B. SANS FREIN INSTITUTIONNEL SUFFISANT : VERS UNE DÉRIVE TECHNOCRATIQUE ?

1. Une interprétation extensive des compétences de l'Union européenne...

Venant s'ajouter à l'usage abusif des instruments juridiques européens, on peut constater une tendance à l'extension et à l'émiettement du pouvoir des institutions européennes, qui renforce l'hypothèse d'une dérive technocratique de l'Union européenne.

De fait, l'Union européenne ne peut intervenir que sur la base des compétences qui lui ont été attribuées par les traités car elle ne dispose pas de « la compétence de la compétence ».

La question du choix de la base juridique d'un texte n'est donc pas anodine.

D'une part, une interprétation extensive des compétences attribuées à l'Union européenne aboutirait par une sorte d'« effet cliquet » à priver les États membres de la possibilité de légiférer dans un domaine donné.

D'autre part, le choix de telle ou telle base juridique peut avoir une incidence sur la procédure d'adoption du texte et les poids respectifs de la Commission européenne, du Conseil ou du Parlement européen dans cette procédure.

La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne considère de manière constante que le choix de la base juridique doit se fonder sur « des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel parmi lesquels figurent notamment le but et le contenu de l'acte en cause ».

Elle admet qu'un texte puisse être fondé sur plusieurs bases juridiques, pour peu qu'elles n'emportent pas des procédures incompatibles entre elles, mais la Cour se réserve aussi le droit de dire si, compte-tenu du centre de gravité du texte, un seul fondement n'aurait pas été préférable.

À titre principal, trois articles des traités peuvent potentiellement servir à étendre les compétences de l'UE : les articles 352, 122 et 114 du TFUE.

a) La clause de flexibilité prévue à l'article 352 du traité sur le fonctionnement de l'UE.

Aux termes de cet article, lorsque, dans le cadre d'une des politiques prévues par les traités, une mesure paraît nécessaire pour atteindre l'un des objectifs visés par les traités mais que ceux-ci ne prévoient pas les « pouvoirs d'action » requis à cet effet, le Conseil statuant à l'unanimité peut prendre cette mesure en accord avec le Parlement européen.

Une clause de ce type a toujours figuré dans les traités européens, mais son objet était limité aux « mesures nécessaires pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l'un des objets de la Communauté ».

Le recours à cette clause a été très fréquent par le passé. Il a permis par exemple la création de l'Agence européenne des droits fondamentaux.

Avec un objet élargi, cet article 352 représente aujourd'hui un levier puissant d'extension potentielle du champ d'action européen.

ARTICLE 352 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UE

1. Si une action de l'Union paraît nécessaire, dans le cadre des politiques définies par les traités, pour atteindre l'un des objectifs visés par les traités, sans que ceux-ci n'aient prévu les pouvoirs d'action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen, adopte les dispositions appropriées. Lorsque les dispositions en question sont adoptées par le Conseil conformément à une procédure législative spéciale, il statue également à l'unanimité, sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen.

2. La Commission, dans le cadre de la procédure de contrôle du principe de subsidiarité visée à l'article 5, paragraphe 3, du traité sur l'Union européenne, attire l'attention des parlements nationaux sur les propositions fondées sur le présent article.

3. Les mesures fondées sur le présent article ne peuvent pas comporter d'harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres dans les cas où les traités excluent une telle harmonisation.

4. Le présent article ne peut servir de fondement pour atteindre un objectif relevant de la politique étrangère et de sécurité commune et tout acte adopté conformément au présent article respecte les limites fixées par l'article 40, second alinéa, du traité sur l'Union européenne.

b) La clause d'urgence prévue à l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Cet article du traité, qui permet à l'Union européenne de prendre des mesures temporaires en cas de crise, constitue également un puissant levier en matière normative.

Ses conditions d'utilisation sont décrites dans deux petits paragraphes. Le premier évoque « de graves difficultés (...) dans l'approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l'énergie », le second est activable lorsqu'un État membre subit « des catastrophes naturelles ou des événements exceptionnels échappant à son contrôle ».

Il permet aux États membres de prendre une décision à la majorité qualifiée - et d'échapper à l'unanimité qui est parfois requise, notamment en matière de fiscalité - et, surtout, sans que le Parlement européen soit associé, ce qui peut soulever une question démocratique (en ce sens, cela peut être comparé à une ordonnance ou à une mesure liée à l'État d'urgence en droit français).

