III. EN SITUATION DE PÉNURIE, RÉTABLIR AU PLUS VITE LA DISPONIBILITÉ DES MÉDICAMENTS ESSENTIELS

A. FACILITER LA RÉORIENTATION DE LA PRODUCTION ET DES STOCKS

1. Optimiser la gestion des stocks européens

La nécessité de faciliter le redéploiement des stocks existants, en cas de rupture d'un médicament disponible ailleurs, a fréquemment été évoquée devant la commission d'enquête. Plusieurs obstacles complexifient et ralentissent aujourd'hui de tels redéploiements.

· Le premier tient à la nature des autorisations de mise sur le marché (AMM) dont disposent les exploitants. Si, très majoritairement, les produits innovants bénéficient de la procédure centralisée d'AMM européenne, et accèdent ainsi au marché de l'ensemble des États membres325(*), ce n'est pas le cas des produits matures, particulièrement touchés par les phénomènes de pénurie.

Le rapport produit par l'Igas et le CGE, en 2021, sur les vulnérabilités d'approvisionnement en produits de santé observait ainsi que « [Les] médicaments anciens ont la plupart du temps été mis sur le marché avant la création de l'agence européenne du médicament et sont commercialisés sous autant de régimes que de pays dans l'Union. » Constatant qu'un tel morcellement des autorisations constituait un obstacle à la gestion fluide des stocks européens, et considérant que, s'agissant de médicaments anciens, « chacune des autorisation des différents pays devrait avoir fait la preuve de son bien-fondé », le rapport préconisait « que la France reconnaisse, par équivalence, les autorisations de mise sur le marché de tous les médicaments critiques anciens » délivrées par d'autres États membres de l'Union européenne, afin de pouvoir « faire appel à d'éventuelles capacités de production hors des frontières pour pallier un risque de rupture en France »326(*).

Auditionnée par la commission d'enquête, Agnès Pannier-Runacher, a également souligné l'enjeu associé aux autorisations européennes pour favoriser la commercialisation des médicaments et l'innovation : « Il faut donc favoriser les reconnaissances réciproques et les pratiques homogènes, d'autant que ce n'est pas coûteux et que cela permettra aux entreprises d'avoir accès à un marché de 450 millions de personnes disposant d'un pouvoir d'achat important. »327(*)

· Par ailleurs, les divergences en matière de conditionnement ou d'étiquetage, ainsi que la présence dans les boîtes de notices papier, constituent autant d'obstacles au redéploiement des stocks européens.

L'Académie nationale de pharmacie a ainsi suggéré, lors de son audition, de « renoncer aux notices papier, inutiles dans les hôpitaux, [et] éviter les particularités locales de conditionnement, chaque pays ayant ses règles - pour les produits indispensables, il faudrait un conditionnement européen... »328(*).

Première étape, plusieurs laboratoires et représentants des entreprises entendus par la commission d'enquête ont suggéré l'expérimentation de notices dématérialisées. Le représentant de l'association Générique même médicament (Gemme) a ainsi appelé à « accélérer les travaux en vue d'un accès digital aux notices via un QR code, si possible en utilisant un pack européen permettant aux entreprises de mieux répondre aux enjeux de protection des médicaments, en particulier ceux, génériques ou non, qui sont destinés aux hôpitaux »329(*).

Le président de Pfizer France a également souligné l'enjeu attaché à la mise à jour des notices, en soulignant qu'une dématérialisation « permettrait de limiter l'immobilisation de lots lors de modifications à la marge de ces notices. Nous avons été confrontés à une telle situation en avril 2020, à la suite d'une demande des autorités de retirer du lactose d'un de nos médicaments de la famille des corticoïdes. L'ANSM nous a accompagnés et autorisés à importer des lots Pfizer destinés au marché belge, ce qui a permis la prise en charge des patients français. »330(*)

· En présence de tels obstacles, l'approvisionnement du marché français par des produits initialement destinés à d'autres marchés européens n'est possible, souvent, qu'à la condition que l'ANSM prenne des mesures, notamment d'assouplissement réglementaire, destinées à permettre cette réorientation.

