Intervention de Salomé Berlioux,
fondatrice de l'association Chemins d'avenirs

Veuillez m'excuser, j'avais pourtant testé la connexion en amont. Je vais essayer d'être encore plus rapide que prévu pour ne pas vous imposer un son approximatif. De toute façon, vous avez déjà couvert de nombreux points en introduction. Les différentes prises de parole étaient passionnantes, et abondent très largement dans le sens des travaux que je mène depuis 2016, tant sur le terrain, via l'association Chemins d'avenirs, qu'en matière de recherche, à travers différents livres. Je citerai notamment Les invisibles de la République, qui met en lumière la vie et les défis des jeunes dans la ruralité et les petites communes de France.

J'ai également eu l'opportunité de rendre un certain nombre de rapports au précédent ministre de l'éducation nationale. Certaines de leurs recommandations destinées aux jeunes des zones rurales et des petites villes font aujourd'hui l'objet d'expérimentation de politiques publiques.

Vous l'avez dit en introduction, on a parfois tendance à penser que les jeunes des zones rurales et des petites villes sont une poignée de filles et de fils d'agriculteurs. Vous qui connaissez intimement ces territoires, vous savez que c'est loin d'être le cas. 23 % des moins de 20 ans vivent dans les zones rurales. Si l'on y ajoute les jeunes des petites villes, nous arrivons très vite à 60 % des jeunes Français. Le phénomène est donc loin d'être marginal.

Par ailleurs, ces jeunes font face à une série d'obstacles. En 2016, j'ai frappé aux portes des ministères et des entreprises pour essayer d'attirer leur attention sur la diversité territoriale et sur la nécessité d'aller chercher les jeunes de la ruralité pour les mettre en lumière et raconter leurs parcours, pour leur donner accès à des opportunités supplémentaires. Je ne dirais pas que l'on m'a ri au nez, mais les lignes bougeaient peu à l'époque. C'est un peu plus le cas aujourd'hui. Nous voyons tout de même qu'il reste beaucoup de travail.

Vous le disiez, les jeunes des zones rurales sont touchées par un triple déterminisme. Nous devons tout de même nuancer ce constat. La réalité pour ces jeunes filles est évidemment très différente selon leur famille, la situation socioprofessionnelle de leurs parents, et même selon leur territoire.

En effet, il existe plusieurs types de ruralité et donc plusieurs situations très nuancées, très différentes, pour les jeunes femmes et les jeunes filles concernées. Parfois, pour trouver des solutions à la hauteur d'un problème général, il faut accepter de généraliser un peu et de prendre une situation dans son ensemble. Pour cette raison, je me permets d'affirmer que, globalement, les jeunes filles des zones rurales comme celles des petites communes ne sont pas dans la même situation de départ face à l'avenir que les jeunes filles qui grandissent dans le coeur de Lyon, de Paris ou de Bordeaux.

Nous avons évoqué un triple déterminisme. Je reviens très brièvement sur cette affirmation.

Aujourd'hui, environ 80 % des classes populaires vivent en dehors des grandes métropoles et de leurs banlieues. On connaît les fragilités économiques et sociales de certains territoires ruraux. Chez Chemins d'avenirs, nous accompagnons par exemple très largement des jeunes boursiers et boursières dans ces territoires. Nous savons - et j'enfonce des portes ouvertes - à quel point la situation économique et sociale des familles pèse sur les choix - notamment des jeunes filles - au moment des choix d'orientation géographique.

Dire qu'il existe un déterminisme géographique n'est évidemment absolument pas faire injure à la ruralité. J'en profite pour préciser que j'ai moi-même grandi dans un territoire très rural, dans l'Allier. Je suis restée entre l'Allier et la Nièvre jusqu'à mes 18 ans. Mes parents y vivent toujours. Je suis très attachée à ces territoires. C'est pour permettre aux jeunes filles qui y vivent d'en être pleinement actrices, et d'être actrices de leur vie, que nous cherchons avec l'association à leur offrir des solutions permettant de surmonter ce triple déterminisme.

Lorsqu'on parle de déterminisme géographique, pensons au nombre de jeunes filles qu'on a entendu dire « ce n'est pas fait pour moi, parce que je viens de la campagne », de la même manière d'ailleurs que certaines affirment « ce n'est pas fait pour moi, parce que je viens de banlieue ». Cette affirmation a quelque chose d'insupportable à notre époque. Elle est encore bien trop prégnante dans le parcours de ces jeunes femmes.

Il existe également un déterminisme de genre. Il est important de le rappeler. Nous savons qu'une jeune femme peine déjà à s'imaginer travailler dans la tech, être professeur de médecine, ingénieure ou pilote de chasse quand elle grandit au coeur de Paris ou de Lyon, du fait d'une autocensure liée à son genre. Imaginez alors ce qu'il en est pour une jeune fille qui grandit à La Côte-Saint-André, à Bourbon-l'Archambault, à Mirecourt, dans des territoires de montagne ou très éloignés des grandes métropoles.