En effet, dans cette procédure, le Parlement européen est simplement consulté, contrairement à la procédure de codécision qui le place sur un pied d'égalité avec le Conseil. Cet instrument est donc contesté par le Parlement européen qui y voit un déni de démocratie.

ARTICLE 122 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UE

1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l'approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l'énergie.

2. Lorsqu'un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d'événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l'Union à l'État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise.

Cet article a permis à la Commission européenne, depuis trois ans, de faire adopter, dans des délais record, des propositions législatives comme l'achat en commun de vaccins contre le Covid-19, la mise en place d'un instrument communautaire pour aider les gouvernements à financer leur régime de chômage partiel durant la pandémie, la création d'un prélèvement sur les superprofits des producteurs d'énergie, le plafonnement du prix du gaz, l'accélération de la délivrance de permis pour les fermes solaires et éoliennes, la réduction de la consommation de gaz et d'électricité sur le Vieux Continent ou encore l'achat en commun de gaz.

Certaines initiatives fondées sur l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ont pu soulever des interrogations légitimes.

Jean-François Rapin, rapporteur et président de la commission des affaires européennes, s'en est déjà publiquement inquiété en ces termes, lors de son intervention le 3 mai 2023 aux rencontres du Grand Continent organisées au Sénat sur le thème de « la démocratie européenne face aux crises : quel rôle pour les parlements » : « Je veux seulement évoquer la part grandissante de textes législatifs que la Commission propose sur le fondement de la procédure accélérée, prévue à l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'UE : cet article permet au Conseil de décider de mesures appropriées en cas d'urgence, plus exactement en cas de catastrophes, d'événements exceptionnels ou de ruptures d'approvisionnement en certains produits. C'est ainsi que le Conseil a pu s'entendre en quelques semaines sur des achats communs de vaccins ou de gaz, sans aucune intervention du Parlement européen, même a posteriori.

Est-ce le prix à payer pour répondre à la crise avec la réactivité qu'elle exige ? Rappelons toutefois que la crise exige tout autant discernement que réactivité. L'étymologie est ici éclairante car le verbe grec, « krinein », dont dérive le mot « crise », signifie discerner, passer au crible. Et, de ce point de vue, l'étape du débat public est irremplaçable : le parlement, comme lieu naturel de ce débat, ne saurait donc être court-circuité durablement. Ni la démocratie européenne être sacrifiée sur l'autel de la crise. »

c) L'harmonisation des législations nationales au titre de l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Cet article a toujours figuré dans les traités européens dans la mesure où il autorise l'adoption de mesures visant à l'établissement et au fonctionnement du marché intérieur, qui est au fondement de l'Union européenne. Il a souvent été utilisé par le passé pour étendre les compétences de l'Union européenne à de nouveaux domaines et son impact potentiel est considérable.

Son champ d'application est certes limité aux « mesures nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par les traités ayant pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur » mais cette disposition a été interprétée très largement par la Commission européenne et la Cour de justice de l'UE. Par exemple la suppression des frais d'itinérance pour les opérateurs de téléphonie mobile a été justifiée au nom de la suppression d'une entrave au bon fonctionnement du marché intérieur.

ARTICLE 114 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UE

1. Sauf si les traités en disposent autrement, les dispositions suivantes s'appliquent pour la réalisation des objectifs énoncés à l'article 26. Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social, arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur.

2. Le paragraphe 1 ne s'applique pas aux dispositions fiscales, aux dispositions relatives à la libre circulation des personnes et à celles relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés.

3. La Commission, dans ses propositions prévues au paragraphe 1 en matière de santé, de sécurité, de protection de l'environnement et de protection des consommateurs, prend pour base un niveau de protection élevé en tenant compte notamment de toute nouvelle évolution basée sur des faits scientifiques. Dans le cadre de leurs compétences respectives, le Parlement européen et le Conseil s'efforcent également d'atteindre cet objectif.

4. Si, après l'adoption d'une mesure d'harmonisation par le Parlement européen et le Conseil, par le Conseil ou par la Commission, un État membre estime nécessaire de maintenir des dispositions nationales justifiées par des exigences importantes visées à l'article 36 ou relatives à la protection de l'environnement ou du milieu de travail, il les notifie à la Commission, en indiquant les raisons de leur maintien.

