EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 7 juillet 2021, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de M. Olivier Cigolotti et Mme Marie-Arlette Carlotti sur le retour d'expérience du conflit du Haut-Karabagh.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur . - Alors que les conflits interétatiques paraissaient presque obsolètes, le conflit du Haut-Karabagh est venu rappeler la possibilité d'un conflit territorial symétrique, classique dans son essence, sinon dans ses modalités. Cette guerre a été une « surprise stratégique » dont il convient de tirer les enseignements tant sur le plan géopolitique que sur le plan militaire.

Avec Marie-Arlette Carlotti, et nos collègues Gilbert Bouchet, Bernard Fournier et Joël Guerriau, nous avons auditionné des représentants de l'ensemble des parties prenantes, nos ambassadeurs en Arménie, en Azerbaïdjan et au sein du Groupe de Minsk, ainsi que de nombreux experts. Nous avons été frappés par la divergence des « narratifs » arménien et azerbaïdjanais, chaque partie ayant sa propre lecture de l'histoire. Le passé a créé des rancoeurs inimaginables. Nous prenons acte de ces divergences sans prétendre en démêler tous les tenants et aboutissants. L'essentiel est, selon nous, de se projeter vers l'avenir.

Nous avons tiré, de ce conflit du Haut-Karabagh, dix enseignements : Marie-Arlette Carlotti présentera d'abord cinq enseignements d'ordre géopolitique ; puis j'évoquerai cinq enseignements d'ordre militaire, car ce conflit hors normes pourrait bien, dans ses modalités, en annoncer d'autres.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure . - L'histoire du Caucase du sud a été très marquée par la domination des puissances voisines, perse, russe et ottomane. Cette région demeure aujourd'hui une région sous influences.

Le premier enseignement de ce conflit, c'est la responsabilité manifeste de l'Azerbaïdjan et de la Turquie. Les négociations engagées depuis près de 30 ans s'enlisaient. La coprésidence du Groupe de Minsk - France, Etats-Unis, Russie - a proposé plusieurs plans de paix. Mais les parties n'ont jamais vraiment semblé prêtes à un compromis, les Arméniens ayant l'espoir de maintenir le statu quo sur les frontières de 1994, et les Azéris occupant ce temps à préparer la riposte, ce qui a été fait méticuleusement et avec le soutien de la Turquie.

Le déséquilibre économique entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan s'est vite traduit par un déséquilibre de leurs capacités militaires. Les deux pays investissent environ 5 % de leur PIB dans la défense, certes, mais pour l'Azerbaïdjan cela représentait 2,2 milliards de dollars en 2020, tandis que pour l'Arménie cela représentait 630 millions de dollars. L'Azerbaïdjan a profondément transformé son armée, avec l'aide de la Turquie qui a déployé 1500 à 2000 mercenaires syriens en appui - et qui sont peut-être encore aujourd'hui dispersés sur le territoire, ce qui pourrait être extrêmement dangereux.

La Turquie a joué un rôle déterminant dans le renversement du rapport de force et le déclenchement de la guerre. Chacune des interventions militaires turques récentes a répondu à une logique propre : problématique kurde, rivalités en Méditerranée orientale... Il en a été de même dans ce conflit. Soutenir l'Azerbaïdjan allait permettre à la Turquie d'étendre son influence politique et sa présence économique dans le Caucase, région clef où la Russie et l'Iran ont aussi des aspirations.

Face à cette situation, il est regrettable que le gouvernement français ait, du moins initialement, cru devoir adopter une position de neutralité. L'impartialité de la France en tant que co-présidente du Groupe de Minsk pouvait s'expliquer dans le cadre des négociations, pas en cas d'agression ni de recours aux armes. Ce fut une erreur de la part du gouvernement français.

La question du Haut-Karabagh doit figurer à l'agenda de nos relations diplomatiques, particulièrement dans nos relations avec la Turquie, dans toutes les enceintes pertinentes : relations bilatérales, dialogue UE-Turquie et OTAN.

Le deuxième enseignement c'est que ce conflit n'est peut-être pas terminé : l'instabilité demeure.

La déclaration tripartite du 9 novembre 2020 a permis de stopper l'avancée azérie. Environ un tiers du territoire du Haut-Karabagh est désormais sous le contrôle de l'Azerbaïdjan, de même que les sept districts conquis par les Arméniens pendant la première guerre. En Arménie, la guerre a créé un profond traumatisme, une inquiétude existentielle, l'hémorragie de toute une génération. Ceux qui ont survécu souhaitent bien souvent émigrer, notamment vers la Russie.

