INTRODUCTION

LE SYSTÈME AUTOROUTIER FRANÇAIS

1. Un objet éminemment politique

Dans l'univers souvent feutré et empreint de technicité des infrastructures de transport, les autoroutes sont indiscutablement la source des débats les plus passionnés et les plus politiques. Ces débats ont pris un tour plus vigoureux encore depuis la « privatisation » de 2006. Les questions pendantes, même si elles ne sont plus vraiment d'actualité, sont encore, « fallait-il privatiser » ? « L'État a-t-il fait une bonne affaire » ? Il serait possible d'ajouter, « les usagers ont-ils été gagnants » ? Ces débats intenses reviennent régulièrement sur le devant de la scène et dans les médias, notamment au regard de la suspicion de « surrentabilité » qui pèse sur les actionnaires privés des sociétés concessionnaires d'autoroutes. Deux rapports récents ont réactivé ces polémiques, l'un de la commission d'enquête du Sénat10(*) et l'autre de l'Inspection générale des finances (IGF) et du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD)11(*).

Le sujet est d'autant plus sensible que le réseau autoroutier concédé est la propriété de l'État, il fait partie intégrante de son patrimoine pour une valeur évaluée à 194 milliards d'euros. Simplement concédé, il n'a jamais été la propriété des sociétés d'autoroutes. Elles ne disposent que du droit temporaire de l'exploiter « à leurs risques et périls », ce qui suppose, en contrepartie, pour couvrir leurs dépenses et assurer une rémunération « raisonnable » des capitaux investis, qu'elles disposent de recettes tarifaires prélevées sur les usagers.

Aussi importantes et regrettables soient-elles, les questions relatives à la rentabilité des sociétés d'autoroutes ne constituent plus désormais le coeur des enjeux. Elles relèvent d'avantage d'erreurs passées desquelles il est essentiel de tirer des enseignements afin de ne pas les rééditer. En effet, dorénavant, le sujet le plus essentiel qui se présente dès aujourd'hui devant nous est celui de l'échéance prochaine des concessions historiques, soit plus de 90 % du réseau concédé. Les sept concessions historiques vont expirer successivement entre 2031 et 2036, c'est-à-dire « demain » tant les procédures préalables sont longues et les enjeux considérables. Les enjeux relatifs à cette perspective sont absolument considérables tant les choix qu'ils impliquent seront déterminants pour l'avenir du réseau autoroutier et même plus largement pour celui du secteur des transports dans son ensemble.

À l'expiration de leurs contrats, les sociétés d'autoroutes doivent en effet remettre à l'État les infrastructures qui composent leurs concessions « en bon état d'entretien ». Cette expression en apparence anodine ; et non définie dans les contrats, cache en fait des enjeux de plusieurs milliards d'euros en fonction de la façon dont on l'interprète. Les sociétés d'autoroutes en sont pleinement conscientes et s'efforceront par tous les moyens d'en réduire la portée. Dans le même temps, le modèle concessif et les contrats historiques, aussi imparfaits soient-ils, confèrent à l'État des prérogatives de puissance publique exceptionnelles qu'il doit exercer dans toute leur plénitude pour défendre ses intérêts patrimoniaux qui sont surtout et avant tout ceux de tous les citoyens français. Il y a malheureusement tout lieu de penser que l'État aborde cette échéance dans une approche trop conciliante vis-à-vis des sociétés d'autoroutes.

Au terme de cette mission, ces craintes sont confirmées et la position qu'adopte actuellement l'État concédant dans les négociations avec les sociétés d'autoroutes est inquiétante. Pour éviter le risque de contentieux « au long cours » avec ces sociétés, l'État concédant s'apprête à transiger avec ses intérêts patrimoniaux et à renoncer à se saisir pleinement de ses prérogatives.

Cette période charnière de la fin des concessions historiques ne peut par ailleurs être décorrélée d'une autre question essentielle, celle du « jour d'après ». Il s'agit bien entendu de la définition du modèle de gestion des autoroutes qui succèdera à la fin des concessions. Sur ce sujet extrêmement sensible, alors que plusieurs voies sont théoriquement possibles, les décisions qui seront prises engageront très largement l'avenir des infrastructures autoroutières nationales mais bien plus largement celui des mobilités dans leur ensemble. Les choix qui seront faits supposent de s'appuyer sur une stratégie de long terme concertée sur ce que doivent être les priorités de la route, de l'autoroute et au-delà même, du secteur des transports dans toute sa globalité et dans toute sa diversité : quelles doivent être les infrastructures de transports de demain, pour quel niveau de service, dans le cadre de quel modèle de gouvernance, à travers quels investissements et en s'appuyant sur quels modèles de financement ? Voici autant de questions auxquels il nous faut collectivement répondre au moment de définir un nouveau système autoroutier.

