C. TROISIÈME PILIER : LA CHRONOLOGIE DES MÉDIAS, UNE HORLOGE BIEN RODÉE

Unique au monde par son ampleur, sa sophistication, et les débats passionnés qu'elle suscite, la chronologie des médias constitue le troisième pilier du cinéma français.

Les auditions menées par la mission ont montré, si besoin en était, l'attachement de certains acteurs, le scepticisme d'autres, parfois la volonté clairement exprimée d'y mettre un terme.

Sur le fond, la chronologie des médias constitue un ensemble de règles contraignantes qui dicte l'ordre et la durée d'exploitation des oeuvres cinématographiques, en commençant par la salle et en finissant au bout de trois ans par la vidéo gratuite à la demande.

La chronologie a été progressivement introduite en droit français à partir des années 70, comme réponse à l'arrivée de la télévision dans les foyers14(*). La France a donc choisi dès cette période de traiter cette question, alors que l'Italie, pour sa part, laissait le champ libre au secteur audiovisuel, avec les résultats que l'on connait.

La loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle a constitué sa première traduction législative. Depuis 2009, elle est négociée directement entre les professionnels et étendue par arrêté du ministre de la culture. Cette négociation souligne l'interdépendance des différentes parties prenantes entre elles, comme la nécessité d'un accord, sous peine de voir les pouvoirs publics « s'emparer du dossier » avec des résultats toujours incertains, cette menace implicite était au demeurant une puissante incitation à se mettre d'accord.

Le rythme d'évolution de la chronologie s'est beaucoup accéléré ces dernières années, en réponse aux bouleversements technologiques de la diffusion. Une première chronologie négociée a duré neuf ans, entre 2009 et 2018, une deuxième quatre ans jusqu'en 2022.

Celle actuellement en vigueur a été signée le 24 janvier 2022, étendue le 4 février et est prévue pour durer trois ans. Les pouvoirs publics ont fait le choix à cette occasion de mêler deux dossiers en apparence distincts : la chronologie des médias et la directive européenne « SMA » du 14 novembre 2018.

À partir du moment où un film est projeté en salles en France - condition sine qua non pour bénéficier des aides du CNC, d'une part, améliorer sa valeur de catalogue, d'autre part -, il s'insère dans la chronologie des médias. Sauf dérogations, les prochaines années de son exploitation sont alors déterminées et connues de tous.

Ce schéma s'applique à l'ensemble des films, et pas uniquement aux oeuvres ayant bénéficié d'une aide du CNC ou d'un crédit d'impôt.

La chronologie poursuit deux objectifs :

Ø d'une part, protéger la salle de cinéma, en lui réservant pendant une certaine durée l'exclusivité de l'oeuvre. La France a ainsi pu préserver par ce biais le parc de salles le plus important d'Europe. À titre d'exemple, les États-Unis ne protègent les films que 45 jours ;

Ø d'autre part, assurer le préfinancement des oeuvres cinématographiques en France. Ainsi, la position de chaque diffuseur est garantie, et est d'autant plus favorable qu'il aura contribué au financement du film, notamment par le biais d'un accord avec les producteurs. Par exemple, le premier financeur du cinéma français avec 200 millions d'euros par an, Canal Plus, peut diffuser les films 6 mois après la sortie en salle.

Schéma de la chronologie signée le 24 janvier 2022

Fenêtre d'exploitation

 

Sortie salle

J

Vidéo physique (fixée par la loi)

J + 4 mois (dérogation possible à 3 mois si le film réalise moins
de 100 000 entrées à la fin de la 4ème semaine d'exploitation)

Exploitation continue : la fenêtre ne se referme pas

Vidéo à la demande à l'acte (aligné sur la vidéo physique)

TV payante

1re fenêtre

Accord avec les organisations professionnelles du cinéma

J + délai fixé par accord professionnel, compris entre 6 et 9 mois
(Canal Plus, Ciné+, OCS ont conclu un accord à 6 mois)

Fermeture de la fenêtre à 15 ou 17 mois lorsque l'oeuvre
est préfinancée ou acquise par un diffuseur ultérieur