Mon intervention doit être relativement courte. Aussi, je ne pourrais pas développer tous les aspects du constat autour duquel l'équipe de Chemins d'avenirs travaille depuis sept ans désormais. L'association a lancé hier la septième promotion de jeunes. 5 000 d'entre eux ont été accompagnés individuellement dans la construction de leur parcours académique, professionnel et citoyen depuis 2016. Sept bénéficiaires sur dix sont des filles. Cette proportion n'est pas neutre, parce que nous les invitons à nous rejoindre sur le critère de la motivation. Ainsi, ce constat prouve que la motivation des jeunes filles dans ces territoires est grande. Cela peut donner des situations d'autant plus cruelles - et je pèse mes mots - lorsque des jeunes filles sont motivées, mais ne parviennent pas à réaliser pleinement leur potentiel.

Je n'entrerai pas dans tous les détails de tous ces constats, de la même manière que je n'entrerai pas dans les détails des différentes recommandations, y compris parce que j'en ai entendu certaines tout à l'heure. Elles me paraissaient particulièrement pertinentes. Elles s'inspiraient, je le sais, très largement de nos travaux. Je vous en remercie.

Je concentrerai donc mon propos autour de deux idées : d'une part, l'accumulation d'obstacles auxquels font face les jeunes filles des zones rurales et, d'autre part, la nécessité de développer une approche systémique dans les réponses à apporter à cette situation.

Ces jeunes filles sont confrontées à des chaînes d'obstacles. Chaque défi nourrit l'autre et rend parfois impossible la réalisation de leur potentiel. Je peux ici citer le manque d'informations concernant les filières et les métiers qui existent. J'imagine que vous avez souvent entendu dire « si j'avais su que telle filière ou tel métier existait, évidemment, c'est ce que j'aurais choisi, parce que cela me correspond pleinement, mais je ne le savais pas ». En plus de ce déficit et de ce biais d'information, l'autocensure typiquement féminine est renforcée dans ces territoires. Elles pensent « ce n'est pas fait pour moi parce que je viens de la ruralité, parce que je suis une fille, parce que je suis d'origine modeste ».

Nous avons également réalisé un travail approfondi avec Jérôme Fourquet dans le cadre de recherches avec la Fondation Jean-Jaurès. Nous y soulignions l'absence de rôles modèles d'incarnation, de modèle de réussite.

Par « réussite », je n'entends pas uniquement le fait de fréquenter une grande école, de devenir chef d'entreprise ou de faire de la politique, mais bien de se sentir pleinement épanoui dans sa vie personnelle et professionnelle, en les articulant bien.

Nous manquons de modèles féminins qui se revendiquent comme venant de la ruralité, à même de représenter des parcours de réussite pluriels pour ces jeunes femmes. Si elles existent, elles n'osent pas toujours prendre la parole sur ces thématiques. C'est là que nous observons le retard des territoires dans la prise de conscience de ces défis. En effet, de plus en plus de modèles de réussites - chefs cuisiniers, acteurs, footballeurs - issus des banlieues, de quartiers très difficiles, s'expriment, se disent très attachés à leur territoire, expliquent pourquoi ils en sont partis, mais aussi pourquoi ils y reviennent. C'est plus lent dans la ruralité.

La fracture numérique pèse elle aussi sur ces territoires. Très souvent, on nous dit dans les grandes métropoles qu'Internet permet de se connecter partout en France, de s'orienter. Nous savons pourtant que des défis techniques sont liés à la fracture digitale. S'y ajoutent des difficultés d'usage.

Il ne suffit pas d'avoir Internet pour s'orienter. Il faut être accompagné, et bien accompagné, par sa famille pour pouvoir le faire. On ne dispose pas toujours des codes dans la ruralité.

Ensuite, le manque d'opportunités académiques, culturelles ou professionnelles à proximité immédiate du domicile de ces jeunes occasionne une lourdeur, ne serait-ce que d'un point de vue financier, lorsqu'il faut partir. D'ailleurs, on ne souhaite pas toujours partir, mais il le faut parfois pour se former.

En raison de cette accumulation d'obstacles, si l'information concernant une filière ou un métier parvient à temps à cette jeune fille d'un territoire très rural, mais qu'elle s'autocensure, qu'elle ne se sent pas mobile ou qu'elle n'a pas les moyens psychologiques ou matériels d'aller étudier ailleurs que dans la ville à côté de chez elle, la situation restera très complexe. Le géographe Benoît Coquard indiquait d'ailleurs dans son excellent ouvrage Ceux qui restent que les jeunes filles des zones rurales affichent une belle réussite à l'école, des résultats dans un premier temps supérieurs à la moyenne nationale, bien que cette tendance soit à nuancer à mesure qu'elles avancent dans leur parcours scolaire. En tout cas, par rapport aux garçons du même territoire, elles sortent du lot en termes de résultats scolaires, de motivation, voire de volonté d'aller se former. Pour autant, elles restent très largement déterminées dans leur orientation, notamment professionnelle.