5. En outre, sans préjudice du paragraphe 4, si, après l'adoption d'une mesure d'harmonisation par le Parlement européen et le Conseil, par le Conseil ou par la Commission, un État membre estime nécessaire d'introduire des dispositions nationales basées sur des preuves scientifiques nouvelles relatives à la protection de l'environnement ou du milieu de travail en raison d'un problème spécifique de cet État membre, qui surgit après l'adoption de la mesure d'harmonisation, il notifie à la Commission les mesures envisagées ainsi que les raisons de leur adoption.

6. Dans un délai de six mois après les notifications visées aux paragraphes 4 et 5, la Commission approuve ou rejette les dispositions nationales en cause après avoir vérifié si elles sont ou non un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres et si elles constituent ou non une entrave au fonctionnement du marché intérieur.

En l'absence de décision de la Commission dans ce délai, les dispositions nationales visées aux paragraphes 4 et 5 sont réputées approuvées.

Lorsque cela est justifié par la complexité de la question et en l'absence de danger pour la santé humaine, la Commission peut notifier à l'État membre en question que la période visée dans le présent paragraphe peut être prorogée d'une nouvelle période pouvant aller jusqu'à six mois.

7. Lorsque, en application du paragraphe 6, un État membre est autorisé à maintenir ou à introduire des dispositions nationales dérogeant à une mesure d'harmonisation, la Commission examine immédiatement s'il est opportun de proposer une adaptation de cette mesure.

8. Lorsqu'un État membre soulève un problème particulier de santé publique dans un domaine qui a fait préalablement l'objet de mesures d'harmonisation, il en informe la Commission, qui examine immédiatement s'il y a lieu de proposer des mesures appropriées au Conseil.

9. Par dérogation à la procédure prévue aux articles 258 et 259, la Commission et tout État membre peuvent saisir directement la Cour de justice de l'Union européenne s'ils estiment qu'un autre État membre fait un usage abusif des pouvoirs prévus par le présent article.

10. Les mesures d'harmonisation visées ci-dessus comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauvegarde autorisant les États membres à prendre, pour une ou plusieurs des raisons non économiques visées à l'article 36, des mesures provisoires soumises à une procédure de contrôle de l'Union.

Là encore, le recours fréquent à l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne soulève des interrogations. De nombreux exemples récents et substantiels méritent d'être cités à ce sujet.

Ainsi, récemment, la commission des affaires européennes a adopté, le 27 mai dernier, un avis motivé dénonçant la non-conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de défense22(*).

Tout en soutenant les avancées vers une défense européenne, appuyée sur une base industrielle et technologique de défense européenne, solide et autonome, les rapporteurs ont fait observer que cette proposition de règlement se fonde sur plusieurs articles du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, dont l'article 114 du TFUE, aboutissant à confier à la Commission européenne une compétence en matière de défense alors que ce domaine relève, selon les traités, de la souveraineté de chaque État. C'est la raison pour laquelle la commission des affaires européennes a adopté cet avis motivé, au titre de l'article 88-6 de la Constitution, contestant la validité de cette base juridique au nom de laquelle la Commission revendiquait des compétences dans un champ de souveraineté nationale.

Examiné par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, lors de sa réunion du 5 juin 2024, sur le rapport du sénateur Jean-Luc Ruelle23(*), cet avis motivé a été approuvé par cette commission et il est devenu résolution du Sénat24(*).

On peut également mentionner la proposition de règlement tendant à abroger la directive relative aux emballages et aux déchets d'emballages et modifiant la directive relative à la réduction de l'incidence de certains produits en plastique sur l'environnement25(*). Cette proposition ne reposait que sur la seule base juridique de l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne alors que ce texte présentait une dimension environnementale incontestable, qui aurait justifié qu'il soit pris aussi sur le fondement de l'article 192 du TFUE.

La proposition de règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique26(*), déjà évoquée et définitivement adoptée le 13 mars 2024 (règlement (UE) 2024/900 précité), est également fondée sur l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Ce texte a été présenté pour encadrer au niveau européen toutes les publicités politiques, pour, selon la Commission européenne, mettre fin à la fragmentation des règles nationales existantes, faire la transparence sur leurs « financeurs » et éviter toute manipulation par des actions de publicité politique.

La base juridique proposée peut toutefois poser question.

En effet, malgré sa longueur (224 pages !), l'analyse d'impact accompagnant le texte ne définissait pas quelles menaces pesant sur le marché intérieur justifiaient ce texte. Plus encore, la « fragmentation » dénoncée par la proposition ne pouvait être ramenée à une simple problématique de marché intérieur : en effet, elle résultait en fait le plus souvent des différences de systèmes institutionnels (bicaméraux ou monocaméraux...), de traditions politiques et de calendriers électoraux entre les États membres qui fondent leur vie démocratique.