Absence d'accord

J + 9 mois

Fermeture de la fenêtre à 15 ou 17 mois lorsque l'oeuvre est préfinancée ou acquise par un diffuseur ultérieur

TV payante

2e fenêtre

Accord avec les organisations professionnelles du cinéma

J + 15 mois

Fermeture de la fenêtre à 22 mois lorsque l'oeuvre est préfinancée
ou acquise par une chaîne en clair ou une TV payante autre que de cinéma

Absence d'accord

J + 17 mois

Fermeture de la fenêtre à 22 mois lorsque l'oeuvre est préfinancée
ou acquise par une chaîne en clair ou une TV payante autre que de cinéma

Plateformes payantes par abonnement

Accord avec les organisations professionnelles du cinéma

J + 15 mois (Netflix) OU en cas d'accord dit « premium » (hypothèse non encore utilisée) délai fixé par accord, compris entre 6 et 15 mois

- si l'oeuvre est préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite :
fermeture de la fenêtre à 22 mois, sauf accord de coexploitation

- si l'oeuvre n'est pas préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite : fermeture à 22 mois, sauf : film au budget inférieur à 5M€, accord de coexploitation avec une chaîne gratuite, film in house de moins de 25M€.

Absence d'accord

J + 17 mois (Disney +, Amazon Prime Video)

- si l'oeuvre est préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite :
fermeture de la fenêtre à 22 mois, sauf accord de coexploitation

- si l'oeuvre n'est pas préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite : fermeture à 22 mois, sauf : film au budget inférieur à 5 M€, accord de coexploitation avec une chaîne gratuite, film in house de moins de 25 M€.

TV gratuites

Si la chaîne consacre 3,2 % de son CA à la production cinéma

J + 22 mois (TF1, M6, FTV, Arte)

Si la chaîne consacre moins de 3,2 % de son CA à la production cinéma

J + 30 mois

Vidéo à la demande gratuite

J + 36 mois (YouTube, Molotov)

Alors qu'elle était relativement bien acceptée, au pire « tolérée » par les acteurs étrangers, plusieurs événements ont conduit à de fortes tensions autour de la chronologie.

Tout d'abord, le piratage des oeuvres à partir des années 2000 aurait été renforcé en France par la rigidité de la chronologie, qui avait alors pour effet de rendre les films indisponibles entre deux fenêtres d'exploitation.

L'importance du piratage dans les autres pays relativise cependant l'impact de notre système, mais l'attention a alors été portée sur la faculté des spectateurs à voir disparaitre, parfois sur une longue durée, puis réapparaitre des oeuvres. Des sociétés comme Disney avaient d'ailleurs pris pour habitude de retirer leurs oeuvres du marché, pour organiser périodiquement des « nouvelles sorties » en cassette ou DVD, en suscitant à chaque fois un événement. Or, à l'heure de la diffusion massive des produits culturels en ligne, un tel système est apparu dépassé dans les années 2010, et a conduit à des réflexions sur l'exploitation continue des oeuvres. La chronologie de 2022 en tient compte, en posant ce principe d'exploitation continue, qui ne souffre plus que d'une exception entre le retrait du film de la salle et les trois ou quatre mois avant la vente en DVD ou en ligne.

Ensuite, le développement spectaculaire des plateformes comme Netflix a renforcé l'appétence déjà ancienne des spectateurs pour les séries, qui sont rapidement devenues le genre dominant.

Même si la fréquentation des salles, au moins en France, n'en a pas souffert, ces nouveaux acteurs sont arrivés sur le marché de la production principalement intéressés par leurs propres productions audiovisuelles. Cela aurait pu rompre la solidarité qui a toujours existé en France entre audiovisuel et cinéma, en détournant les investissements du cinéma et en réduisant le chiffre d'affaires, donc les obligations d'investissement, des chaînes nationales. Dans ce contexte, la transposition de la directive « SMA » par l'ordonnance du 21 décembre 2020 et le décret du 22 juin 2021 a permis d'imposer aux plateformes américaines telles que Netflix ou Disney + des obligations de financement d'oeuvres françaises et européennes, notamment déclinées en matière d'oeuvres cinématographiques. Cependant, il aurait été difficilement envisageable de contraindre les plateformes à des obligations d'investissement dans des films de cinéma sans les insérer dans le système de la chronologie, qui ne les reconnaissait alors pas. Les négociations ont donc été menées de front sur le niveau et la nature des investissements comme sur l'inclusion de ces nouveaux acteurs dans le calendrier.

