B. LA POSSIBILITÉ DE GAGER LES DIMINUTIONS DE RESSOURCES PUBLIQUES

Si l'article 40 de la Constitution proscrit toute création ou aggravation d'une charge publique par la voie d'une initiative parlementaire, de sorte qu'une dépense ne peut être compensée par un gage, il autorise en revanche la compensation des diminutions de ressources publiques, sous certaines conditions. Aussi, la diminution doit être intégralement compensée par la création d'une ressource nouvelle ou par le relèvement d'une ressource existante à due concurrence, ce mécanisme étant communément désigné sous le terme de gage.

1. Les gages, un contenu encadré par le Conseil constitutionnel

Bien que certains gages soient très fréquents, sinon systématiques - à l'instar des gages dits « tabac »109(*) -, toute compensation n'est a priori recevable que si elle remplit les trois critères cumulatifs suivants : la suffisance, la conséquence et l'immédiateté.

Ces critères ont été posés par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 2 juin 1976 : « les dispositions [...] ne sont contraires ni à l'article 40, ni à aucune autre disposition de la Constitution pour autant, toutefois, que la ressource destinée à compenser la diminution d'une ressource publique soit réelle, qu'elle bénéficie aux mêmes collectivités ou organismes que ceux au profit desquels est perçue la ressource qui a fait l'objet d'une diminution et que la compensation soit immédiate »110(*).

Des exemples de gage sont présentés en annexe au présent rapport111(*). Il convient de noter que, lorsqu'un gage ne respecte pas les critères précités, une rectification est systématiquement proposée aux auteurs d'amendements.

a) Le gage doit être suffisant et réel

Le gage proposé doit être réel par rapport à la perte de ressources induite par le dispositif de l'amendement : le juge de la recevabilité apprécie, au cas par cas, les assiettes et les rendements respectifs des ressources concernées pour évaluer le caractère suffisant ou non du gage proposé. Sans qu'il soit attendu des auteurs d'amendements un calcul à l'euro près, ceux-ci doivent veiller à ce que la compensation soit réaliste112(*), quand bien même elle ne serait jamais mise en oeuvre...

Le juge de la recevabilité financière serait donc amené à déclarer irrecevable un amendement pour lequel la compensation serait manifestement bien en-deçà de la perte de recettes induite par le dispositif. Par exemple, un amendement parlementaire qui gagerait une diminution de plusieurs points du taux de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), dont le rendement net en 2023 s'est établi à plus de 200 milliards d'euros, par une augmentation, même « à due concurrence », de la taxe sur les transactions financières (TTF), dont le rendement était d'un peu moins de deux milliards d'euros en 2023, ne pourrait être recevable. En effet, au regard de l'assiette de la TTF, aucune augmentation de son taux ne pourrait permettre de compenser réellement la perte de recettes proposée.

L'obligation de réalité signifie également que le gage doit prendre la forme d'une ressource publique pour laquelle le législateur est compétent.

b) Le gage doit être immédiat

La suffisance du gage s'apprécie également dans le temps, au sens où la compensation introduite par le gage doit être immédiate ou, à tout le moins, concomitante de la perte de recettes induite par le dispositif de l'amendement.

c) Le gage doit être établi au profit de la personne publique qui connait la perte de recettes

Pour être budgétairement neutre, la recette publique que le gage propose d'augmenter doit être affectée à la personne affectataire de la recette que l'amendement diminue. Par exemple, il n'est pas possible de gager la diminution d'un impôt perçu par l'État par l'augmentation d'une cotisation sociale, perçue par les caisses de sécurité sociale. De la même manière, au sein de l'État, la diminution d'une recette qui vient abonder un compte spécifique - compte d'affectation spéciale ou budget annexe - doit être gagée par une augmentation de ressources au bénéfice du même compte.

Il arrive également qu'un amendement ait pour conséquence de diminuer les recettes de plusieurs personnes publiques : il convient, dans ce cas, de prévoir un gage pour chacune des catégories concernées. Ainsi, les amendements visant à étendre le périmètre de l'ancien dispositif des zones de revitalisation rurale113(*) n'ont été déclarés recevables qu'avec un gage multiple visant à la fois l'État, les collectivités territoriales et les organismes de sécurité sociales, dans la mesure où le dispositif incluait à la fois des réductions d'impôts nationaux et locaux mais également des baisses de contributions et de cotisations sociales.

Une exception à ce principe concerne les amendements qui portent sur des recettes « démembrées », c'est-à-dire affectées à plusieurs personnes publiques. Dans ce cas, un gage établi au seul profit de l'État suffit si ce dernier en est le principal affectataire. Le cas le plus fréquent est celui des diminutions des recettes de la TVA : un seul gage État suffit, quand bien même cette ressource est désormais affectée à d'autres personnes publiques (collectivités territoriales, administrations de sécurité sociale, audiovisuel public).

