IV. TRANSMISSION DES HAUSSES DE TAXE DANS LES PRIX ET ÉLASTICITÉ-PRIX
1. Transmission des hausses de taxe dans les prix et élasticité-prix
La mécanique de formation des prix est un processus complexe influencé par une pluralité de facteurs. La situation de concurrence pure et parfaite dans laquelle le prix reflète un équilibre atteint par la rencontre de l'offre et de la demande, où intervient la « main invisible du marché », est une abstraction de la théorie classique et néoclassique en économie.
La réalité des prix sur un marché répond à diverses contraintes et circonstances, parmi lesquelles le coût de production et la structure du marché, plus ou moins concurrentielle ou monopolistique, ainsi que l'existence d'alternatives ou de produits substituables entre eux, offrant au consommateur l'opportunité de reporter ses achats vers d'autres types de biens.
Ces deux derniers facteurs sont particulièrement susceptibles d'influencer le taux de répercussion (« pass-through rate ») d'une taxe dans le prix d'un bien. Or, la sous-répercussion d'une taxe comportementale dans le prix d'un bien nuit à l'efficacité de la politique fiscale conduite, puisque le prix agit comme une courroie de transmission pour infléchir le comportement des consommateurs. Dans le champ de la fiscalité comportementale, l'étude de ce taux de répercussion est donc fondamentale dès lors qu'il ne revêt pas un caractère automatique.
Outre ce premier point d'attention, un second enseignement tiré des expériences internationales tient à ce qu'il n'existe pas de corrélation parfaite entre l'augmentation du prix d'un produit et la baisse de sa consommation. Ce constat fait appel à la notion d'élasticité-prix des biens dans le temps, qu'il convient d'appréhender pour déterminer, en fonction de l'anticipation de la réaction des consommateurs à une variation du prix, le niveau minimal d'augmentation du prix susceptible de produire l'effet recherché par les pouvoirs publics (par exemple, une diminution de 10 % de la consommation de tabac ou l'atteinte d'un taux de prévalence tabagique de 15 %).
Tenant compte de la complexité de ces mécanismes, l'efficacité d'une politique de fiscalité comportementale conduit à recommander a minima le respect de deux consignes :
1) l'impact de la taxe sur le prix doit être substantiel ;
2) cet impact doit être d'autant plus important que les principaux consommateurs sont aussi les moins sensibles aux variations de prix.
S'agissant du premier point, une évaluation de la réforme de la taxe française sur les boissons sucrées298(*) par l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) suggère qu'une taxe de 0,20 euro par litre sur les boissons sucrées sans alcool pourrait permettre de réduire la consommation de sucre de plus de 2 kg par an en moyenne et de plus de 5 kg pour les 5 % de la population adulte le plus en surpoids, soit des résultats substantiellement plus élevés que ceux enregistrés depuis 2018, et a fortiori depuis 2012.
L'Inrae déduit d'une autre étude portant sur la politique fiscale et de prix des alcools en France299(*) deux enseignements :
- seule une taxe progressive très élevée sur la teneur alcoolique des boissons permettrait d'augmenter le prix de l'ensemble des alcools vendus sur le marché ;
- une politique de prix minimum serait plus intéressante qu'une réforme de la fiscalité, quelles que soient les modalités fiscales envisagées300(*).
Les auteurs de cette étude concluent ainsi qu' « [il] peut être intéressant de compléter ou de remplacer des mesures fiscales par l'instauration d'un prix minimum, si cela permet de mieux cibler les produits bon marché et à teneur élevée en alcool ».
S'appuyant sur les travaux d'E.J. Llopis, A. O'Donnell, P. Anderson301(*), ils relèvent que la politique de prix minimum conduite en Écosse et au Pays de Galle semble d'ailleurs avoir poussé les consommateurs « à des substitutions des bières et cidres à forte teneur en alcool vers des produits moins alcoolisés, et qu'elle a eu un impact concentré dans les 20 % de ménages consommant le plus d'alcool par tête, quel que soit le niveau de revenu ».
Le prix minimum permettrait en effet d'agir prioritairement sur le prix d'entrée de gamme et ferait principalement reposer l'effort financier sur la population des consommateurs les plus importants, dont les achats se portent majoritairement sur des alcools d'entrée de gamme. Une politique de prix minimum pourrait ainsi constituer un outil pertinent pour cibler les consommateurs les plus dépendants.
À l'appui du second point, plusieurs études tendent à démontrer que la sensibilité aux variations de prix est inversement corrélée au niveau de consommation. Pour les boissons sucrées de type sodas, la réactivité à une hausse de prix peut être dix fois plus forte pour un consommateur moyen que pour un grand consommateur302(*).
B. PRINCIPALES ESTIMATIONS DE L'ÉLASTICITÉ-PRIX DE LA DEMANDE
1. Principales estimations de l'élasticité-prix de la demande dans le cas du tabagisme
Le tableau ci-après synthétise les principales méta-études relatives à l'élasticité-prix de la demande de tabac, qui suggèrent une élasticité-prix d'environ - 0,4 au niveau international comme pour la France.