La pression s'est progressivement déplacée du Haut-Karabagh vers le territoire arménien lui-même, avec des incursions aux frontières et une impatience manifeste de la part de l'Azerbaïdjan à ouvrir des axes de communication et des couloirs sur le territoire arménien.

Aujourd'hui, tout est possible. Compte-tenu de certains discours aux accents nationalistes et belliqueux des dirigeants turcs et azéris, on peut légitimement craindre que l'Azerbaïdjan ne soit tenté de pousser plus loin son avantage. Dans ce contexte, le soutien de la France à l'Arménie est essentiel.

La sécurité des territoires demeurant sous administration du Haut-Karabagh repose entièrement sur les forces russes, soit 2000 soldats en théorie et probablement davantage en réalité. Les forces russes, qui avaient quitté l'Azerbaïdjan en 2012 sont désormais de nouveau présentes dans les trois pays du Caucase du Sud.

La Russie a donc les clefs en main. Elle a établi une sorte de protectorat sur le Haut-Karabagh et une relation de dépendance avec l'Arménie. La Russie a plus à gagner à discuter avec l'Azerbaïdjan où son influence a reculé au cours des dernières années qu'avec l'Arménie qui n'a plus grand-chose à faire peser dans la balance. C'est pourquoi la France doit la soutenir.

La France a laissé pendant longtemps le leadership russe s'exercer dans cette région. Elle doit désormais entreprendre un dialogue renforcé avec la Russie pour l'inciter à jouer un rôle constructif.

Le troisième enseignement du conflit, c'est la nécessité de reconstruire le processus multilatéral.

La Russie privilégie le cadre trilatéral qui lui permet d'être la seule médiatrice entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et laisse une part résiduelle au Groupe de Minsk. Or, les nombreuses questions qui restent en suspens entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan redonnent une certaine utilité au Groupe de Minsk, moyennant une extension de son mandat et un accroissement de ses moyens.

La question des prisonniers est prioritaire pour l'Arménie ; celle des mines antipersonnel est prioritaire pour l'Azerbaïdjan. Il s'agit de « donnant-donnant », comme l'a montré récemment la libération de prisonniers contre la remise de cartes des mines par la partie arménienne, chacun gardant une monnaie d'échange, ce qui explique que cette question évolue lentement.

Il faudrait par ailleurs inciter les deux pays à signer la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines anti-personnel.

S'agissant de la frontière, sa délimitation et sa démarcation ne sauraient être réglées par le fait accompli. Une négociation est là aussi nécessaire. La création de zones tampons et le déploiement d'observateurs de l'OSCE, au moins sur les 400 kilomètres de frontières contestée, permettraient de rétablir une certaine confiance.

La question du statut du Haut-Karabagh doit rester posée au niveau international. C'est le sens de la résolution du Sénat du 25 novembre dernier.

Enfin, l'élection d'un nouveau président américain a créé un contexte favorable pour donner de l'oxygène à la négociation. Désormais, la France et les États-Unis devraient travailler main dans la main pour promouvoir, dans la région, des États forts et démocratiques. La Russie et la Turquie n'agiront pas dans ce sens, préférant probablement des États faibles et peu démocratiques.

La relance du Groupe de Minsk serait facilitée par un renouvellement du mandat des co-présidents et par un renforcement de leurs moyens. Ces moyens sont très réduits au regard de ceux d'une mission de l'OSCE : 1300 personnes sont par exemple engagées au sein de la Mission spéciale d'observation en Ukraine. Le Groupe de Minsk, avec 3 ambassadeurs et 1 représentant de l'OSCE ne dispose pas, par exemple, d'observateurs sur place pour élaborer sa propre évaluation de la situation. De plus, le mandat actuel des co-présidents comporte l'éventualité d'un déploiement d'une force de maintien de la paix. Il conviendrait d'examiner à nouveau cette possibilité.

Le quatrième enseignement de ce conflit est relatif au patrimoine culturel de cette région du Caucase du Sud, berceau de l'humanité, qui abrite un patrimoine religieux chrétien au coeur de l'identité arménienne.

Les Azéris développent une théorie, non reconnue par la communauté scientifique internationale, d'après laquelle une partie du patrimoine arménien serait un patrimoine albanais du Caucase, antérieur à l'arrivée des Arméniens.