Nous pourrons, si vous le souhaitez, revenir sur cette accumulation d'obstacles. Il faut en prendre la pleine mesure pour déjouer chacun de ces freins qui limitent le parcours de ces jeunes filles.

Ceci m'amène à mon second point. Qui dit « chaîne d'obstacles » dit « chaîne de solutions ».

La situation des jeunes filles des zones rurales et des petites communes de France, à ce jour, nécessite une réaction collective et massive pour inverser une tendance inscrite dans le temps et non prise en compte pendant des décennies.

Nous sommes confrontés à un sujet déplorable à l'échelle individuelle : autant de destins de filles et de femmes qui ne se réalisent pas, autant de filles et de femmes qui auront l'impression de ne pas être allées au bout de leur potentiel. Ce potentiel pourrait viser à reprendre la ferme de leurs parents dans de bonnes conditions, devenir artisan sur leur territoire, avoir envie de faire Science Po ou l'ENS si elles le souhaitent. À l'échelle collective, la situation est catastrophique sur les plans économiques, sociaux et politiques. Or pour être à la hauteur de l'enjeu, je suis convaincue que nous devons nous attaquer à la racine du problème. C'est ce que nous essayons de faire avec Chemins d'avenirs.

Depuis 2016, nous avons accompagné individuellement 5 000 jeunes. Notre objectif quantitatif est d'en avoir accompagné 25 000 en 2025. Entre trois et quatre millions de jeunes de moins de 20 ans grandissent dans les zones rurales. Ainsi, notre action n'est qu'une miette de pain et n'est absolument pas à la hauteur de l'enjeu.

Il est réellement nécessaire de faire bouger la société française sur la thématique des jeunes des zones rurales, et notamment des jeunes filles. Nous devons influer sur les mentalités du pays, provoquer une prise de conscience. Les jeunes, et notamment les jeunes filles de ces territoires, ne sont pas en mesure d'aller aussi loin qu'ils et elles peuvent aller. La diversité territoriale doit être mieux prise en compte. Interrogeons-nous pour savoir si nous entendons beaucoup parler de diversité territoriale. Personnellement, ce n'est jamais le cas. Pourtant, je suis très attentive à ce sujet. En entreprise, on parle un peu plus d'égalité femmes-hommes et de diversité d'origine, mais nous devons forcer pour que les portes s'ouvrent sur la thématique de la diversité territoriale.

Nous avons besoin de dispositifs robustes dédiés à ces jeunes, de politiques publiques et d'entreprise. Les médias doivent s'emparer du sujet. C'était très peu le cas en 2016, mais Chemins d'avenirs est aujourd'hui contacté chaque semaine pour réaliser des articles, reportages ou documentaires sur ces jeunes.

La société civile, très puissante dans ses réponses, doit intégrer cette notion de ruralité et de jeunes filles des zones rurales dans les réponses qu'elle apporte. Le grand public doit participer à ce mouvement.

Si vous avez des questions sur les dispositifs que nous mettons en place chez Chemins d'avenirs, ou sur nos propositions, je vous répondrai volontiers.

C'en est fini de mon intervention. Je souhaitais essentiellement adresser ces messages à une audience qui, je le sais, est particulièrement sensible à ce sujet et agit déjà en sa faveur. Si nous ne prenons pas au sérieux la situation des jeunes filles des zones rurales, elle n'avancera pas. Elle suppose au contraire des réponses qui ne soient pas homéopathiques et une mobilisation de toutes et de tous, en commençant par une prise de conscience collective et en débouchant sur des actions concrètes.

Je vous remercie.

MARIE-PIERRE MONIER

C'est nous qui vous remercions. Vous êtes au plus près du terrain. Nous savons en outre que le tissu associatif en milieu rural est essentiel à notre vie et à notre vivre ensemble. Nous sommes d'accord sur les actions à mettre en place, au regard de vos propos. Il nous reste peu de temps, mais je pense que nous pouvons tenir un petit échange avec la salle.

KRISTINA PLUCHET,
SÉNATRICE DE L'EURE

Je suis sénatrice de l'Eure, un territoire extrêmement rural. 80 % de mes communes comptent moins de 1 000 habitants.