Principales méta-études sur l'élasticité-prix de la demande de tabac dans les pays développés
Référence |
Élasticité-prix |
Chaloupka Frank J., Warner Kenneth E., « The economics of smoking », in Handbook of Health Economics, volume 1, 2000, pages 1539-1627 https://fjc.people.uic.edu/Presentations/Papers/hand0623.pdf |
De -0,14 à -1,23 ; habituellement de -0,3 à -0,5 |
Gallet Craig A., List John A., « Cigarette demand: a meta-analysis of elasticities », Health Economics, n° 12, 27 novembre 2002, p. 821-835. |
-0,48 |
Gallus S., Schiaffino A., La Vecchia C., et al., « Price and cigarette consumption in Europe », Tobacco Control, 2006, n° 15, p. 114-119. https://tobaccocontrol.bmj.com/content/15/2/114.info |
-0,5 à -0,7 |
International Agency for Research on Cancer, « Effectiveness of Tax and Price Policies for Tobacco Control », IARC Handbooks of Cancer Prevention, volume 14, 2011 https://www.nber.org/system/files/working_papers/w22296/w22296.pdf |
-0,2 à -0,6 |
Banque Mondiale, Boîte à outils de l'économie de la fiscalité du tabac, mars 2018 |
-0,2 à -0,7, la plupart des estimations s'établissant autour de -0,4 |
Kohler A et al., « Cross-country and panel data estimates of the price elasticity of demand for cigarettes in Europe », British Medical Journal Open, 13(6), 16 juin 2023 |
-0,4 |
Source : Mecss du Sénat, d'après les sources indiquées
Les études propres à la France suggèrent un résultat analogue. Cette élasticité a pu fortement varier d'une année à l'autre, avec en particulier une élasticité proche de -1 lors de la forte augmentation de fiscalité de 2003-2004.
Principales études sur l'élasticité-prix de la demande de tabac en France
Référence |
Élasticité-prix |
Danielle Besson, « Consommation de tabac : la baisse s'est accentuée depuis 2003 », Insee Première n° 1110, décembre 2006 https://www.bnsp.insee.fr/ark:/12148/bc6p06zskkz.pdf |
Jusqu'en 2002 : - 0,3 2003-2004 : environ - 1 |
Fromentin Vincent, « L'impact de la taxation sur les ventes de cigarettes en France - Une approche économétrique », Revue économique 2015/3 (Vol. 66), Presses de Sciences Po, pages 601 à 614. https://www.cairn.info/revue-economique-2015-3-page-601.htm |
2000-2003 (fortes hausses de prix) : - 0,45 à court terme et - 0,47 à long terme 2004-2012 (hausses de prix moindres et plus espacées) : - 0,17 à court terme et - 0,2 à long terme |
Hill Catherine, Legoupil Clémence, « Taxation et prix du tabac en France et conséquences sur la consommation », BEH 14-15, 29 mai 2018, p. 309 https://www.santepubliquefrance.fr/determinants-de-sante/tabac/documents/article/taxation-et-prix-du-tabac-en-france-et-consequences-sur-la-consommation |
1950-2015 : - 0,47 2000-2015 : - 0,41 |
Source : Mecss du Sénat, d'après les sources indiquées
2. Principales estimations de l'élasticité-prix de la demande dans le cas de la consommation nocive d'alcool
Le tableau ci-après synthétise les principales méta-études relatives à l'élasticité-prix de la demande d'alcool, qui suggèrent, au niveau international, une élasticité-prix autour de - 0,5 (la valeur absolue étant un peu inférieure pour la bière et un peu supérieure pour le vin et, surtout, les spiritueux).
Principales méta-études sur l'élasticité-prix de la demande d'alcool dans les pays développés
* Selon le rapport d'expertise collective de l'Inserm Réduction des dommages associés à la consommation d'alcool (2021), « même si des controverses existent du fait de ses liens d'intérêt très marqués avec l'industrie de l'alcool (Nelson, 2016 ; Xuan et coll., 2016) puisqu'il travaille pour le IARD (Inter national Alliance for Responsible Drinking), un lobby alcoolier vantant les mérites de la consommation responsable d'alcool, ses travaux sont toujours inclus dans les méta-analyses établissant les élasticités prix de la demande d'alcool ».
Source : Mecss du Sénat, d'après les sources indiquées
Selon le rapport d'expertise collective de l'Inserm Réduction des dommages associés à la consommation d'alcool (2021)303(*), « Au meilleur de notre connaissance, il n'existe pas d'estimation d'élasticité prix de la demande d'alcool en France ». De fait, les rares études concernant la France dont la Mecss du Sénat a connaissance sont anciennes, souvent étrangères (la France étant l'un des États étudiés) et donnent des résultats contradictoires.