Pour autant, la diminution d'une ressource affectée à une personne publique peut être gagée par la création d'une taxe additionnelle à un impôt d'État qui lui serait affecté. Dans ce cas, la taxe additionnelle est établie au profit de la personne publique concernée (opérateur de l'État, collectivité territoriale, administration de sécurité sociale), qui en est donc la principale affectataire. C'est le cas du gage « tabac », qui repose sur une taxe additionnelle à un impôt d'État, ensuite affectée à la personne publique qui connait la perte de recettes.

Dans le cas où l'amendement parlementaire affecte les recettes perçues par les collectivités territoriales, il est fréquent que le gage consiste en une augmentation de la dotation globale de fonctionnement (DGF). Dans ce cas, la perte de recettes qui en découle pour l'État doit elle-même être compensée. Il s'agit d'un gage « en cascade »114(*).

2. Les critères d'une perte de recettes au sens de l'article 40
a) La perte de recettes s'analyse au sens juridique

À l'instar de la création ou de l'aggravation d'une charge publique, la diminution de ressources publiques s'analyse de manière abstraite et juridique. Les raisonnements de nature économique, ayant trait, par exemple, à l'adaptation des comportements en réponse à une baisse d'impôts, ne sont pas pris en compte.

Il arrive ainsi que les auteurs d'amendements justifient la création ou l'élargissement d'une dépense fiscale par l'idée selon laquelle l'incitation économique qui en découlera sera créatrice de richesses ou aura un effet dynamique sur l'assiette de l'impôt, rehaussant in fine les recettes de l'État. Ces raisonnements sont impossibles à vérifier et ne sauraient être retenus par le juge de la recevabilité financière, qui analyse la perte de recettes uniquement d'un point de vue juridique.

En conséquence, sont irrecevables, en l'absence de compensation, les initiatives parlementaires visant à réduire soit le taux, soit l'assiette d'une taxe. Le Conseil constitutionnel a confirmé cette analyse dans une décision du 23 juillet 1975, en estimant qu'étaient bien « justiciables des dispositions de l'article 40 » les « mesures d'exonération, de déduction, de réduction, d'abattement ou d'octroi de primes », en ce qu'elles atteignaient « la substance de la matière imposable, entraînant l'obligation corrélative, pour rétablir le niveau de la ressource, de variations d'autres éléments, de taux ou d'assiette, de l'impôt en cause »115(*).

Cette analyse juridique de la perte de recettes implique également que doit être gagée toute initiative qui oblige ou qui permet à une personne publique de diminuer ses recettes : la perte de recettes peut n'être qu'hypothétique ou facultative (cf. infra). Ainsi, n'a été déclaré recevable que gagé pour les collectivités territoriales un amendement au projet de loi de finances pour 2024 visant à permettre aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale d'exonérer de taxe foncière sur les propriétés bâties les établissements d'enseignement supérieur d'intérêt général.

Bien entendu, toute augmentation du taux ou toute extension de l'assiette d'une ressource publique est recevable sans gage, indépendamment d'éventuelles conséquences sur le rendement global de l'impôt.

b) La perte de recettes doit être directe

Pour constituer une diminution des ressources publiques au sens de l'article 40 de la Constitution, la perte de recettes doit, comme la création ou l'aggravation d'une charge, être directe.

La location de sa résidence principale par un particulier est assujettie à plusieurs impôts (impôt sur le revenu, cotisation foncière des entreprises). Néanmoins un amendement visant à encadrer la possibilité pour les particuliers de proposer leur résidence principale à la location, en interdisant par exemple que la durée totale de location excède 60 jours, a un effet trop indirect sur les recettes publiques pour être considéré comme une diminution des ressources publiques nécessitant l'ajout d'un gage. Le raisonnement permettant de considérer comme recevables sans gage des amendements de « procédure fiscale » est le même, par exemple la suppression de certains justificatifs établis au profit de l'administration fiscale ou le renforcement des droits des contribuables dans le cadre d'un contrôle fiscal.

Pour autant, ce double critère de l'effet direct et certain ne signifie pas que seules les initiatives parlementaires abaissant le taux ou restreignant l'assiette d'un impôt doivent être gagées pour être recevables. Constituent également des pertes de recettes directes et certaines, bien que non immédiates, les initiatives qui élargissent un dispositif bénéficiant d'une fiscalité avantageuse. En d'autres termes, tout élargissement ou création d'une dépense fiscale n'est recevable que gagé116(*).