Nos élus sont sur tous les fronts. Ils ne disposent pas de toute l'ingénierie qu'on retrouve dans les grosses communes. Un maire rural a une secrétaire de mairie, s'il a la chance d'en avoir une, car nous sommes confrontés, en France, à une pénurie sur cette profession. Ces maires se chargent de l'administratif, sont médiateurs, mettent la main aux espaces verts, font le ménage de l'église...

Je salue l'engagement de tous ces élus des petites communes rurales françaises, qui représentent plus de la moitié des communes. Ils aimeraient avoir plus facilement accès à des formations renforcées.

J'identifie également un réel sujet sur les secrétaires de mairie, qui n'ont pas de formation spécifique, alors qu'elles ont à intégrer de nombreuses notions en matière d'urbanisme ou de budget. Nous sommes obligées de créer des binômes avec des secrétaires qui partent à la retraite pour assurer un tuilage de six mois. Elles sont noyées dans un millefeuille administratif hors norme.

MARIE-PIERRE MONIER

Merci. En France, plus de la moitié des communes comptent moins de 500 habitants. 72 % en comptent moins de 1 000. Ainsi, la France est très rurale, et cette ruralité tient le territoire.

Par ailleurs, une proposition de loi sénatoriale traitant du sujet des secrétaires de mairie, sera débattue en séance publique le 5 avril prochain.

ALINE PÉLISSIER,
MAIRE D'EYGALIÈRES (BOUCHES-DU-RHÔNE)

Je suis maire d'Eygalières, une petite commune dans les Bouches-du-Rhône. J'ai une super secrétaire de mairie, mais il est vrai que nous, élus, nous battons sur tous les fronts.

J'aimerais évoquer le sujet de l'aide en milieu rural pour les gens en ayant besoin. Dans mon village, douze personnes, uniquement des femmes, travaillent et sont payées au lance-pierre. Elles ont des enfants, et rencontrent les problèmes évoqués plus tôt. Nous avons également un EHPAD privé, coûtant 3 000 euros par mois. Ainsi, des retraités en milieu rural, touchant 1 000 ou 1 100 euros de pension par mois, ne peuvent se le permettre. Il est très compliqué de trouver des services pour les aider.

Je suis aujourd'hui au Sénat pour les femmes. Essayons de nous entraider pour améliorer nos conditions de travail. C'est très important. Le milieu rural est démuni. Nous nous demandons comment faire. Au vu des salaires, il est normal que l'on trouve très peu de professionnels pour apporter cette aide. Il en va pourtant de la vie, et de la vie décente, de notre population.

MARIE-PIERRE MONIER

Un tiers de la population vit en territoire rural.

ISABELLE CLAUDET,
MAIRE DE SAINT-MARTIN-D'ORDON (YONNE)

J'aimerais revenir sur le CDG, le Centre de gestion pour les secrétaires de mairie.

Je suis devenue maire en juin 2020. Ma secrétaire est partie en congé maladie début septembre de la même année. J'ai alors contacté le CDG, lui demandant de me mettre en relation avec le service d'intérim. On m'a répondu que la personne concernée était en vacances et on m'a conseillé de rappeler dix jours plus tard, de regarder autour de moi, en attendant.

J'ai donc regardé autour de moi, et j'ai trouvé quelqu'un que j'ai embauché. Nous n'avons rempli le contrat de travail qu'en fin de journée de travail. Le CDG m'a rappelé quelques jours plus tard pour me reprocher de ne pas avoir fait les choses dans le bon ordre. Il me semblerait opportun que ces services communiquent au moins la procédure à suivre lorsqu'un maire les contacte.

SYLVIE MICELI-HOUDAIS,
MAIRE DE ROGNAC (BOUCHES-DU-RHÔNE)

Je désire revenir sur la notion de compétences. Quand on est une femme, on nous en demande toujours plus. On nous demande toujours une autorité de compétence sur nos dossiers, alors qu'on demande une autorité de statut aux hommes.

En termes de responsabilités civiles et pénales, s'ils n'ont pas un secrétaire de mairie qui les appuie pour les signatures, les confrères craignent de s'engager. Les règles changent régulièrement et les lois s'appliquent rapidement. Les responsabilités que nous portons ont de fortes conséquences lorsqu'elles sont mal appliquées par nos fonctionnaires territoriaux. Il est terrible pour un maire, notamment en zone rurale, de ne pas être bien épaulé.

Enfin, sachez que nous voyons de plus en plus de femmes dans les métiers agricoles, grâce à une modernisation des structures. L'automatisation a permis aux femmes d'être à la tête de sites agricoles. Nous avons abandonné le seul critère de la force physique. Par ailleurs, nous avons statistiquement plus de diplômes que les hommes.

MARIE-PIERRE MONIER

Nous avons aujourd'hui débattu de la place des femmes en ruralité, dans des territoires bien spécifiques. Je vous remercie. Les échanges ont été très riches et intéressants. Au fond, ils nous donnent de l'espoir pour le futur.