La réorientation de stocks permise par l'ANSM : l'exemple du paracétamol et de l'amoxicilline

1. Le paracétamol

Face aux pénuries de paracétamol constatées ces derniers mois, l'ANSM a pris des mesures destinées à faciliter la réorientation, vers la France, de lots initialement destinés à d'autres marchés européens.

La directrice de l'accès au marché, des affaires publiques et de la responsabilité sociale d'entreprise d'UPSA a, ainsi, indiqué à la commission d'enquête que le laboratoire avait « proposé à l'ANSM de réorienter une partie des doses destinées à l'exportation vers le marché français. Un million de doses ont ainsi été réorientées. Ce geste était responsable et privilégiait l'intérêt général à celui d'UPSA. [...] Ce travail a été rendu possible par l'accord donné par l'ANSM, puisque la production pour l'étranger comporte des spécificités. »331(*)

2. L'amoxicilline

De la même manière, l'ANSM a autorisé le laboratoire Biogaran, à compter du 27 février 2023, à mettre à disposition des pharmaciens d'officine, à titre exceptionnel et transitoire, des unités d'une spécialité d'amoxicilline commercialisée par le laboratoire Micro Labs en Allemagne.

Le courrier du laboratoire adressé aux pharmaciens les invite à remettre à chaque patient une enveloppe contenant la traduction de la notice en français et une lettre d'information. Cette dernière les informait :

- des conditions dans lesquelles le médicament était mis à leur disposition, en accord avec l'ANSM ;

- des caractéristiques de la spécialité (modalités d'emploi, conditions de conservation, etc.) ;

- que Biogaran demeurait en charge de l'exploitation du médicament importé, en matière de pharmacovigilance comme de réclamations qualités éventuelles332(*).

Source : Commission d'enquête

Les mesures de flexibilité réglementaire demeurent, toutefois, relativement rares : 45 décisions ont été prises en 2021 par l'ANSM, et 31 en 2022. Elles représentent, sur ces deux années, moins de 2,5 % des mesures prises par l'Agence face à une situation de rupture ou de risque de rupture333(*).

Une meilleure allocation des stocks est une condition indispensable à la maîtrise des pénuries. Le Gouvernement doit donc s'engager au niveau européen en faveur d'une harmonisation des règles de conditionnement et d'étiquetage, ainsi qu'à promouvoir les notices dématérialisées. Dans un premier temps, les médicaments essentiels identifiés par les sociétés savantes ou ceux présentant les plus forts risques de rupture pourraient être priorisés.

Recommandation n° 12 : Dans l'objectif de favoriser le redéploiement des stocks disponibles dans l'Union européenne, harmoniser les règles nationales de conditionnement et d'étiquetage et promouvoir l'utilisation de notices dématérialisées pour les médicaments essentiels.

2. Prioriser la production de médicaments essentiels

Lorsque la réorientation de stocks destinés à d'autres marchés n'apparaît pas possible, l'augmentation temporaire de la production peut constituer l'unique solution permettant d'assurer la disponibilité d'un médicament indispensable à la prise en charge des patientes et des patients.

a) Les difficultés d'adaptation du niveau de production

Plusieurs obstacles sont toutefois susceptibles de rendre difficile une augmentation, à court terme, du niveau de production pour l'adapter aux besoins, lorsque la nécessité d'une telle flexibilité n'a pas été anticipée.

· Cette augmentation peut supposer, d'abord, l'ouverture d'une nouvelle ligne de production ou l'affectation d'une ligne existante, habituellement utilisée pour d'autres médicaments, à la production de la spécialité en rupture.

Une telle initiative est toutefois susceptible, d'une part, de se heurter à des obstacles industriels, certaines productions étant difficilement interchangeables. Le rapport de l'Igas et du CGE précité observait ainsi que « Dans l'industrie pharmaceutique, les possibilités de convertir une unité de fabrication d'un produit à un autre pour combler un déficit global (situation de pénurie) sont limitées. »

Il précise, en particulier, que les lignes de production chimiques ne peuvent pas être affectées à la production de médicaments biologiques et que certaines étapes de fabrication, notamment d'antibiotiques, supposent des mesures spécifiques pour maîtriser les risques d'allergie des personnels et des patients334(*). Ces obstacles doivent toutefois être relativisés : les déplacements de la commission d'enquête ont permis de confirmer la capacité de réponse d'entreprises de fabrication de principes actifs à d'éventuelles tensions d'approvisionnement constatées.