En outre, le cadre européen adopté prévoit des obligations nouvelles, non seulement pour les prestataires de service de publicité et les responsables de traitement de données élaborant et diffusant de la publicité politique, mais également pour leurs « parraineurs », à savoir, potentiellement, les candidats aux élections et les partis politiques nationaux (article 7 du règlement).

Ainsi une nouvelle obligation déclarative est imposée au candidat ou au parti « parrainant » une annonce ou une campagne de publicité politique (article 7 du règlement) ; le prestataire de service, l'éditeur de publicité à caractère politique ou le responsable du traitement ayant travaillé pour leur compte (articles 9 à 12 et 19) pourrait aussi avoir à transmettre des informations les concernant à des tiers.

Or, la Commission européenne et l'Union européenne plus généralement, n'ont pas, dans les traités, les compétences nécessaires pour régir la propagande des candidats aux élections nationales ou locales ni celle des partis politiques nationaux, de surcroît sur la base de l'article 114 du TFUE.

Sur le rapport du Président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin, et de la sénatrice Laurence Harribey, le Sénat a souligné dans une résolution européenne du 21 mars 202227(*), l'inadaptation de la base juridique choisie et a appelé le Gouvernement à veiller à ce que la réforme n'ait aucun impact sur la liberté des États membres dans l'organisation des scrutins et sur les règles nationales des campagnes électorales.

On pourrait également mentionner l'exemple de la proposition de règlement de la Commission établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur28(*).

Cette proposition, fondée sur l'article 114 du TFUE, visait à définir au niveau européen les droits et obligations des fournisseurs de services de médias.

À l'initiative de la commission des affaires européennes, le Sénat a adopté une résolution européenne29(*), portant avis motivé, afin de contester la pertinence de l'article 114 du TFUE comme base juridique de la réforme envisagée, en constatant que le marché des médias n'était pas européen mais essentiellement structuré sur une base nationale, voire régionale ou locale, et en soulignant que le pluralisme des médias et de la presse écrite constituaient l'expression incontestable de la diversité culturelle et linguistique de l'Union européenne, garantie plutôt par l'article 167 du TFUE et pour laquelle l'Union européenne ne dispose que d'une compétence d'appui.

Enfin, dernier exemple marquant en date, on peut mentionner la proposition de directive relative aux associations transfrontalières européennes, présentée par la Commission européenne, le 5 septembre 202330(*).

Cette proposition imposerait aux États membres d'ajouter dans leur droit national, un nouveau statut d'association, celui d'« association transfrontalière européenne » (ATE), qui bénéficierait aux associations à but non lucratif ayant des activités dans plus d'un État membre.

La réforme proposée est fondée sur les articles 50 et 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, relatifs à la liberté d'établissement et au développement du marché intérieur. Si les projets de statut d'« association européenne » font l'objet de réflexions et de projets depuis les années 80 et si le Sénat lui-même a affirmé son ouverture à cette réflexion, force est de constater que le choix des bases juridiques entraînerait des conséquences néfastes pour les États membres.

En effet, les bases juridiques « marché intérieur » conduisent à l'application d'une harmonisation maximale des législations nationales, qui interdiraient de fait aux États membres de conserver ou d'adopter des règles différentes de celles de la directive.

De ce fait, elles seraient susceptibles de remettre en cause l'existence de la loi française du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, qui est une des « lois piliers » de la République française et à laquelle le Sénat est très attaché.

En outre, l'application des bases juridiques choisies menacerait les règles de contrôle plus poussées des associations reconnues d'utilité publique, qui bénéficient de financements publics et peuvent accepter dons et legs. Elle remettrait aussi en cause les procédures d'agrément en vigueur à l'égard de certains secteurs associatifs (clubs sportifs, associations familiales, fédérations de chasse...) et des équilibres politiques et sociaux sensibles, à l'exemple de la loi « Gatel » du 13 avril 2018, qui soumet l'ouverture d'établissements d'enseignement hors contrat à une déclaration préalable.

Elle pourrait entrer en contradiction avec la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et remettre en question les décisions nationales de dissolution d'associations, dans l'hypothèse où une association nationale dissoute se serait ensuite reconstituée sous la forme d'une association transfrontalière européenne.

Enfin, la proposition contient des dispositions de droit pénal sans pour autant viser les articles des traités européens relatifs à la politique pénale des États membres et de l'Union européenne.

