D. QUATRIÈME PILIER : FACILITER L'ACCÈS DES SPECTATEURS À LA DIVERSITÉ

La vitalité du secteur cinématographique français est directement liée au système de régulation mis en place par la puissance publique en faveur de la diversité des films et de leur diffusion sur l'ensemble du territoire.

1. Les engagements de programmation

Les engagements de programmation visent à assurer le maintien de la diversité de l'offre cinématographique et à garantir la plus large diffusion possible des oeuvres cinématographiques conformément à l'intérêt général.

a) Un cadre relativement strict

Ce dispositif, issu de l'article 90 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et mis en oeuvre par un décret du 10 janvier 1983, avait à son origine pour objectif d'éviter que les groupements et ententes de programmation imposent une exclusivité aux distributeurs.

Progressivement, les engagements de programmation, codifiés aujourd'hui aux articles L. 212-19 à L. 212-26 et R. 212-17 à R. 212-43 du code du cinéma et de l'image animée, sont devenus un véritable outil de politique culturelle destinés à favoriser la diversité de l'offre et la diffusion des oeuvres sur l'ensemble du territoire.

Conformément à l'article R. 212-30 du code du cinéma et de l'image animée, sont tenus de souscrire des engagements de programmation :

- les groupements et ententes de programmation, dont l'agrément est conditionné à l'homologation par le président du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) de tels engagements ;

- les exploitants assurant directement et uniquement la programmation de leurs établissements dont l'activité est susceptible de faire obstacle au libre jeu de la concurrence et à la plus large diffusion des oeuvres en raison de leur importance sur le marché national ou du nombre de salles qu'ils exploitent. Sont concernés les établissements comportant au moins six salles et les établissements qui réalisent ensemble, annuellement, au moins 0,5 % des entrées sur le territoire métropolitain et qui concentrent, dans leur zone d'attraction, au moins 25 % des entrées (ce seuil étant ramené à 8 % pour les établissements situés dans les départements de Paris, des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne).

Les engagements de programmation sont soumis pour avis au médiateur du cinéma et homologués par le président du CNC pour une durée de trois ans.

L'accord du 13 mai 2016 sur les engagements de programmation et les engagements de diffusion signé par les professionnels du secteur cinématographique est venu préciser la portée de ce dispositif et lui assigner les objectifs suivants, désormais codifiés à l'article R. 212-31 du code du cinéma et de l'image animée :

ü favoriser l'exposition et la promotion des oeuvres cinématographiques européennes et des cinématographies peu diffusées, notamment en leur réservant un pourcentage de séances et en prévoyant la diffusion, dans chaque établissement, de films sortis sur moins de 80 copies. Les exploitants doivent également maintenir à l'écran des films européens programmés pendant deux semaines et garantir un nombre minimal de séances hebdomadaires ;

ü garantir le pluralisme dans le secteur de la distribution cinématographique, notamment en favorisant le maintien d'un tissu diversifié d'entreprises de distribution et la diffusion d'oeuvres d'Art et d'Essai ;

ü garantir la diversité des oeuvres cinématographiques proposées au spectateur et le pluralisme dans le secteur de l'exploitation cinématographique, notamment par la limitation de la diffusion simultanée d'une oeuvre au sein d'un même établissement ;

ü favoriser, de façon significative, la promotion gratuite de toutes les oeuvres cinématographiques programmées, notamment par la diffusion de leurs bandes-annonces, au sein des espaces promotionnels des établissements de spectacles cinématographiques.

Ces objectifs ont été renforcés par les lignes directrices arrêtées le 11 avril 2022 par le président du CNC, qui prévoient notamment :

ü une limitation de la multidiffusion par cinéma, c'est-à-dire de la diffusion d'un même film sur plusieurs écrans en parallèle. En fonction du nombre de salles, entre la moitié et les deux tiers des écrans doivent être disponibles pour des films qui ne sont pas multidiffusés ;

ü l'interdiction de la multidiffusion et de la déprogrammation d'un film en cours d'exploitation sans l'accord préalable des distributeurs concernés ;

ü la part minimale, par établissement, de séances annuelles consacrées aux films européens ou relevant de cinématographies peu diffusées et une exposition minimale de ces films à l'affiche de deux semaines, avec la fixation d'un plancher de séances sur deux à quatre semaines ;

ü un engagement sur un nombre minimum de films européens dits « fragiles » sortant dans moins de 80 établissements sur l'ensemble du territoire ;

ü un engagement par établissement sur le respect du pluralisme dans la distribution.

b) Un bilan finalement contrasté

D'après le bilan du CNC, les engagements de programmation homologués pour la période 2016-2018 ont été globalement respectés.

- Les engagements des opérateurs en matière de programmation des films européens et des cinématographies peu diffusées sont respectés dans 99 % des cas en 2018 et 100 % des cas en 2017.