En préambule des réflexions relatives à la définition de ce nouveau modèle, le rapporteur observe que la qualité de l'entretien courant du réseau autoroutier concédé français est unanimement reconnue.

En toute hypothèse, pour rééquilibrer les relations entre l'État concédant et les sociétés d'autoroutes, le système devrait nécessairement être profondément réformé. En outre, à l'heure où l'on s'interroge plus que jamais sur les moyens de financer la transition écologique, le rapporteur a acquis la conviction qu'à l'avenir, il est nécessaire qu'une part significative des recettes tirées de l'exploitation des autoroutes soit affectées aux enjeux de mobilités dans leur ensemble.

2. Une histoire mouvementée

En 195512(*), pour rattraper son retard en matière d'infrastructures autoroutières, la France a retenu le modèle concessif financé par les péages des usagers. À cette époque, les concessions, conclues pour 35 ans, ne pouvaient être attribuées qu'à des personnes publiques ou des sociétés d'économie mixte (SEM) majoritairement détenues par des personnes publiques. Cinq sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (SEMCA) à capital exclusivement public ont ainsi vu le jour :

- la Société de l'autoroute Esterel-Côte d'Azur Alpes (ESCOTA), en 1956 ;

- la Société de l'Autoroute de la Vallée du Rhône (SAVR), en 1957, devenue société des Autoroutes du sud de la France (ASF) en 1973 quand son réseau s'est étendu à d'autres régions ;

- la Société de l'Autoroute Paris-Lyon (SAPL), en 1961, devenue la Société des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (SAPRR) en 1975 ;

- la Société des Autoroutes Paris-Normandie (SAPN), en 1963 ;

- la Société des autoroutes du nord et de l'est de la France (SANEF), également en 1963.

En 1958 et en 1962 ont également été créées la Société du tunnel du Mont-Blanc (STBM, devenue ATBM) et la Société française du tunnel routier du Fréjus (SFTRF).

En 1970, l'État a commencé à confier la construction et l'exploitation des autoroutes à des personnes privées13(*). Quatre nouvelles sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA) à capitaux privés sont alors constituées :

- Cofiroute (Compagnie financière et industrielle des autoroutes) ;

- ACOBA (Société de l'autoroute de la côte basque) ;

- AREA (Société des autoroutes Rhône-Alpes) ;

- APPEL (Société des autoroutes Paris-Est-Lorraine).

Peu après, la crise économique qui fait suite au choc pétrolier de 1973 s'est traduite par une chute du trafic autoroutier et une mise à mal de l'équilibre économique des sociétés d'autoroutes privées. Après leurs faillites, elles ont été reprises par l'État entre 1981 et 1983 à l'exception notable de Cofiroute, seule société concessionnaire d'autoroute historique à être restée privée jusqu'à aujourd'hui.

En 1994, une réforme de l'organisation du système autoroutier concédé a permis de développer l'autonomie de gestion des sociétés d'autoroutes. Cette réforme s'est notamment traduite par des recapitalisations opérées par l'établissement public Autoroutes de France (ADF). Créé en 1983, ce dernier est devenu le principal actionnaire des sociétés d'autoroutes. La réforme a aussi conduit à mettre en place des contrats de plan quinquennaux entre les sociétés d'autoroutes et l'État. Enfin, elle a également opéré une restructuration du secteur. Les sociétés d'autoroutes historiques ont ainsi été regroupées en trois ensembles géographiques :

- ASF (Autoroutes du sud de la France) et ESCOTA (Esterel-Côte d'Azur) ;

- SANEF (Société des autoroutes du nord et de l'est de la France) et SAPN (Société des autoroutes Paris-Normandie) ;

- SAPRR (Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône) et AREA (Société des autoroutes Rhône Alpes).

Ainsi, des années 1950 jusqu'au début des années 2000, le réseau autoroutier a-t-il principalement été construit par des sociétés concessionnaires publiques.

La situation évolue au début des années 2000. En effet, suite à des ouvertures partielles de leur capital entre 2002 et 200514(*), les trois groupements de sociétés d'autoroutes historiques ont été privatisés en 2006. La cession des parts que l'État détenait dans le capital de ces sociétés lui a rapporté 16,5 milliards d'euros tandis que la dette financière des sociétés historiques, de 16,8 milliards d'euros, était transférée aux nouveaux actionnaires privés.

À partir de 2008, plusieurs programmes d'investissements autoroutiers négociés entre l'État et les concessionnaires vont se succéder :

- le « paquet vert autoroutier » de 2010 pour 1 milliard d'euros de travaux ;

- le plan de relance autoroutier de 2015 pour 3,2 milliards d'euros d'investissements ;

- le plan d'investissement autoroutier de 2019 pour des opérations estimées à 700 millions d'euros.