Ce faisant, les conséquences potentielles de cette proposition sont si importantes pour le droit des associations des États membres que plusieurs d'entre eux - parmi lesquels la France - ont obtenu la suspension des négociations sur cette réforme dans l'attente d'un avis du service juridique du Conseil. Plusieurs options sont « sur la table », dont le retrait de la proposition et le dépôt d'un nouveau texte sur des bases juridiques adaptées.

Ces multiples exemples apportent la preuve d'une tendance claire à abuser de l'article 114 du TFUE pour fonder en droit une extension contestable des compétences de l'UE.

2. ... accompagnée par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne

Depuis l'origine de la construction européenne, la Cour de justice de l'Union européenne a joué un rôle majeur pour renforcer l'intégration européenne, grâce à une interprétation téléologique des traités, c'est-à-dire une interprétation fondée sur la finalité plutôt que la lettre des traités.

Ces dernières années, plusieurs décisions rendues par la Cour de justice de l'Union européenne sont venues contrecarrer la souveraineté des États membres de l'UE dans des champs de compétences où ils n'étaient pas convenus par traités de la partager.

La commission des affaires européennes s'en est déjà publiquement préoccupée, notamment en organisant avec la commission des lois le 10 juin 2021, une table ronde sur le thème : « Pouvoir régalien et droit européen » qui a réuni la Commission européenne, le Conseil d'État, des professeurs, le Parquet national antiterroriste et le ministère des armées31(*).

On peut en effet mentionner, à titre d'illustration, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne concernant le temps de travail des militaires ou celle sur la conservation des données de connexion.

Dans un arrêt de 201632(*), la Cour de justice de l'UE avait estimé qu'une législation nationale prévoyant une conservation générale et indifférenciée des données à des fins d'enquête et de répression des infractions pénales était contraire au droit de l'Union.

Cette approche restrictive de la Cour de justice de l'Union européenne serait susceptible de nuire à l'efficacité des services de renseignement en matière de lutte contre le terrorisme mais aussi à l'efficacité des enquêtes des services de police et de justice en matière de lutte contre la criminalité.

La dernière phrase de l'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne (TUE) affirme pourtant que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »

Même si elle a revu depuis sa jurisprudence dans un sens moins restrictif au vu des difficultés opérationnelles provoquées33(*), la Cour a semblé ignorer cette volonté explicite des auteurs des traités d'instituer une « exception de sécurité nationale » à l'application généralisée du droit de l'Union européenne. Sa jurisprudence l'amène en pratique à nier très souvent des clauses d'exception de sécurité nationale ou à en limiter drastiquement la portée.

Ainsi, la Cour de justice de l'Union européenne a estimé dans son arrêt La Quadrature du Net du 6 octobre 202034(*), « conformément à la jurisprudence constante de la Cour, bien qu'il appartienne aux États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d'arrêter les mesures propres à assurer leurs sécurité intérieure et extérieure, le seul fait qu'une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l'inapplicabilité du droit de l'Union et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit. »

La Cour a réaffirmé sa volonté extensive au sujet du temps de travail des militaires dans son arrêt du 15 juillet 2021 :

« Selon une jurisprudence constante de la Cour, bien qu'il appartienne aux seuls États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d'arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, y compris les décisions relatives à l'organisation de leurs forces armées, le seul fait qu'une mesure nationale a été prise aux fins de la protection de la sécurité nationale ne saurait entraîner l'inapplicabilité du droit de l'Union et dispenser les États membres du respect nécessaire de ce droit. Il doit en aller de même des mesures nationales adoptées aux fins de la protection de l'intégrité territoriale d'un État membre. »

Dans un arrêt du 15 juillet 202135(*), la Cour de justice de l'Union européenne a donc estimé que les militaires n'étaient pas exclus par principe du champ de la directive de 2003 sur le temps de travail.

Qu'il s'agisse des militaires des armées ou de la gendarmerie nationale, cette jurisprudence est susceptible de poser de sérieuses difficultés en France en termes de disponibilité et en matière opérationnelle, en particulier pour les militaires engagés dans des opérations extérieures. Comment imaginer, par exemple, limiter les horaires de temps de travail pour les officiers et les marins embarqués sur des bâtiments de la marine nationale alors que ceux-ci doivent être disponibles en permanence ?

Appliquée aux sapeurs-pompiers volontaires, cette jurisprudence de la Cour de justice est aussi susceptible de remettre en cause le statut de sapeur-pompier volontaire fondé sur le volontariat et de désorganiser le système français de protection civile, comme cela a été dénoncé par le Sénat dans une récente résolution européenne36(*).