Le conflit récent suscite de fortes inquiétudes : 1500 monuments arméniens sont passés sous le contrôle de l'Azerbaïdjan. On peut espérer la conservation des monuments les plus connus, surveillés par satellites, dont la destruction susciterait la réprobation de la communauté internationale. Mais le risque de destruction ou de dénaturation est plus fort sur le petit patrimoine, les stèles, les pierres-croix, les cimetières...

Une mission d'inventaire préliminaire a été proposée par l'UNESCO. L'Azerbaïdjan en a accepté le principe pour trois régions. La balle semble désormais dans le camp de l'Arménie. Or, cette mission, même imparfaite et limitée, est une nécessité pour enclencher un processus impliquant davantage l'UNESCO dans la protection du patrimoine de la région.

Par ailleurs, la communauté internationale s'est fortement mobilisée, et la France a été à l'avant-garde par l'intermédiaire de l'Institut National du Patrimoine. Mais désormais, il faut avancer. Pour cela, il serait utile de créer un groupe de contact impliquant des experts internationaux susceptibles de servir d'intermédiaires, afin qu'un dialogue puisse s'instaurer entre les parties.

Enfin, le cinquième et dernier enseignement est d'ordre économique et culturel. Si nous avons des marges de progrès, c'est bien dans le domaine économique, tant pour l'UE que pour la France. En 2019, les échanges commerciaux de l'UE avec l'Azerbaïdjan étaient dix fois plus élevés que ses échanges commerciaux avec l'Arménie. L'ouverture récente du corridor gazier sud-européen renforcera encore les liens économiques avec l'Azerbaïdjan, bien placé, par ailleurs, dans le projet chinois des « Routes de la soie », alors que l'Arménie demeure marginalisée.

Les relations bilatérales de la France avec ces deux pays sont également très déséquilibrées en faveur de l'Azerbaïdjan. Les relations économiques de la France avec l'Arménie ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être.

La France a, par ailleurs, livré à l'Azerbaïdjan, depuis 2011, 148 millions d'euros de matériels soumis à autorisation préalable d'exportation : un satellite, alors qu'aucun matériel de ce type n'a été livré à l'Arménie sur cette période.

En fait : c'est l'humanitaire et le mémoriel pour l'Arménie, et le business pour l'Azerbaïdjan.

La diaspora pourrait jouer un rôle. Mais quel est le projet français porté par la diaspora arménienne ? Orange a rapidement quitté l'Arménie à cause de la corruption, Carrefour a mis sept ans à s'installer. L'Union Européenne et la France doivent participer au désenclavement économique de l'Arménie.

Dans le domaine culturel, nous demandons que le Fonds pour les écoles chrétiennes francophones d'Orient soit renforcé et mis à contribution pour aider les écoles francophones du Caucase du sud.

Cette affaire du Haut-Karabagh est très grave. Demain, quel sera le prochain théâtre ? Pourquoi Erdogan et Poutine s'arrêteraient-ils alors qu'il n'y a aucun répondant du côté occidental ?

Ce qui manque à la France et à l'Union Européenne, c'est une vision stratégique. C'est d'autant plus regrettable que lorsque l'on demande aux Arméniens : « quel est le meilleur ami de l'Arménie ? », ils répondent « la France ».

M. Olivier Cigolotti, rapporteur . - Le sixième enseignement de ce conflit est relatif à la place nouvelle des drones comme acteurs incontournables de la troisième dimension.

Dans cette guerre, les drones ont rempli les fonctions complètes, classiques, de l'arme aérienne - renseignement, coordination, appui-feu, frappes - à un coût bien moindre.

Ce conflit a contribué, avec d'autres, à l'émergence d'une nouvelle doctrine d'emploi des drones. Ceux-ci sont en effet, progressivement, intégrés à de vastes dispositifs offensifs, en coordination avec l'artillerie et l'usage de munitions télé-opérées dites « maraudeuses ». Ainsi, le conflit du Haut-Karabagh est symptomatique d'une étape intermédiaire entre la « dronisation des forces », qui s'est imposée depuis 30 ans, et le « combat collaboratif en essaim », qui pourrait devenir une réalité dans 30 ans.

Je ne m'attarderai pas sur ce sujet, également développé dans l'excellent rapport de nos collègues sur les drones, mais la France continue d'avoir un emploi « stratégique » de ses drones MALE Reaper armés, pour des opérations de haute valeur ajoutée. Certes, une partie de notre retard devrait être rattrapée, avec l'arrivée dans les forces du système de drones tactiques et des acquisitions dans le domaine des drones de contact. Nos forces devraient être équipées de plus de 1000 drones d'ici trois ans. Mais il reste à tirer tous les enseignements des conflits récents, s'agissant des drones et munitions télé-opérées d'emploi « tactique », au profit des unités de première ligne, et de l'usage de matériel moins coûteux, pouvant être considéré comme « consommable » sur de courtes périodes.