Principales études sur l'élasticité-prix de la demande d'alcool en France
Référence |
Élasticité-prix |
||
Vin |
Bière |
Spiritueux |
|
Centre de recherches et de documentation sur la consommation (CREDOC), Effets du prix et du revenu sur la consommation de boissons, 1968 https://www.credoc.fr/publications/effets-du-prix-et-du-revenu-sur-la-consommation-de-boissons |
-0,21 |
-0,1 |
-1,32 |
Walter Labys (1976) « An international comparison of price and income elasticities for wine consumption », Australian Journal of Agricultural Economics, vol. 20, n° 1, 1976, pp. 33-36 |
-0,06 |
||
Saroja Selvanathan, Eliyathamby A. Selvanathan, The Demand for Alcohol, Tobacco and Marijuana: International Evidence, Routlege, 2005 |
- 0,05 à - 0,09 |
- 0,06 à |
- 0,06 à |
Nicolas Ruiz, Alain Trannoy, « Le caractère régressif des taxes indirectes : les enseignements d'un modèle de microsimulation », Economie et statistique, n°413, 2008, pp. 21-46 http://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_2008_num_413_1_7034 |
Tabacs et alcools : - 0,522 |
Source : Mecss du Sénat, d'après les sources indiquées
3. Principales estimations de l'élasticité-prix de la demande dans le cas des boissons sucrés et édulcorées
Dans le cas des boissons sucrées et édulcorées, il existe peu de méta-études relatives à l'élasticité-prix de la demande de boissons sucrées ou édulcorées. Une méta-étude récente (2022) indique une élasticité-prix de la demande de -1,59.
Principales méta-études et études sur l'élasticité-prix de la demande de boissons sucrées ou édulcorées dans les pays développés
Référence |
Élasticité-prix |
Fletcher J.M., Frisvold D.E. et Tefft N., « The effects of soft drink taxes on child and adolescent consumption and weight outcomes », Journal of Public Economics, n° 94, 2010, pp. 967-974. |
-0,15 à -1,90 selon les études |
Tatiana Andreyeva, Michael W. Long, Kelly D. Brownell, « The Impact of Food Prices on Consumption: A Systematic Review of Research on the Price Elasticity of Demand for Food», American Journal of Public Health, vol. 100, n° 2, février 2010 |
-0,79 pour les soft drinks (Etats-Unis) |
Fabrice Étilé, Anurag Sharma, « Do High Consumers of Sugar-Sweetened Beverages Respond Differently to Price Changes? A Finite Mixture IV-Tobit Approach », Health Economics, vol. 24 n° 9, septembre 2015, pp. 1147-63. |
-2,3 à la médiane, -0,2 pour le 95e quantile (Australie) |
Tatiana Andreyeva, Keith Marple, Samantha Marinello, Timothy E. Moore, Lisa M Powell, « Outcomes Following Taxation of Sugar-Sweetened Beverages: A Systematic Review and Meta-analysis », Journal of the American Medical Association, 1er juin 2022 |
-1,59 |
Source : Mecss du Sénat, d'après les sources indiquées
4. Principales estimations de l'élasticité-prix de la demande dans le cas des aliments
Les méta-études relatives à l'élasticité-prix de la demande d'aliments sont également peu nombreuses. Les estimations sont habituellement entre - 0,5 et - 0,6.
Principales méta-études sur l'élasticité-prix de la demande des aliments
Référence |
Élasticité-prix |
Fabienne Femenia, A meta-analysis of the price and income elasticities of food demand, Working Paper SMART - LERECO n° 19-03, avril 2019 |
Généralement entre -0,5 et -0,6 |
Tatiana Andreyeva, Keith Marple, Timothy E. Moore, et al., « Evaluation of Economic and Health Outcomes Associated With Food Taxes and Subsidies - A Systematic Review and Meta-analysis », Journal of the American Medical Association, 1er juin 2022 |
Fruits et légumes : -0,59 pour les ventes mais -0,17 pour la consommation |
Source : Mecss du Sénat, d'après les sources indiquées
* 298 Bonnet, Céline, et Réquillart, Vincent, « The effects of taxation on the individual consumption of sugar-sweetened beverages », Economics & Human Biology, Volume 51, 2023, 101277.
* 299 Lecocq, S., Orozco, V., Boizot-Szantai, C., Bonnet, C. & Etilé, F., « La régulation des prix des alcools en France : quels scénarios de réforme pour une politique proportionnée aux objectifs de santé publique et d'équité fiscale ? », Economie et Statistique / Economics and Statistics, 2023, 541, 17-32.
* 300 Dans l'étude citée, quatre scénarios fiscaux sont étudiés : deux s'appuient sur une taxe uniforme, c'est-à-dire invariable selon le taux d'alcool, avec une hypothèse basse et une hypothèse haute ; deux autres s'appuient sur une taxe progressive, corrélée au taux d'alcool, avec une hypothèse basse et une hypothèse haute.
* 301 Llopis, E. J., O'Donnell, A. & Anderson, P., Impact of price promotion, price, and minimum unit price on household purchases of low and no alcohol beers and ciders: Descriptive analyses and interrupted time series, 2021.
* 302 Etilé F., Sharma A., « Do High Consumers of Sugar-Sweetened Beverages Respond Differently to Price Changes ? A Finite Mixture IV-Tobit Approach », Health Econ., septembre 2015 ; 24(9):1147-63. doi: 10.1002/hec.3157. Epub 2015 Feb 11. PMID : 25676493.
* 303 https://www.inserm.fr/expertise-collective/reduction-dommages-associes-consommation-alcool/