Le Conseil d'État rappelle dans sa récente étude annuelle, à propos de ces deux exemples, que « les représentants de la France non seulement ne se sont pas opposés à ces dispositions, mais les ont même soutenues ». Il estime que « ce constat souligne la nécessité d'une anticipation particulièrement vigilante des difficultés d'application qu'un texte en cours de négociation dans les enceintes européennes est susceptible de poser ».

Au risque d'alimenter l'extension notoire de l'empire du juge européen, le Conseil et la Commission européenne semblent prêts à convenir d'une lecture abusivement souple des traités pour faciliter l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950. De fait, une telle adhésion conduirait la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) à connaître des actes pris par l'Union sur le fondement de la politique étrangère et de sécurité commune37(*).

En dépit de la lettre et de l'esprit des traités, la Commission européenne, soutenue par le service juridique du Conseil, a avancé l'idée qu'une déclaration intergouvernementale interprétative serait suffisante pour autoriser la CJUE à étendre sa compétence aux actes relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) afin de statuer sur une éventuelle violation des droits fondamentaux, alors même que le traité exclut expressément cette compétence.

Comme l'a souligné le Sénat dans sa résolution, une telle interprétation, qui s'apparenterait à une révision des traités soustraite au contrôle des Parlements nationaux, serait susceptible de fragiliser la participation de la France aux opérations militaires de l'Union européenne.

3. La multiplication des agences européennes

Depuis le milieu des années 1990, de nombreuses agences européennes ont vu le jour, venant compléter la liste de celles initialement créées vingt ans plus tôt.

Dotées d'une personnalité juridique propre avec des attributions très variées, les agences de l'Union européenne contribuent à la mise en oeuvre des politiques de l'Union dans des domaines spécifiques. Cette spécialisation leur permet d'apporter une connaissance scientifique et technique sur des questions politiques.

Leurs domaines d'intervention sont très variés, allant de la sécurité aérienne aux droits fondamentaux.

Certaines de ces agences disposent de pouvoirs étendus de régulation, comme par exemple l'autorité bancaire européenne.

On peut distinguer schématiquement les agences exécutives et les agences décentralisées.

Il existe actuellement plus de 30 agences décentralisées. Elles sont dotées d'une personnalité juridique propre, ont été créées pour une durée indéterminée et sont distinctes des institutions européennes.

Les agences décentralisées contribuent à mettre en oeuvre les politiques de l'UE. Elles soutiennent également la coopération entre l'UE et les autorités nationales en mettant en commun les compétences et connaissances techniques et spécialisées des institutions nationales et européennes.

Les agences décentralisées sont réparties dans toute l'Europe et travaillent sur des questions très variées. Il peut s'agir d'enjeux concernant les denrées alimentaires, la médecine, la justice, la sécurité des transports, la toxicomanie et l'environnement. On peut citer par exemple l'agence européenne des médicaments.

La Commission européenne a aussi institué 6 agences exécutives, pour une durée limitée, chargées de gérer des missions spécifiques liées aux programmes de l'Union européenne. Ces agences exécutives, qui sont des entités juridiques, travaillent sur des initiatives de la Commission allant de la santé et de l'éducation à l'innovation et à la recherche.

Outre en réponse à un besoin d'expertise, des agences ont également vu le jour à la suite de crises. C'est notamment le cas de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) créée en 2002 en réponse au scandale de la vache folle, ou encore de l'Autorité bancaire européenne (ABE) opérationnelle depuis 2011, trois ans après la crise économique et financière de 2008.

D'autres facteurs ont contribué à la multiplication des agences : les élargissements successifs de l'Union européenne et l'extension de ses compétences. Le choix de leur emplacement est par ailleurs pour l'Union européenne une réponse à la critique sur la centralité des prises de décision et de l'administration européennes.

Sous le premier mandat de Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne, le recours aux agences s'est ainsi fortement développé. On peut mentionner notamment la création de l'autorité européenne du travail (2019), de l'agence exécutive pour le Conseil européen de l'innovation et des petites et moyennes entreprises (EISMEA) en 2021, l'agence exécutive pour le climat, les infrastructures et l'environnement (CINEA) en 2021, l'agence exécutive européenne pour la santé et le numérique (HaDEA) en 2021, l'agence européenne de l'asile (AUEA) en 2022, le centre européen de compétence en matière de cybersécurité (CECC) en 2023, ou encore l'autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC).