Le septième enseignement porte sur l'importance des défenses sol-air et de la lutte anti-drones.

Les défenses sol-air arméniennes, pourtant denses, ont été dépassées par l'offensive azerbaidjanaise. La mauvaise prise en compte de la menace « drones » dans la définition des capacités a eu des conséquences dévastatrices. La France n'est certes pas dans la situation de l'Arménie. Mais force est de constater que les défenses sol-air ont été négligées, de façon d'ailleurs logique, en raison des contraintes budgétaires, dans le contexte post-guerre froide, alors que nos OPEX se font en situation de supériorité aérienne.

Il faut désormais anticiper des situations dans lesquelles nos forces seraient la cible d'actions impliquant l'emploi de drones et de munitions télé-opérées. La combinaison des drones, en nombre important, et de moyens plus classiques pose de nombreux défis en termes de détection, de neutralisation et de coordination de la défense. Les défenses sol-air, incluant la défense de proximité des unités terrestres, constitueront un enjeu majeur de la prochaine LPM.

Huitième enseignement : ce conflit est un exemple de ce que peut être la « haute intensité ».

Cette guerre a vu le retour de la manoeuvre, avec une armée de l'Azerbaïdjan à l'offensive, mettant en oeuvre toute la gamme de matériels à sa disposition. Ce type de dispositif nécessite un système de commandement et de coordination qui doit parfaitement fonctionner. La fonction logistique y est essentielle. La guerre de haute intensité est une guerre de stocks, une guerre économique, très consommatrice en équipements et en munitions. Elle implique un risque de pertes humaines plus importantes que celles que la France subit en OPEX : 4000 soldats arméniens tués, c'est un chiffre considérable pour un pays qui compte moins de 40 000 naissances par an - environ 10 % d'une classe d'âge. Les pertes matérielles sont également impressionnantes.

L'armée de terre française a subi au cours des dernières décennies des choix budgétaires, qui ont conduit à délaisser une partie du matériel utile à la haute intensité. Le développement de ce matériel spécifique, et l'accroissement des volumes d'équipements et de munitions, doivent être planifiés au cours des années à venir. L'armée de terre ne dispose plus, par exemple, de moyens de minage anti-chars mécaniques, ni de moyens de déminage lourds. Le système de déminage actuel est fondé sur un engin blindé du génie qui a près de 40 ans d'âge.

L'Azerbaïdjan a fait usage de lance-roquettes multiples et de missiles balistiques. Pour le même usage, la France dispose du lance-roquettes unitaire (LRU) qui répond toutefois davantage à une logique de précision que de saturation. Par ailleurs, les drones « consommables » tendent à devenir des équipements incontournables.

De façon générale, l'arbitrage entre masse/rusticité et technologie, voire haute-technologie, doit être repensé en profondeur. Ce sera l'un des enjeux du programme Titan de renouvellement du segment lourd de l'armée de terre et, en particulier, des programmes menés en coopération avec l'Allemagne (MGCS).

Le 9 e enseignement que nous tirons de ce conflit porte sur l'importance de la réactivité, face au risque de surprise stratégique.

Les hypothèses d'engagement majeur doivent prendre en compte la possibilité d'un préavis très court et donc d'une montée en puissance très rapide.

Comme la Revue stratégique de 2017 et son Actualisation de 2021 l'ont bien souligné, la fonction « connaissance et anticipation » est essentielle. Son renforcement doit se poursuivre, notamment dans le domaine de l'analyse du renseignement.

Afin de réduire les effets d'inertie des programmes et opérations d'armement, il faut renforcer leur capacité à intégrer rapidement des modifications de l'environnement stratégique ou technologique. Ceci vaut tant pour la conduite des programmes nationaux que pour celle des programmes internationaux dont la gouvernance est particulièrement complexe.

Enfin, le 10 e et dernier enseignement de cette guerre du Haut-Karabagh porte sur les partenariats militaires et la complexification des conflits.

À l'heure où la France cherche à contribuer à la montée en puissance des armées de pays partenaires, dans le cadre de partenariats militaires opérationnels, le conflit du Haut-Karabagh a donné l'exemple d'un partenariat particulièrement efficace entre l'Azerbaïdjan et la Turquie, dont certains enseignements positifs pourraient probablement être tirés.