Le déplacement de la commission d'enquête sur le site de production de Roussillon du chimiste Seqens

Créé en 2003 sous le nom « Novacap », le groupe Seqens, ainsi renommé en 2018, compte aujourd'hui 3 200 employés, répartis en 24 sites de production et 10 centres de R&D. Il s'agit de la deuxième entreprise européenne en matière de synthèse pharmaceutique : le groupe commercialise près de 200 principes actifs et plus de 500 intermédiaires pharmaceutiques.

La commission d'enquête s'est déplacée, le 18 avril 2023, sur le principal site industriel de Seqens en France, situé à Roussillon, en Auvergne-Rhône-Alpes. Celui-ci est notamment mobilisé pour la fabrication de l'acide salicylique, principe actif de l'aspirine dont Seqens est le plus grand fabricant mondial. Le site doit également accueillir, dans les prochaines années, une nouvelle unité de production qui permettra la relocalisation, en France, de la fabrication de paracétamol.

Le groupe a, à cette occasion, insisté sur les capacités d'adaptation de son outil de production aux besoins sanitaires identifiés.

Il a indiqué, d'abord, disposer des « capacités techniques et industrielles pour accélérer le développement et la production en France de molécules stratégiques ».

Par ailleurs, il a indiqué avoir, durant la crise sanitaire, été en capacité de maintenir voire d'augmenter « la capacité de production sur la majorité de [ses] sites pour assurer le développement et la fourniture en principes actifs, intermédiaires et molécules critiques matures... »335(*).

Pour donner plein effet à ces capacités d'adaptation, le groupe recommande d'accélérer, dans le cadre de procédures d'urgence strictement encadrées, la qualification de principes actifs ou matières premières alternatifs en cas de pénurie.

Source : Commission d'enquête

D'autre part, les contraintes réglementaires importantes attachées à la fabrication et à la commercialisation des médicaments ne permettent pas une modification rapide des procédés de fabrication. La nature même du médicament, produit destiné à la santé humaine, suppose évidemment que des études de caractérisation, de stabilité et de qualité démontrant l'équivalence des procédés. De même, si le dossier d'AMM n'impose pas le recours à un opérateur unique pour chaque étape, ce qui autorise une certaine flexibilité, celle-ci suppose que le transfert envisagé ait été anticipé au moment de la demande d'autorisation.

· L'augmentation de l'offre peut, par ailleurs, procéder d'une intensification de la production réalisée par les sites existants. La possibilité, pour l'entreprise, d'adapter sa production dépend alors, en particulier, des procédés de fabrication retenus comme de sa capacité à mobiliser rapidement une plus grande quantité d'intrants et ses ressources humaines.

La directrice générale de l'ANSM a par ailleurs souligné que, dans le cas de l'amoxicilline lors de l'hiver 2022-2023, des difficultés en matière de ressources humaines avaient empêché, d'après les laboratoires, une adaptation rapide du niveau de production à une demande supérieure aux anticipations : « Effectivement, la tension ne vient pas du principe actif puisque nous avons la préparation magistrale, mais de la suspension buvable. La consommation ayant diminué en 2020, les industriels ont baissé leur production de cette suspension ; la demande ayant rejoint son niveau antérieur, ils ont eu du mal à reprendre rapidement un rythme suffisant de production, apparemment pour des problèmes de ressources humaines. »336(*)

Ici encore, la capacité de l'entreprise à adapter le niveau de production aux besoins constatés suppose, en conséquence, qu'elle ait anticipé une telle nécessité.

b) Faire respecter l'obligation des industriels d'assurer un approvisionnement approprié et continu des médicaments essentiels

· Malgré ces difficultés, plusieurs outils permettent à l'ANSM de faire respecter l'obligation des industriels d'assurer un approvisionnement approprié et continu du marché français, inscrite dans le code de la santé publique337(*) comme dans le droit européen338(*).

Les exploitants sont tenus de prendre « toute mesure utile pour prévenir et pallier toute difficulté d'approvisionnement »339(*). Ils doivent élaborer, pour les MITM, des plans de gestion des pénuries340(*) listant les mesures appropriées. Parmi celles-ci, sont en particulier prévues :

- l'identification des alternatives thérapeutiques à la spécialité ;

l'identification d'autres sites de fabrication de principes actifs ou de produits finis susceptibles de contribuer à prévenir et maîtriser les ruptures de stock.