Les établissements étudiés consacrent en moyenne 56,5 % de leurs séances aux films européens et des cinématographies peu diffusées en 2017 et 2018.

- En 2018, 86 % des établissements étudiés respectent leur engagement de programmation d'un minimum de films européens et peu diffusés sortis sur moins de 80 copies en sortie nationale, contre 85 % en 2017.

Ce fort taux de respect est à mettre en parallèle avec l'engagement moyen, qui est de trois films par an, et la programmation réelle des établissements, qui diffusent en moyenne huit films de cette catégorie par an en 2018 et 2017 ;

- Le non-respect des planchers de séances a diminué avec 1 364 cas de non-respect observés en 2018, contre 1 656 cas en 2017. De manière générale, 6,5 % de l'ensemble de la programmation des films européens et de cinématographies peu diffusées en sortie nationale a fait l'objet d'une exposition sur un plancher de séances inférieur aux engagements, contre 8,1 % en 2017 ;

En ce qui concerne la période triennale suivante, la complexité des négociations avec les principaux opérateurs n'a pas permis au CNC d'agréer les projets soumis par ceux-ci avant le début de la crise sanitaire. Par ailleurs, pendant la crise sanitaire, il était très compliqué de donner des contraintes aux salles qui avaient d'abord besoin de faire revenir tous les publics.

Toutefois, le fait que de nombreux groupements et exploitants n'aient pas toujours déposé d'engagements dans la période actuelle de sortie de crise interroge quant au caractère contraignant du dispositif.

c) Des pouvoirs insuffisants du CNC

La détermination des engagements de programmation est issue d'une proposition formulée par les exploitants au CNC.

Le contrôle du respect des engagements de programmation est effectué par les services du CNC et le médiateur du cinéma, saisi annuellement de la question du respect de ces engagements. Le CNC dispose cependant d'un pouvoir de négociation limité si les engagements qui lui sont adressés sont fixés à un niveau trop faible ou ne paraissent pas satisfaisants.

Le président du CNC peut fixer, après mise en demeure, le contenu des engagements de programmation pour les exploitants-propriétaires (c'est-à-dire les multiplexes indépendants ou certains réseaux). La méconnaissance des dispositions et textes encadrant le dispositif des engagements de programmation peut également faire l'objet de l'une des sanctions administratives prévues à l'article L. 422-1 du code du cinéma et de l'image animée - y compris des sanctions financières ou une réduction des aides automatiques ou sélectives qui ont été attribuées. Pour les ententes et groupements, les engagements de programmation constituent seulement une condition de l'octroi de l'agrément pour les groupements et ententes de programmation (à l'instar des groupes UGC ou Pathé Gaumont). Le non-respect des engagements serait donc quant à lui de nature à motiver l'abrogation de leur agrément. Dans la pratique, cette sanction demeure presque inenvisageable et donc faiblement incitative.

2. La protection des films Art et Essai
a) Les engagements de diffusion

Pour inciter les salles à varier leurs programmations, l'accord du 13 mai 2016 impose aux distributeurs, depuis le 1er janvier 2017, des engagements visant à favoriser un meilleur accès du public dans les unités urbaines de moins de 50 000 habitants et dans les zones rurales aux films Art et Essai dits « porteurs ». Il n'existe cependant pas aujourd'hui d'engagements imposés aux distributeurs par voie législative ou réglementaire.

Ainsi, l'accord prévoit que la part des plans de sortie des films recommandés Art et Essai, c'est-à-dire sortis sur plus de 175 points de diffusion, consacrée aux établissements situés dans les agglomérations de moins de 50 000 habitants et les zones rurales, doit être supérieure à :

- 17 % du plan de sortie pour les films recommandés Art et Essai présents dans 175 à 250 établissements lors de leur sortie nationale ;

- 25 % du plan de sortie pour les films recommandés Art et Essai présents dans plus de 250 établissements lors de leur sortie nationale.

Lorsque ces taux ne sont pas atteints, est réputé rempli l'engagement du distributeur s'il peut justifier de la proposition qu'il a faite aux exploitants situés dans ces agglomérations.

Le respect de ces engagements constitue l'un des critères d'appréciation pris en compte par le CNC pour l'attribution des aides sélectives à la distribution et fait l'objet d'une recommandation conjointe du médiateur du cinéma et du comité de concertation pour la diffusion numérique en salles adoptée le 31 août 2016.