Si on ajoute les divers organismes qui n'ont pas le statut d'agence mais qui dépendent de l'UE, comme par exemple le Parquet européen, on compte au total une cinquantaine d'agences et d'organes divers au niveau européen, employant environ 12 000 agents.

La multiplication de ces agences et de ces différents organes soulève à la fois la question de leur légitimité et celle du contrôle de leur bonne gouvernance.

Liste des agences de l'Union européenne

Nom de l'agence

Localisation

Type d'agence

Année de création

Agence exécutive pour le Conseil européen de l'innovation et les petites et moyennes entreprises (EISMEA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2021

Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER)

Ljubljana (Slovénie)

agence décentralisée

2011

Agence européenne de défense (AED)

Bruxelles (Belgique)

agence de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)

2004

Agence européenne pour l'environnement (AEE)

Copenhague (Danemark)

agence décentralisée

1990

Autorité européenne des marchés financiers (AEMF)

Paris (France)

agence décentralisée

2011

Agence d'approvisionnement d'Euratom

Luxembourg (Luxembourg)

agence d'Euratom

1960

Agence de l'Union européenne pour l'asile (AUEA)

La Valette (Malte)

agence décentralisée

2022

Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d'information à grande échelle au sein de l'espace de liberté, de sécurité et de justice (eu-LISA)

Tallinn (Estonie)

agence décentralisée

2011

Agence exécutive européenne pour la recherche (REA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2007

Agence exécutive européenne pour la santé et le numérique (HaDEA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2021

Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop)

Thessalonique (Grèce)

agence décentralisée

1975

Centre de traduction des organes de l'Union européenne (CdT)

Luxembourg (Luxembourg)

agence décentralisée

1994

Agence de l'Union européenne pour la formation des services répressifs (CEPOL)

Budapest (Hongrie)

agence décentralisée

2005

Agence exécutive européenne pour le climat, les infrastructures et l'environnement (CINEA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2021

Office communautaire des variétés végétales (OCVV)

Angers (France)

agence décentralisée

1995

Centre satellitaire de l'Union européenne (CSUE)

Ardoz (Espagne)

agence de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)

2002

Agence exécutive européenne pour l'éducation et la culture (EACEA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2006

Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA)

Cologne (Allemagne)

agence décentralisée

2002

Autorité bancaire européenne (EBA)

La Défense (France) / (Londres avant 2019)

agence décentralisée

2011

Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC)

Solna (Suède)

agence décentralisée

2005

Agence européenne des produits chimiques (ECHA)

Helsinki (Finlande)

agence décentralisée

2007

Agence européenne de contrôle des pêches (EFCA)

Vigo (Espagne)

agence décentralisée

2005

Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)

Parme (Italie)

agence décentralisée

2002

Institut européen pour l'égalité entre les hommes et les femmes (EIGE)

Vilnius (Lituanie)

agence décentralisée

2010

Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (EIOPA)

Francfort (Allemagne)

agence décentralisée

2011

Autorité européenne du travail (ELA)

Bratislava (Slovaquie)

agence décentralisée

2019

Agence européenne des médicaments (EMA)

Amsterdam (Pays-Bas) / (Londres avant 2019)

agence décentralisée

1995

Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT)

Lisbonne (Portugal)

agence décentralisée

1993

Agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA)

Lisbonne (Portugal)

agence décentralisée

2002

Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité (ENISA)

Athènes (Grèce)

agence décentralisée

2004

Agence de l'Union européenne pour les chemins de fer (ERA)

Valenciennes (France)

agence décentralisée

2006

Agence exécutive du Conseil européen de la recherche (ERCEA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2007

Fondation européenne pour la formation (ETF)

Turin (Italie)

agence décentralisée

1994

Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA)

Bilbao (Espagne)

agence décentralisée

1994

Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)

Alicante (Espagne)

agence décentralisée

1994

Institut d'études de sécurité de l'Union européenne (EUISS)

Paris (France)

agence de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC)

2002

Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound)

Dublin (Irlande)

agence décentralisée

1975

Eurojust

La Haye (Pays-Bas)

agence décentralisée

2002

Europol

La Haye (Pays-Bas)

agence décentralisée

1999

Agence de l'Union européenne pour le programme spatial (EUSPA)

Prague (République tchèque)

agence décentralisée

2004

Fusion for Energy (F4E)

Barcelone (Espagne)

agence d'Euratom

2007

Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne (FRA)

Vienne (Autriche)

agence décentralisée

2007

Frontex

Varsovie (Pologne)

agence décentralisée

2004

Agence exécutive européenne pour la santé et le numérique (HaDEA)

Bruxelles (Belgique)

agence exécutive

2021

Agence de soutien à l'ORECE (Office de l'ORECE)

Riga (Lettonie)

agence décentralisée

2010

Source : Toute l'Europe

Une illustration de la contribution des agences à une certaine dérive technocratique de l'Union européenne a été apportée par l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) lors de sa récente initiative visant à interdire à terme l'usage du plomb en raison du risque sanitaire associé.