Ainsi, le président de la commission des finances n'a accepté que gagés des amendements élargissant le zonage du dispositif d'incitation à l'investissement locatif Pinel, qui permet de bénéficier d'une réduction d'impôt sur le revenu, ou la liste des organismes pour lesquels les dons des particuliers ou des entreprises sont éligibles à la réduction d'impôt sur le revenu et sur les sociétés.

c) La perte éventuelle de recettes doit être gagée

La diminution des ressources publiques doit être certaine, c'est-à-dire découler nécessairement de l'initiative du parlementaire. Comme pour les charges publiques, incertain ne signifie pas facultatif ou futur. Le caractère incertain provient de l'impossibilité, pour le juge de la recevabilité financière, de savoir si le dispositif proposé par le parlementaire peut conduire à une perte de ressources publiques, que ce soit par rapport au droit existant ou par rapport au droit proposé.

Ainsi, les amendements déposés lors de l'examen des projets de loi de finances et prévoyant d'entièrement réformer l'assiette de l'impôt sur la fortune immobilière ou encore de créer un nouveau barème pour l'impôt sur le revenu sont recevables sans gage, leurs effets étant considérés comme incertains.

Les modifications proposées ne doivent cependant pas avoir manifestement pour effet de diminuer des ressources publiques117(*). Si les conséquences d'un dispositif peuvent parfois être difficiles à apprécier, il convient de noter qu'en cas de doute raisonnable quant aux effets d'une initiative parlementaire sur les recettes, et si les auteurs de l'initiative ne peuvent pas a minima garantir une stabilité fiscale, une compensation doit être prévue. Cette jurisprudence stricte vise à garantir qu'aucune initiative parlementaire non gagée ne soit examinée alors qu'il s'avérerait finalement qu'elle diminue les ressources publiques.

d) La perte de recettes peut se réaliser à quelque moment que ce soit

Les initiatives parlementaires entraînant une diminution des ressources doivent être compensées, que cette diminution soit rétroactive (par exemple une baisse d'impôt), immédiate ou uniquement à échéance de plusieurs années.

Aussi, une initiative parlementaire qui, sans modifier le régime juridique d'une ressource, en décale la perception par la personne publique affectataire doit s'analyser comme une perte de recettes publiques et être gagée.

3. Le cas spécifique des pertes de recettes non fiscales

L'article 40 de la Constitution, en interdisant la diminution des « ressources publiques », vise également, au-delà des impositions de toute nature, les recettes non fiscales, qu'il s'agisse des dividendes tirés des participations de l'État, des produits tirés du domaine public, des produits de la vente de biens ou de services, des intérêts des prêts accordés par des personnes publiques, des rémunérations de garanties de l'État ou encore des redevances des usagers pour les services publics opérés en régie.

Deux grandes catégories de recettes non fiscales font l'objet d'initiatives parlementaires nombreuses et donnent lieu à une jurisprudence différente : les ressources tirées du patrimoine des personnes publiques d'une part, et celles issues des amendes et des sanctions prononcées par une autorité publique d'autre part.

a) Les ressources tirées du patrimoine des personnes publiques entrent dans le champ de l'article 40

Toute diminution de ressources tirées du patrimoine public doit être gagée.

Il peut s'agir tout d'abord du patrimoine immobilier des personnes publiques. Sont alors recevables, s'ils sont gagés, les amendements parlementaires autorisant la cession des biens immobiliers des personnes publiques à titre gratuit ou à vil prix : une telle cession constitue une perte de recettes pour le cédant par rapport à une vente au prix du marché. Ont donc dû être gagés des amendements prévoyant la possibilité pour les collectivités territoriales de céder des éléments de leur patrimoine à vil prix en contrepartie de leur rénovation. Il en va de même pour les revenus tirés de ce patrimoine immobilier : un amendement prévoyant d'étendre les conditions dans lesquelles certaines personnes privées peuvent être exonérées de redevance d'occupation du domaine public est recevable dès lors qu'il est gagé.

Le patrimoine public est également composé du patrimoine immatériel des personnes publiques, par exemple des données recueillies dans l'exercice de leurs prérogatives. Pour reprendre un exemple plus ancien, n'a été déclaré recevable que gagé un amendement au projet de loi de finances pour 2014 interdisant la vente par l'État des fichiers nominatifs issus des certificats d'immatriculation automobile.