Mais ce partenariat entre l'Azerbaïdjan et la Turquie illustre aussi une tendance à la complexification des conflits, qui est un facteur d'aggravation de la violence. La guerre du Haut-Karabagh en a donné deux exemples.

S'agissant tout d'abord du déploiement de mercenaires par la Turquie, il convient de rester pleinement mobilisé sur ce sujet qui monte en puissance, de même que celui des sociétés militaires privées, alors que la France réprime l'activité de mercenaire par la loi du 14 avril 2003. Nous n'avons pas pu déterminer avec précision où se trouvent aujourd'hui ces mercenaires.

S'agissant du commerce des armes, l'embargo de l'OSCE doit être réaffirmé avec force et rendu, dans la mesure du possible, plus effectif et plus contraignant. Cet embargo souple n'a pas empêché l'Azerbaïdjan de s'équiper de matériels de guerre de haute technologie auprès de ses partenaires, notamment turc et israélien, s'agissant en particulier des drones. La présence de composants canadiens sur les drones turcs Bayraktar TB2 a, par ailleurs, été mise en évidence pendant le conflit, démontrant la difficulté à faire respecter ce type d'embargo purement incitatif, non contrôlé et non sanctionné, même verbalement, qui peut être contourné de multiples manières.

Pour conclure, cette guerre dramatique du Haut-Karabagh, qui a duré 44 jours, n'est donc pas une guerre lointaine, anecdotique, encore moins un accident de l'histoire. C'est une guerre qui nous concerne car elle illustre des tendances géopolitiques profondes, et parce qu'elle annonce, dans ses modalités, ce que pourraient être les conflits futurs. La surprise stratégique et l'avance technologique ont toujours été des facteurs de supériorité décisifs dans la guerre. Un conflit « classique » dans son essence peut donc s'accompagner d'éléments novateurs : c'est le cas de celui du Haut-Karabagh.

M. Christian Cambon, président . - Merci pour ces observations et recommandations tout à fait intéressantes. La situation en Arménie est préoccupante, pour ne pas dire dramatique, comme nous l'avons constaté avec le Président Gérard Larcher lors de notre déplacement dans ce pays. J'approuve ce qui a été dit sur l'ambiguïté de la position de la France. Il nous faudra interroger à nouveau le Ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur ce point.

La situation politique en Arménie s'est clarifiée avec la réélection du Premier Ministre Nikol Pachinian. Mais l'Azerbaïdjan rêve de relier la mer Noire à la mer Caspienne, en établissant un couloir à travers l'Arménie entre les territoires récemment reconquis et l'enclave du Nakhitchevan. Les avancées de l'armée azerbaidjanaise portent atteinte à la souveraineté de l'Arménie. Une relance du Groupe de Minsk est nécessaire, comme le proposent les rapporteurs, alors que la Russie est aujourd'hui seule garante de la sécurité de l'Arménie.

Par ailleurs, lors de ce conflit, des drones armés de petite taille ont fait des dégâts considérables. Les soldats arméniens ont pu être repérés grâce aux ondes de leurs téléphones portables. Les blessures infligées sont effroyables. En matière de drones, la France travaille sur des équipements lourds - l'Eurodrone - mais la tendance est aujourd'hui à la multiplication de drones plus simples, plus petits. C'est une évolution que nos forces armées ont commencé à intégrer.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Merci pour cet excellent rapport. Depuis 2004, je représente le Sénat au sein de la Commission nationale pour l'élimination des mines antipersonnel. Je souhaiterais revenir sur cette question des mines. Le lobbying azerbaïdjanais est considérable, non seulement auprès des parlementaires, mais aussi sur les réseaux sociaux, où le discours anti-arménien est très présent. Avez-vous des informations chiffrées objectives sur ces mines antipersonnel ? Il me semble que nous devrions aussi interroger le Ministre de l'Europe et des affaires étrangères à ce sujet qui est instrumentalisé par l'Azerbaïdjan. Comme l'ont rappelé les rapporteurs, la disproportion des moyens entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan est considérable.

M. Bruno Sido . - L'Arménie n'a pas utilisé ses moyens aériens. Ses forces ont subi les attaques sans réagir. Si l'Arménie avait utilisé ses avions de chasse, cela aurait-il changé les choses ?