Enfin, la période pandémique a rendu possible une expérimentation littéralement « grandeur nature » sur la diffusion simultanée, ou légèrement décalée, des films sur les plateformes de streaming. Une forte inquiétude s'est alors fait jour sur le futur de la salle, avec une crainte sur la volonté des spectateurs d'y revenir ou pas(voir infra).

Comme l'indiquait le rapporteur pour avis de la commission de la culture, également co-rapporteur de la présente mission lors de l'examen du projet de loi de finances pour 202315(*), « chacun défend ses intérêts ».

Dans l'ordre de la chronologie :

ü les producteurs sont attachés à ce que la chronologie des médias permette aux diffuseurs de bénéficier d'un délai plus favorable s'ils contractent avec les organisations professionnelles. Les producteurs ont ainsi obtenu en 2018 le principe de l'exploitation continue de l'oeuvre, qui est disponible dès sa sortie au moins sur un média ;

Ø les exploitants de salles de cinéma défendent le maintien de leur fenêtre actuelle, dans sa durée et son exclusivité. Ils sont réticents aux expérimentations qui permettraient une exploitation simultanée d'un film à la fois en salles et sur un autre support ;

Ø la filière de la vidéo et de la vente à l'acte revendique l'avancement de sa fenêtre à quatre mois dans certains cas, voire la possibilité d'un service « premium » immédiatement après la salle ;

Ø les chaînes de cinéma payantes entendent conserver leur position favorable dans la chronologie, justifiée selon elles par l'ampleur de leurs investissements dans le cinéma ;

Ø les services de streaming ont vu leur position absolue comme relative s'améliorer, conséquence de leurs nouveaux engagements de financement. Dans le cas où ils n'ont pas conclu d'accord avec les professionnels du cinéma, ils bénéficient en effet d'une fenêtre à 17 mois, contre 36 mois auparavant. Le système de la chronologie, propre à notre pays, constitue cependant pour ces services une forte contrainte, qui leur interdit d'accéder aux revenus de la salle tout en mettant rapidement à disposition de leurs clients des contenus exclusifs. Pour autant, et comme cela a été rappelé à de nombreuses reprises, ils ont la possibilité d'élever leurs investissements au niveau de Canal Plus pour bénéficier d'un accès plus précoce aux oeuvres, ce qu'aucun ne semble prêt à faire pour le moment ;

Ø les chaînes de télévision gratuites cherchent à renforcer « l'étanchéité » de leur fenêtre et demandent à ce que la chronologie des médias prévoie expressément qu'en cas d'accord de coexploitation conclu entre une de ces chaînes et un Service de médias audiovisuels à la demande (SMAD), celui-ci ne pourra diffuser l'oeuvre entre l'ouverture de la fenêtre de la chaîne en clair et l'expiration d'un certain délai suivant la première diffusion de l'oeuvre sur la chaîne. Afin de rendre l'offre de cinéma plus attractive, elles ont obtenu depuis le 7 août 2020, la suppression des jours et horaires dits « interdits » (mercredi et vendredi soir, samedi toute la journée et dimanche avant 20h30) ce qui permet désormais une plus large diffusion de leurs films.

La chronologie des médias constitue un cadre contraignant, parfois difficilement compris ou accepté par ceux qui privilégient la liberté contractuelle en vigueur dans les autres pays. Force est cependant de constater qu'elle est aujourd'hui un pan essentiel de notre modèle d'exposition et de financement du cinéma, et que sa remise en cause profonde aurait de lourdes conséquences pour le secteur dans son ensemble.


* 14 La commission de la culture a établi un panorama complet dans un rapport de Catherine Morin-Desailly paru en 2017 « Entre stratégies industrielles, soutien à la création et attentes des publics : les enjeux d'une nouvelle chronologie des médias » https://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201707/chronologie_des_medias.html

* 15 https://www.senat.fr/rap/a22-120-43/a22-120-43.html

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