La notion de patrimoine public recouvre enfin les dividendes tirés des entreprises dont l'État est actionnaire. Ainsi, des amendements visant à diminuer ou à supprimer le versement de dividendes au profit de l'État sont recevables à la condition d'être gagés.

b) Les sanctions sont exclues du champ de l'article 40

Le produit des amendes perçu par les personnes publiques à la suite d'une sanction pénale, administrative ou disciplinaire constitue également une ressource, parfois importante, pour la personne publique concernée. Toutefois, en vertu d'une jurisprudence constante de la commission des finances, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, ce produit ne constitue pas une ressource publique au sens de l'article 40 de la Constitution. Il n'est en effet que la conséquence indirecte et, par définition, incertaine, de la violation des dispositions législatives et réglementaires par les administrés, violation que le juge de la recevabilité ne saurait présumer.

Lorsque le législateur instaure une sanction financière, il ne poursuit pas une logique lucrative mais une logique dissuasive. En d'autres termes, et idéalement, le produit de ces amendes devrait être nul si chacun respectait les normes en vigueur. Il est donc possible de supprimer ou de diminuer sans gage le montant d'une pénalité dont le produit est recouvré par une personne publique, tout comme il est possible de modifier, sans gage, la répartition du produit des amendes entre les différentes personnes publiques affectataires.

Ainsi, le président de la commission des finances a déclaré recevable un amendement déposé sur le deuxième projet de loi de finances rectificative pour 2022 prévoyant de réviser, au sein du compte d'affectation spéciale « Contrôle de la circulation et du stationnement routier » (dit « CAS Radars »), la clé d'affectation des recettes du CAS au profit des collectivités territoriales et au détriment du désendettement de l'État.

Par conséquent, cela signifie aussi qu'il est possible de créer ou d'aggraver une pénalité ou une amende à la charge d'une personne publique, puisque cette pénalité ne peut pas être associée à une charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution.

Un amendement qui augmente les pénalités résultant du non-respect, par les collectivités territoriales, du pourcentage de logements sociaux imposés par la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite loi « SRU »118(*), est donc recevable. Ce raisonnement favorable à l'initiative parlementaire ne s'applique toutefois qu'aux amendes, pénalités et sanctions strictement entendues. A ainsi été déclaré irrecevable un amendement déposé lors de l'examen du projet de loi 3DS visant à rehausser, dans le cadre des contrats de mixité, le pourcentage obligatoire de logements sociaux dans les communes concernées. Il s'agissait, en l'espèce, d'une véritable obligation de faire pour ces collectivités, par définition coûteuse, et qui n'aurait su être confondue avec une pénalité, dont le but est essentiellement dissuasif ou incitatif.

Pour résumer

La diminution de ressources publiques

· Si l'article 40 proscrit toute augmentation d'une charge publique, il autorise la diminution de ressources publiques, à la condition que cette diminution soit intégralement compensée par la hausse d'une autre recette publique. Cette compensation est communément désignée sous le terme de « gage ».

· Les gages doivent répondre à des exigences de crédibilité et compenser immédiatement et directement la personne publique qui subit la perte de recettes. Différents types de gages sont alors utilisés.

· Une perte de recettes doit être gagée même si elle n'est qu'éventuelle ou facultative. La possibilité pour une personne publique de diminuer ses ressources doit ainsi être gagée.

· Toute diminution des ressources tirées du patrimoine public doit également être gagée.

· Les sanctions et les amendes perçues par les personnes publiques ne constituent pas une ressource publique au sens de l'article 40 de la Constitution et peuvent donc être modifiées sans gage.

· Le juge de la recevabilité financière rectifie systématiquement les amendements qui ne sont pas correctement gagés (ajout ou modification du gage).


* 109 Le gage « tabac » consiste en une taxe additionnelle à l'accise sur les tabacs.

* 110 Conseil constitutionnel, décision n° 76-64 DC du 2 juin 1976, Résolution tendant à modifier et à compléter certains articles du règlement du Sénat.

* 111 Annexe 1, « Tableau des gages ».

* 112 Il est rappelé que cette appréciation s'évalue au regard du seul dispositif de l'amendement, et non de l'ensemble du texte. Quant à la réalité de la possibilité, pour une taxe additionnelle à l'accise sur les tabacs, de compenser l'ensemble des amendements adoptés au cours de l'examen d'un texte et diminuant les recettes publiques, cela ne relève pas du juge de la recevabilité financière...

* 113 Désormais remplacé par le dispositif France revitalisation rurale (FRR).

* 114 Pour des exemples, se référer à l'annexe 1.

* 115 Conseil constitutionnel, décision n° 75-57 DC du 23 juillet 1975, op. cit.

* 116 Le traitement des crédits d'impôt fait l'objet d'un développement particulier (cf. infra).

* 117 Pour reprendre l'exemple du barème de l'impôt sur le revenu, ce serait le cas pour un amendement parlementaire remplaçant le barème actuel de cinq tranches par un barème de trois tranches, avec des taux inférieurs à ceux du barème actuel.

* 118  Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains.

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