M. Mickaël Vallet . - La résolution du Sénat sur la reconnaissance du Haut-Karabagh a-t-elle eu une utilité immédiate, a-t-elle fait bouger les lignes ? Cette résolution a-t-elle influé sur les orientations du gouvernement français, trop attentiste, alors qu'il aurait fallu passer d'une attitude équilibrée à davantage de fermeté, dès lors qu'il y avait agression ?

M. Olivier Cigolotti, rapporteur . - Le sujet des mines antipersonnel est très complexe. Ni l'Arménie ni l'Azerbaïdjan n'ont adhéré à la Convention d'Ottawa. Aux mines posées lors de ce conflit s'ajoutent celles issues du conflit antérieur. On estime que la superficie des zones minées est de l'ordre de 1500 km 2 . C'est un sujet de négociation : des restitutions de prisonniers sont intervenues en échange de l'obtention de cartes des mines sur certaines zones. La question des prisonniers est d'ailleurs elle aussi l'objet d'interprétations divergentes. Pour l'Azerbaïdjan, les seuls prisonniers restants sont des soldats arméniens qui se seraient infiltrés sur le territoire azerbaïdjanais après le cessez-le-feu.

L'aviation a en effet été très peu utilisée dans ce conflit, par crainte des défenses antiaériennes. L'utilisation des drones a été déterminante, mais pas décisive. Ces drones ont permis de saturer les défenses aériennes. L'Arménie n'a pas pu répliquer.

Concernant la résolution du Sénat, elle a été très mal perçue par les autorités azerbaidjanaises. C'est un sujet à double tranchant, car si l'on reconnaît le Haut-Karabagh, comment évolueront les autres conflits dits gelés ? Le Sénat a souhaité réagir, ajouter un élément à la négociation.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteur . - L'Arménie a, elle aussi, posé des mines antipersonnel. 747 victimes ont été recensées avant le conflit récent, souvent des civils. Deux journalistes ont été tués en 2020. Les deux parties se renvoient la responsabilité du minage, aucune des deux n'ayant signé la Convention d'Ottawa. Les Arméniens communiquent les cartes au compte-goutte. Les Azéris utilisent les prisonniers comme monnaie d'échange. La diplomatie azerbaidjanaise a été très active auprès de la communauté internationale et ce travail a payé.

La résolution du Sénat a été très importante pour le peuple arménien, qui s'est senti à nouveau soutenu par la France, alors que le gouvernement français avait été d'une prudence infinie. Cette résolution est sur la table. Je ne suis pas sûre que l'on puisse avancer beaucoup sur la question de la reconnaissance du statut du Haut-Karabagh, mais peut-être peut-on avancer sur d'autres questions. Par exemple, l'ambassadeur de France en Arménie ne peut pas se rendre au Haut-Karabagh. Le représentant de l'Artsakh à Paris n'a pas de statut officiel. Peut-être peut-on avancer sur des questions de ce type.

M. Christian Cambon, président . - Cette résolution était un acte politique nécessaire. Sa portée a été d'autant plus grande qu'elle a fait l'objet d'une quasi-unanimité du Sénat. Elle a eu un écho important sur place. Mais ce genre de conflit se prête rarement à une interprétation manichéenne. Les territoires restitués avaient été conquis par les Arméniens en 1994. L'histoire et la géographie sont d'une complexité extrême.

Que peut faire la France ? Nous souhaitons qu'elle réactive autant que possible le Groupe de Minsk. Les Azerbaidjanais communiquent dans le sens d'un apaisement, sur la reconnaissance du rôle de l'UNESCO par exemple. Ils estiment avoir libéré tous les prisonniers de guerre et ne détenir que des prisonniers capturés lors d'une incursion postérieure au cessez-le-feu. Il nous est très difficile de trancher face à ces interprétations divergentes. Nous resterons vigilants et nous réinterrogerons le Ministre à ce sujet. L'Azerbaïdjan est, certes, un partenaire économique important. Mais nos relations économiques et culturelles avec l'Arménie doivent être renforcées. L'Agence française de développement est, par exemple, très insuffisamment impliquée dans ce pays.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur . - On parle souvent d'échec du Groupe de Minsk. Mais celui-ci manque cruellement de moyens. Et surtout, il n'y a jamais vraiment eu de volonté de négocier de la part des deux parties.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteur . - La France doit avoir une vraie stratégie dans cette région. Elle est attendue. Notre communauté arménienne doit poursuivre son action dans le domaine mémoriel, mais aussi investir en Arménie et contribuer à l'indépendance économique de ce pays.

La publication du rapport est approuvée.

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