B. UNE RÉACTION TARDIVE DU GOUVERNEMENT LONGTEMPS DEMEURÉ DANS UN « DÉNI DE RISQUE DE SOUVERAINETÉ »
1. Une forte mobilisation parlementaire au service de la préservation de la souveraineté et de la défense nationales
Au regard de l'évolution de la situation, les rapporteurs estiment que la plus forte mobilisation politique est venue de la part des parlementaires qui, l'été dernier, au lendemain de l'annonce du projet de rachat d'une partie des activités d'Atos par la société EPEI de Daniel Kretinsky, ont publié une tribune dans Le Figaro67(*). Signée par 82 parlementaires, très majoritairement des sénateurs, réunis sous l'impulsion de Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, cette tribune alerte sur les risques pour la souveraineté nationale qu'impliquerait une prise de participation au capital de l'entité Eviden par des acteurs étrangers.
Les parlementaires rappellent également que ce projet de rachat s'inscrit dans la continuité regrettable de la vente de plusieurs activités, technologies et entreprises stratégiques françaises à des acteurs étrangers : rachat d'une partie des activités d'Alstom par General Electric en 2015, fusion de Technip avec FMC Technologies en 2017, projet de rachat des Chantiers de l'Atlantique par Ficantieri en 2018, affaire Gemplus, etc. Cette forte mobilisation s'inscrit donc dans une volonté de ne pas reproduire les erreurs du passé.
Dans ce contexte incertain, de nombreux parlementaires de différents groupes politiques ont déposé des amendements relatifs à une « nationalisation temporaire » des « activités souveraines » d'Atos lors de l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2024, même si le Gouvernement avait déjà indiqué ne pas être favorable à une telle solution, qui n'a d'ailleurs pas été retenue dans la version finale du PLF 2024. Peuvent notamment être signalés :
- l'amendement déposé par le député socialiste Philippe Brun et adopté en commission des finances, visant à créer un programme « Nationalisation temporaire des actifs stratégiques d'Atos » doté de 390 M€ au sein de la mission « Participations financières de l'État » pour les activités de BDS et Atos Worldgrid ;
- l'amendement déposé par le Rassemblement national, mais rejeté en commission visant à créer un programme « Nationalisation d'Atos » doté de 500 M€ au sein de la mission « Participations financières de l'État » ;
- l'amendement déposé par le groupe La France Insoumise en vue de l'examen en séance publique demandant au Gouvernement de remettre au Parlement un rapport sur l'opportunité de nationaliser les actifs stratégiques d'Atos ;
- les trois amendements identiques déposés par des sénateurs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe écologiste visant à créer un programme « Nationalisation temporaire des actifs stratégiques d'Atos » doté de 390 M€ au sein de la mission « Participations financières de l'État » ;
- l'amendement déposé par les trois sénateurs du Rassemblement national visant à créer un programme « Nationalisation d'Atos » doté de 500 M€ au sein de la mission « Participations financières de l'État ».
Les rapporteurs soulignent que c'est à la suite de cette forte mobilisation transpartisane dans le cadre de l'examen du PLF 2024 et face au constat d'un engagement alors jugé assez largement insuffisant de la part du Gouvernement que la présente mission d'information a été constituée.
2. A contrario, une réaction tardive et insuffisante du Gouvernement qui n'a pris conscience des risques pour la souveraineté nationale qu'au fil de la dégradation de la situation
Il ressort des travaux conduits par les rapporteurs que la mobilisation politique tardive au sommet de l'État contraste assez fortement avec l'anticipation dont ont pu faire preuve certains services de l'État, en particulier ceux du ministère des Armées.
Ainsi, face à la forte mobilisation des parlementaires, les premières prises de parole du Gouvernement sur le sujet, en particulier les réponses apportées aux séances de questions d'actualité au Gouvernement (QAG) du à l'Assemblée nationale68(*) puis au Sénat69(*), apparaissent peu offensives, n'étant pas à la hauteur des enjeux de souveraineté soulevés par la situation.
Il aura fallu attendre l'annonce officielle de la désignation d'un mandataire ad hoc par Atos au début de l'année 2024 pour que le Gouvernement, face à la gravité et à l'urgence de la situation, s'exprime enfin de façon affirmée et rassurante en particulier par l'intermédiaire du ministre de l'Économie et des Finances qui a déclaré à la presse, le 5 février 2024, que « l'État utilisera tous les moyens à sa disposition »70(*).
Aujourd'hui, les rapporteurs constatent que le Gouvernement est très loin d'avoir utilisé tous les moyens à sa disposition.
Le 9 avril 2024, l'octroi d'un prêt de 50 M€ par le Fonds de développement économique et social (FDES) a été annoncé moyennant une action de préférence de l'État dans Bull SA71(*). S'il s'agit indéniablement d'un signal positif, les rapporteurs soulignent que l'octroi de ce prêt constitue seulement une première étape et n'est nullement en mesure de permettre à Atos de relever les défis de sa restructuration. En effet, un tel dispositif a une vocation seulement transitoire, pour un montant nettement inférieur au besoin de financement global de 1,2 Md€ annoncé par Atos sur les années 2024-2025, tandis que l'action de préférence ne garantit pas une présence au sein du conseil d'administration et ne permet pas d'assurer une vigilance suffisante quant à la gouvernance de l'entreprise et son évolution.
Le 28 avril 2024, le ministre de l'Économie et des Finances a annoncé que l'Agence des participations de l'État (APE) avait formulé une offre non engageante à Atos pour acquérir, idéalement aux côtés d'industriels français qu'il reste à mobiliser, les activités militaires et souveraines les plus sensibles d'Atos et qui correspondant, selon les informations transmises aux rapporteurs, à environ deux tiers du périmètre actuel de la branche BDS (Advanced Computing, Mission Critical Systems, Cybersecurity products)72(*). Bien que cela marque un engagement significatif envers Atos, les rapporteurs estiment que cette annonce arrive trop tardivement, plus d'un an ayant été perdu dans ce qu'ils qualifient de « déni de risque souveraineté ». Ils considèrent en outre que cette solution proposée ne règlera pas la question de la soutenabilité de la dette et de l'avenir du groupe, notamment celui de Tech Foundations, dont certaines activités sont aussi de nature souveraine, ni de celui des activités restantes d'Eviden.
* 67 Le Figaro, "Atos : cessons de vendre nos fleurons les plus stratégiques à des puissances étrangères", 2 août 2023.
* 68 Séance des QAG du 26 septembre 2023 à l'Assemblée nationale.
* 69 Séance des QAG du 8 novembre 2023 au Sénat.
* 70 Les Échos, "L'État utilisera tous les moyens à sa disposition : Bercy sort du bois sur le dossier Atos", 5 février 2024.