à l'horizon 2005, est réalisé à 85,4 %. Sur les 9 103 km d'autoroutes alors en service, 6 693 km sont concédés à des sociétés d'économie mixte (SEMCA) détenues par l'État, soit directement, soit par l'intermédiaire de l'établissement public Autoroutes de France (ADF), et 890 km sont concédés à la société concessionnaire privée Cofiroute. En 2006, au moment de la privatisation des sociétés concessionnaires, le réseau autoroutier concédé couvre 6 891 km.
Le « Paquet vert » de 2008 (1 milliard d'euros de travaux à but environnemental), puis le plan de relance autoroutier de 2015 (3,2 milliards d'euros de travaux d'ici à 2024) suivi, en 2017, du Plan d'investissement autoroutier (700 millions d'euros de travaux) ont prévu la réalisation de nouveaux travaux par ces sociétés autoroutières historiques, destinés à compléter et à améliorer le réseau autoroutier concédé 14 ( * ) .
2. Un réseau aujourd'hui mature
Sur 12 500 kilomètres de réseau autoroutier en service, 9 184,3 km (y compris les ouvrages à péage) sont actuellement concédés, soit plus de 75 %. Le reste, soit 3 315,7 km, relève de la compétence directe de l'État. Comme les routes nationales, ces autoroutes sont gérées par les onze directions interdépartementales des routes (DIR).
La plus grande partie du réseau autoroutier concédé est aujourd'hui gérée par les sept sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA) historiques privées (ASF, Escota, APRR, AREA, Sanef, SAPN et Cofiroute) qui se partagent la desserte du territoire national selon une logique encore largement géographique, héritée de l'histoire des concessions autoroutières.
Source : Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM)/société d'études sur les transports, les routes et leurs aménagements (SETRA)
Longueur du réseau aujourd'hui exploité par les 7 SCA historiques
Sociétés d'autoroutes privatisées en 2006 |
|
ASF-Escota (Vinci) |
|
dont ASF |
2 724 km +5,5 km (tunnel de Puymorens) |
dont Escota |
471 km |
APRR-AREA (Eiffage) |
|
APRR |
1 874,9 km +11 km (tunnel Maurice-Lemaire) |
AREA |
409,4 km |
Sanef-SAPN (Abertis) |
|
Sanef |
1 396,3 km |
SAPN |
372,4 km |
Société d'autoroute privée « historique » |
|
Cofiroute (Vinci) |
1 100 km +11 km (duplex A86) |
Source : Association des sociétés françaises d'autoroutes (ASFA)
Deux SCA historiques sont toujours majoritairement à capitaux publics. Il s'agit des sociétés « tunnelières » :
- ATBM (Autoroute du tunnel du Mont-Blanc), qui exploite 126,3 km d'autoroute, auxquels s'ajoutent les 11,6 km du tunnel du Mont-Blanc ;
- et SFTRF (Société française du tunnel routier du Fréjus), qui exploite 67,5 km d'autoroute, auxquels s'ajoutent les 12,8 km du tunnel du Fréjus.
Enfin, depuis 2001 , la construction et la gestion de nouvelles sections , dont la longueur est plus réduite (entre 17,8 km et 104 km, dont cinq inférieures à 50 km), ont été concédées à neuf nouvelles sociétés concessionnaires privées . Conformément au droit européen, ces concessions, qui portent sur 590,7 km au total , ont été attribuées à la suite d'appels d'offres.
Les 19 SCA qui interviennent actuellement sur le territoire français sont titulaires de 24 contrats de concession , dont 19 d'autoroutes et 5 d'ouvrages d'art.
Nouvelles concessions
Société concessionnaire |
Autoroute |
Étendue
|
Début de la concession |
Fin de la concession |
Durée de la concession |
CVEM (Viaduc de Millau) |
A75 |
3,7 km |
2001 |
2079 |
78 ans |
Alis |
A65 |
125 km |
2001 |
2067 |
66 ans |
Arcour |
A19 |
101 km |
2005 |
2070 |
65 ans |
Adelac |
A41 Nord |
19,6 km |
2005 |
2060 |
55 ans |
A'liénor |
A65 |
150 km |
2006 |
2066 |
60 ans |
Alicorne |
A88 |
45 km |
2008 |
2063 |
55 ans |
Atlandes |
A63 |
104 km |
2011 |
2051 |
40 ans |
Albéa |
A150 |
17,8 km |
2011 |
2066 |
55 ans |
Arcos* |
A355 |
24 km |
2016 |
2070 |
56 ans |
*en cours de construction
Source : Autorité de régulation des transports (ART)
L'actionnariat de ces nouvelles sociétés concessionnaires est diversifié . On y trouve des entreprises de travaux publics et des fonds d'investissement, y compris étrangers. Les groupes concessionnaires historiques ont également investi dans les nouvelles concessions . Vinci détient ainsi l'intégralité de la société Arcour, tandis qu'Eiffage et ses filiales sont actionnaires à 75% d'Adelac et se partagent Alienor avec Sanef.
Cas particulier, l'actionnaire majoritaire de la société Alicorne (Autoroute de liaison Calvados-Orne, gérant l'A88) est CdC Infrastructure, filiale à 100 % de la Caisse des dépôts créée en 2010, dont l'objet est d'intervenir directement dans le secteur des infrastructures.
Les sociétés concessionnaires historiques assurent par ailleurs fréquemment l'exploitation de nouvelles autoroutes , y compris lorsqu'elles n'en sont pas actionnaire majoritaire. La Caisse des dépôts exploite quant à elle le réseau de deux concessions, par le biais de sa filiale à 75 %, Routalis.
Actionnariat des sociétés concessionnaires autoroutières récentes
Principaux actionnaires |
Société concessionnaire |
Principaux actionnaires |
Exploitant |
Adelac |
- APRR : 49,9 % - Macquarie Autoroutes de France : 25,1 % - Eiffage : 25 % |
AREA (Eiffage) |
|
SCA historiques |
A'lienor |
- Eiffage : 65,0 % - Sanef : 35,0 % |
Sanef |
Arcour |
- Vinci Autoroutes : 100% |
Cofiroute (Vinci Autoroutes) |
|
Albéa |
- Fonds d'investissement : 83,3% - NGE : 16,7 % |
Albéa |
|
Sociétés indépendantes ou à capitaux publics |
Alicorne |
- CDC Infrastructure : 45 % - Entreprises du bâtiment : 30% - Fonds d'investissement : 25% |
Routalis (Caisse des dépôts) |
Alis |
- Fonds d'investissement : 75 % - Sanef et ses filiales : 25 % |
Routalis (Caisse des dépôts) |
|
Atlandes |
- Fonds d'investissement : 82,3 % - NGE : 10,2 % - Egis : 7,5 % |
Atlandes |
Source : Commission d'enquête
Réseaux contrôlés par les groupes Vinci, Eiffage et Abertis
Source : Autorité de régulation des transports, Synthèse des comptes des concessions autoroutières, 2018
* 6 Loi n° 55-435 du 18 avril 1955 portant statut des autoroutes.
* 7 Article 4 de la loi n° 55-435, aujourd'hui codifié à l'article L. 122-4 du code de la voirie routière qui précise qu'« en cas de concession des missions du service public autoroutier, le péage couvre également la rémunération et l'amortissement des capitaux investis par le concessionnaire. »
* 8 Décret n° 60-661 du 4 juillet 1960.
* 9 Voir infra .
* 10 Voir infra .
* 11 Décret n° 95-81 du 24 janvier 1995 relatif aux péages autoroutiers
* 12 Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques - voir infra .
* 13 Voir infra .
* 14 Voir infra .