Aujourd'hui les infrastructures routières concédées représentent environ 9 310 kilomètres de linéaire soit environ 75 % de l'ensemble du réseau autoroutier qui s'étend sur 12 500 kilomètres. La valeur du patrimoine autoroutier concédé est estimée à 194 milliards d'euros dans les comptes de l'État. La plus grande partie de ce réseau (environ 95 % de son chiffre d'affaires) est toujours opérée aujourd'hui par les sept sociétés d'autoroutes historiques désormais détenues par des actionnaires privés : ASF, ESCOTA, APRR, AREA, SANEF, SAPN et Cofiroute.

Des sociétés « récentes », créées depuis 2001, gèrent également des concessions de même que les sociétés d'économie mixte ATMB et SFTRF. Les 21 sociétés d'autoroutes qui opèrent en France détiennent ainsi 26 contrats de concession.

Réseau des sociétés concessionnaires d'autoroutes

Source : association française des sociétés d'autoroutes (AFSA)

Tableau de synthèse des sept concessions historiques en France

Société d'autoroute

Début de la concession

Fin de la concession

Longueur du réseau

(en km)

ASF

1961

2036

2 730

SANEF

1963

2031

1 396

SAPN

1963

2033

372

APRR

1963

2035

1 890

Cofiroute

1970

2034

1 111

AREA

1971

2036

409

ESCOTA

1975

2032

471

Source : commission des finances du Sénat

3. Un concédant essentiellement incarné par le ministère des transports et la surveillance d'un régulateur

Les services de la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), et plus particulièrement la sous-direction des financements innovants et du contrôle des concessions autoroutières dite « FCA », « incarnent » l'État concédant et sont en première ligne en ce qui concerne le suivi technique et juridique des contrats ainsi que les négociations avec les sociétés d'autoroutes et le contrôle de leurs obligations.

Les services des ministères économiques et financiers interviennent plus ponctuellement en soutien de la DGITM dans le cadre des procédures de mise en concurrence de nouvelles concessions ou parfois dans les procédures de négociations d'avenants à des contrats en cours. Par ailleurs, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) est conjointement responsable du contrôle annuel des hausses de tarifs de péage.

En 2015, il a été décidé d'instaurer une régulation indépendante du secteur autoroutier concédé. Confiée à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer), devenue l'Autorité de régulation des transports (ART) en 2019, elle est concrétisée par les dispositions de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « loi Macron ».

Puisqu'au titre de l'article L. 122-7 du code de la voirie routière, le régulateur est chargé de « veiller au bon fonctionnement du régime des tarifs de péage autoroutier », il rend à ce titre15(*) des avis simples sur les projets de contrats de nouvelles concessions ou d'avenants à des concessions en cours à condition que ces derniers aient une incidence sur les tarifs de péage ou sur la durée de la concession. Ces avis sont publics et interviennent avant l'examen de ces projets par le Conseil d'État qui peut ainsi en tenir compte dans le cadre de son instruction.

Dans le cadre de ses missions, l'ART doit également publier des études approfondies relatives au modèle économique des sociétés d'autoroutes et à son suivi, notamment s'agissant des prévisions de rentabilité des concessionnaires. Ces tâches sont prévues à l'article L. 122-9 du code de la voirie routière. Celui-ci dispose ainsi que « l'Autorité de régulation des transports établit, au moins une fois tous les cinq ans, un rapport public portant sur l'économie générale des conventions de délégation16(*). L'Autorité de régulation des transports établit annuellement une synthèse des comptes des concessionnaires. Cette synthèse est publique et transmise au Parlement. En outre, l'Autorité de régulation des transports assure un suivi annuel des taux de rentabilité interne de chaque concession ».

L'ART contrôle également les procédures de passation des marchés de travaux, de fournitures ou de services et des contrats d'exploitation des sous-concessions (aires de repos et de services) par les concessionnaires d'autoroutes.


* 10 Rapport n° 709 (2019-2020) fait au nom e la commission d'enquête (1) sur le contrôle, la régulation et l'évolution des concessions autoroutières, par M. Éric JEANSANNETAS (président) et M. Vincent DELAHAYE (rapporteur).

* 11 Le modèle économique des sociétés concessionnaires d'autoroutes, IGF et CGEDD, février 2021.

* 12 À travers les dispositions de la loi n° 55-435 du 18 avril 1955 portant statut des autoroutes.

* 13 Sur la base juridique constituée par le décret n° 70-398 du 12 mai 1970.

* 14 ASF en 2002 puis APRR en 2004 puis SANEF en 2005.

* 15 Comme le prévoit l'article L. 122-8 du code de la voirie routière.

* 16 Deux éditions de ce rapport ont été publiées à ce jour, en 2020 et en 2023.

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