En situation de rupture ou de risque de rupture, les exploitants sont tenus de mettre en oeuvre, après accord de l'ANSM, les mesures prévues dans le PGP qu'ils ont établi341(*).

Lorsque dans une situation de rupture de stock d'un MITM, présentant pour les patientes et les patients un risque grave et immédiat, ni les alternatives médicamenteuses éventuellement disponibles sur le territoire national, ni les mesures communiquées par l'exploitant ne permettent de couvrir les besoins nationaux, la directrice générale de l'ANSM peut, enfin, à l'issue d'une procédure contradictoire, faire procéder par l'exploitant à l'importation de toute alternative médicamenteuse à hauteur de sa part dans la couverture des besoins et à ses frais342(*).

· Cet ensemble d'obligations juridiques, strictement appliqué, devrait permettre d'assurer la responsabilité effective des industriels dans l'approvisionnement continu du marché français. Toutefois, il n'a pas permis, ces dernières années, d'arrêter l'aggravation des phénomènes de pénurie.

Surtout, l'architecture mise en place repose largement sur la réalisation par les industriels, en amont des tensions d'approvisionnement, d'un travail d'identification des alternatives thérapeutiques, des sites de fabrication et des mesures pouvant permettre de garantir la prise en charge des patientes et des patients.

C'est pourquoi il est indispensable que l'ANSM vérifie, dans les prochains mois, que les PGP des médicaments essentiels identifiés par les sociétés savantes font état de solutions crédibles à d'éventuelles tensions d'approvisionnement. En particulier, l'Agence devrait s'assurer que les sites de fabrication alternatifs identifiés permettent d'absorber, dans un délai suffisamment bref, un éventuel incident industriel ou une augmentation inattendue de la demande.

En situation de pénurie, l'ANSM devra exiger des industriels l'application immédiate des mesures qu'ils ont prévues.

Recommandation n° 13 : Exiger des industriels commercialisant des médicaments essentiels l'identification de capacités de production alternatives susceptibles d'être sollicitées en cas d'incident industriel ou d'augmentation de la demande et imposer leur sollicitation en cas de crise.


* 325 Règlement (CE) n° 726/2004 du Parlement et du Conseil du 31 mars 2004 établissant des procédures communautaires pour l'autorisation et la surveillance en ce qui concerne les médicaments à usage humain et à usage vétérinaire, et instituant une Agence européenne des médicaments.

* 326 CGE et Igas, Les vulnérabilités d'approvisionnement en produits de santé, recommandation n° 6.

* 327 Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée à l'industrie de 2020 à 2022, le 31 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc5.

* 328 Audition de M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine, M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU) et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh), le 21 mars 2023 :  https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230320/ce_penurie.html#toc2

* 329 Audition de représentants des laboratoires et entreprises pharmaceutiques, le 28 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230327/ce_penurie.html#toc2

* 330 Audition de M. Reda Guiha, président de Pfizer France, le 29 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230327/ce_penurie.html#toc5

* 331 Audition de Mme Laure Lechertier, directrice de l'accès au marché, des affaires publiques et de la responsabilité d'entreprise d'UPSA, le 3 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html.

* 332 Ces informations sont publiées sur le site internet de l'ANSM.

* 333 Données ANSM 2021 et 2022.

* 334 CGE et Igas, Les vulnérabilités d'approvisionnement en produits de santé, recommandation, p. 61.

* 335 Réponses écrites de Seqens au questionnaire adressé par la commission d'enquête et support présenté lors du déplacement de celle-ci sur le site de Roussillon.

* 336 Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le mercredi 15 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230213/ce_penurie_medicaments.html#toc2

* 337 Article L. 5121-29 du code de la santé publique.

* 338 Article 81 de la directive 2001/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, modifié par la directive 2004/27/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004.

* 339 Article L. 5121-29 du code de la santé publique.

* 340 Article L. 5121-31 du code de la santé publique.

* 341 Article L. 5121-32 du code de la santé publique.

* 342 Article L. 5121-33 du code de la santé publique.

Les thèmes associés à ce dossier