Selon le bilan du CNC, le non-respect des engagements de diffusion a concerné 17 cas parmi les 42 films étudiés sur l'année 2017 et 20 cas parmi les 43 films distribués en 2018. Ainsi, alors que l'on observait une tendance à la baisse des sorties d'Art et d'Essai dans les petites villes et zones rurales au début des années 2010, l'accord du 13 mai 2016 a pu contribuer à rehausser la part des établissements des zones rurales et petites villes dans les plans de sortie même sans être totalement respecté. Cependant, le caractère non contraignant du dispositif limite grandement son efficacité.

b) Des films mieux diffusés sur le territoire, mais moins bien exposés

D'après l'étude du CNC relative à la programmation et les résultats des films Art et Essai en 2021 parue en janvier dernier, les cinémas des unités urbaines de 50 000 habitants et plus restent malgré tout largement majoritaires à 59,3 % dans le plan de sortie des films Art et Essai. Cela est d'autant plus visible pour les films sortis sur moins de 250 établissements que pour ceux placés au-dessus de ce seuil.

L'étude rappelle que le public des films Art et Essai est un public plus habitué du cinéma (77,6 % en 2021, contre 66,6 % tous films confondus) et que le public habitué est un public plus urbain (63,3 % réside dans une unité urbaine de 50 000 habitants ou plus y compris Paris, contre 58 % pour l'ensemble des spectateurs).

Il ressort également des chiffres du CNC que les films Art et Essai sont largement moins exposés que les films non recommandés. En 2021, ils représentent 28,7 % des séances de films en première exclusivité. Par ailleurs, en moyenne par établissement, un film Art et Essai fait l'objet de 17,8 séances en première semaine d'exploitation, contre 21,3 séances pour un film non recommandé (20,1 séances tous films confondus).

L'étude souligne que si les films Art et Essai avaient montré une plus grande résilience en 2020 du fait d'une offre de films en première exclusivité peu porteuse et d'une fréquentation recentrée sur les spectateurs les plus assidus, la hausse de la fréquentation constatée en 2021 est beaucoup plus limitée pour ces films (+ 10,4 % par rapport à 2020) que pour les films non recommandés (+ 92,4 %, notamment grâce au retour des films américains).

c) Un dispositif devenu trop large ?

En 2021, la part des établissements Art et Essai dans le plan de sortie des films recommandés s'élève à 66,9 %, démontrant l'importance de ce dispositif pour encourager davantage de diversité dans l'écosystème cinématographique français.

Si la politique de l'Art et Essai, qui subventionne les salles à raison du pourcentage de séances de films d'Art et d'Essai qu'elles projettent, semble donc porter ses fruits, des interrogations subsistent aujourd'hui quant à sa sélectivité, en raison du classement Art et Essai d'un grand nombre de cinémas et la recommandation de films très nombreux ou peu risqués pour les exploitants.

En effet, en 2021, 63,2 % des établissements français sont des salles d'Art et Essai, soit près de 1 300 établissements en France, dont 695 se situent dans une zone rurale ou une ville de moins de 20 000 habitants, catégorie pour laquelle le seuil minimal de séances d'Art et d'Essai demandé pour être classé est le plus faible, à hauteur environ de 15 % (contre 70 % pour les établissements situés dans les plus grandes agglomérations).

Ainsi, les cinémas des grandes villes classés Art et Essai (catégories A et B) programment très majoritairement des films d'Art et Essai (de 80 à 90 % de leurs entrées entre 2015 et 2019), tandis que les établissements d'Art et Essai des petites villes (catégories D et E) sont plus généralistes, et programment en moyenne moins de films d'Art et Essai que la moyenne nationale de l'exploitation (de 20 à 30 % pour les mêmes années).

Source : SCARE, La Synthèse Art & Essai 2019, Bilan de l'année 2019 dans les cinémas Art & Essai

Ce constat interroge donc quant à la pertinence des seuils de classement, et à leur véritable objectif : si le dispositif encourage grandement la programmation de films Art et Essai dans les grandes villes, il semblerait que cet objectif de diversité soit moins incitatif dans les salles des petites villes et zones rurales, même s'il permet indéniablement d'inciter davantage les établissements de ces territoires à proposer des films Art et Essai.

Par ailleurs, parmi les films recommandés Art et Essai, certains s'avèrent parfois être de véritables succès dans l'histoire du cinéma français, comme les films Joker en 2019 (5,58 millions d'entrées - 6ème film ayant réalisé le plus d'entrées dans l'année), Once Upon a time... in Hollywood la même année (2,63 millions d'entrées - 14ème film ayant réalisé le plus d'entrées), ou plus récemment Dune en 2021 (3,16 millions d'entrées - 3ème film ayant réalisé le plus d'entrées dans l'année).

Pour une salle classée Arts et Essai, l'incitation fiscale à diffuser un film comme Joker, sorti à 630 copies - soit plus de six fois la moyenne du nombre de copies d'un film Art et Essai -, est donc la même qu'un autre film recommandé Art et Essai qui ne sortirait qu'à moins d'une centaine de copies sur le territoire. Dès lors, certaines salles situées dans une zone rurale ou une petite ville pourraient obtenir le classement Art et Essai du fait d'une très petite quantité de films recommandés à succès, portant ainsi atteinte à l'objectif de diversité à l'origine du dispositif.

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