IV. LA RÉACTIVITÉ, UN ENJEU MAJEUR FACE AU RISQUE DE « SURPRISE STRATÉGIQUE »
Alors que le monde était frappé par la pandémie de covid-19, surprise stratégique majeure, le conflit du Haut-Karabagh est venu nous rappeler que cette notion faisait aussi partie des fondamentaux de la guerre.
A. UNE SURPRISE STRATÉGIQUE
1. Malgré des signes avant-coureurs...
Lors de son audition au Sénat le 8 janvier 2020, six mois avant les premiers affrontements, le co-Président français du groupe de Minsk Stéphane Visconti indiquait à la commission que ce conflit n'était pas à proprement parler un conflit « gelé », puisqu'il faisait périodiquement des victimes, même si l'année qui s'achevait avait été plutôt calme : « Paradoxalement, le bilan en termes de morts et de blessés est le meilleur des 26 dernières années. Jusqu'à hier matin, on comptait neuf morts sur l'ensemble de l'année, contre 30 à 40 auparavant. En avril 2016, lors de l'offensive azerbaïdjanaise, on a officiellement dénombré 180 morts. On pense qu'il y en a eu en réalité beaucoup plus, et ce pour un gain territorial somme toute limité. »
L'ambassadeur faisait part du blocage de la négociation et de l'accroissement des moyens de défense de l'Azerbaïdjan :
« Où en est la négociation ? Elle est aujourd'hui quelque peu paralysée, pour plusieurs raisons, la principale étant que les deux acteurs campent sur des positions qui ont rarement été aussi maximalistes, chacun considérant que le temps joue pour lui et renforce ses cartes.
« L'Azerbaïdjan s'est économiquement beaucoup redressé, a acquis des systèmes d'armement sophistiqués en grand nombre, mène des exercices militaires majeurs, bénéficie de l'appui diplomatique de nombreux pays, y compris au sein de l'Union européenne, parce qu'il promeut le principe de l'intégrité territoriale, principe évidemment fondamental dans les relations internationales » 37 ( * ) .
Le conflit de l'automne 2020 n'était donc pas totalement imprévisible. A posteriori , de nombreux signes avant-coureurs peuvent être identifiés. Cette guerre est, en effet, le résultat d'un effort patient et soutenu de l'Azerbaïdjan pour renverser le rapport de force en sa faveur.
La victoire azerbaïdjanaise est le fruit d'une stratégie de renforcement des moyens, menée pendant au moins quatre ans 38 ( * ) . Les Azerbaïdjanais ont consacré l'équivalent de 20 Mds€ de 2009 à 2018 à leur défense, avec une augmentation de 60 % entre 2016 et 2020. L'Azerbaïdjan est ainsi devenu le 9 e pays au monde en termes de dépenses militaires rapportées au PIB. En plus d'acquérir de nouveaux équipements, dans le domaine des drones mais aussi dans des domaines beaucoup plus conventionnels, l'Azerbaïdjan a profondément transformé son modèle d'armée, grâce à l'aide de son allié turc. Quant à l'Arménie, 10 e pays en termes d'effort de défense (rapporté au PIB), elle n'investissait que 3 Mds€ sur la même période, faisant reposer sa défense, pour une large part, sur son alliance avec la Russie. L'Azerbaïdjan a progressivement transformé une supériorité économique, acquise grâce aux revenus des hydrocarbures, en supériorité militaire.
L'alliance avec la Turquie a joué un rôle essentiel. En 2016, le directeur général des relations internationales et de la stratégie remarquait : « Bakou entretient une étroite relation de défense avec Ankara, comprenant des échanges de haut niveau, des programmes d'assistance, de la coopération en matière de renseignement, d'entraînement, de médecine militaire et d'industries de défense. Des cadres turcs participent à la formation des officiers azerbaïdjanais. La Turquie encourage également le rapprochement de l'Azerbaïdjan avec l'OTAN et s'efforce de le soutenir depuis l'intérieur de l'organisation. » 39 ( * ) .
2. ... un conflit mal anticipé
Le premier enseignement de ce conflit, c'est la possibilité d'une surprise stratégique. Ce conflit n'a pas été suffisamment anticipé, ni dans son principe, ni dans ses modalités. L'Arménie a probablement mal jugé la situation. Un certain aveuglement a prévalu.
Il semble que l'enlisement des négociations ait, tout au plus, laissé présager un statu quo , plutôt favorable à l'Arménie. L'accroissement des moyens de l'Azerbaïdjan pouvait être perçu comme rééquilibrant les forces en présence, plutôt que comme un facteur de basculement, au regard de la victoire nette des forces arméniennes au cours du précédent conflit. La notion de conflit « gelé » a donné l'illusion d'une pérennisation possible de la situation, alors même que ce conflit n'avait jamais été réellement gelé.
L'impact du renforcement des liens entre l'Azerbaïdjan et la Turquie a été mal évalué, de même que les conséquences de la détérioration des liens entre l'Arménie et la Russie. La possibilité d'une importation, dans la région du Caucase, de certaines caractéristiques de conflits récents (Syrie, Libye), n'a pas été perçue.
Or, à l'évidence, une meilleure anticipation aurait permis d'être plus vigilant, d'agir préventivement auprès des parties et de leurs alliés, et de se préparer à réagir de façon coordonnée avec nos partenaires.
* 37 Audition de S.E. M. Stéphane Visconti, ambassadeur, coprésident français du groupe de Minsk, sur le Haut-Karabagh (8 janvier 2020).
* 38 Michel Goya : « La guerre du Haut-Karabagh (2020), Enseignements opérationnels ».
* 39 Audition de M. Philippe Errera, directeur général des relations internationales et de la stratégie au ministère de la défense, Assemblée nationale, 9 novembre 2016.