L'ECHA est au centre du dispositif mis en place par le règlement REACH38(*) du 18 décembre 2006, qui résulte de la fusion de 40 directives européennes préexistantes depuis 1967 et qui tend à sécuriser l'utilisation des substances chimiques vis-à-vis de la santé humaine et de l'environnement. C'est cette agence qui est chargée de gérer et mettre en oeuvre l'ensemble des tâches que prescrit ce texte, mais aussi de proposer périodiquement (au moins tous les deux ans) à la Commission européenne une révision de ce règlement, qui peut comporter l'inscription de telle ou telle substance dans une des nombreuses annexes du règlement ou son déplacement de l'une de ces annexes vers une autre.

L'annexe XIV de ce règlement-fleuve, qui comportait 331 pages en 2022, dresse la liste des substances dites « particulièrement préoccupantes » susceptibles d'être dans un premier temps soumises à une procédure dite « d'autorisation » particulièrement longue, complexe et coûteuse, pour les entreprises concernées, utilisatrices desdites substances, avant d'être interdites à terme - dans un certain délai à compter de leur inscription à cette annexe -, si la proposition de l'ECHA est validée par la Commission européenne.

En effet cette agence avait lancé au printemps 2022 une consultation sur l'inclusion du plomb à l'annexe XIV du règlement « REACH », concernant les substances dites « particulièrement préoccupantes ».

La procédure d'autorisation que cela impliquerait, et qui cèderait la place à une interdiction pure et simple au terme de quelques années, représenterait un coût prohibitif pour les utilisateurs : plusieurs mois de montage de dossier d'expertise, exigeant le recours à un cabinet ou une structure d'appui spécialisés et le versement d'une redevance à l'ECHA (de l'ordre de 27 000 € minimum à 200 000 € selon la taille de l'entreprise concernée). Les entreprises (TPE et PME) françaises du secteur du patrimoine culturel ne pourront pas mettre en oeuvre cette procédure très lourde, sans que leur survie même soit mise en cause à court terme, ainsi que leur savoir-faire ancestral dont dépendent la restauration et la préservation d'un patrimoine participant à l'identité de l'Europe : vitraux, monuments historiques, orgues, notamment.

Les sénateurs sont intervenus en amont pour sonner l'alarme, via une résolution européenne39(*) et un avis politique adressé à la Commission européenne, sur le rapport de Catherine Morin-Desailly et Louis-Jean de Nicolaÿ au nom de la commission des affaires européennes, pour appeler à la préservation des filières du patrimoine, menacées par l'interdiction du plomb ou la procédure d'autorisation envisagée par cette révision du règlement européen « REACH » initiée par une agence européenne.

Sans l'intervention du Sénat, de professionnels et de parlementaires nationaux et européens qui ont alerté la Commission européenne, la procédure quasi automatique de révision de REACH et le mécanisme interne propre au fonctionnement de l'ECHA auraient ainsi pu porter un préjudice considérable à tout un secteur, relativement marginal par rapport à l'usage du plomb dans son ensemble (dont plus de 80 % est imputable à l'industrie des batteries) mais fondamental par son impact culturel et patrimonial, aux plans européen et mondial.

Ceci illustre les risques que les agences européennes obéissent à une logique bureaucratique susceptible de négliger certains enjeux pourtant essentiels au regard de l'intérêt général européen.

Ceci préoccupe d'autant plus les rapporteurs que l'intérêt général européen court déjà le risque d'être occulté à Bruxelles par des intérêts privés particulièrement puissants, au vu du poids très fort qu'y ont acquis certains lobbys, ce dont les rapporteurs ont notamment pu être témoins lors de l'élaboration des législations européennes destinées à réguler les marchés et services numériques. L'encadrement plus strict de ces activités de lobbying participe du renforcement de la lutte contre la corruption dans l'UE auquel la commission des affaires européennes a appelé dans un de ses récents rapports d'information40(*) auquel le Sénat a donné suite en adoptant une résolution européenne41(*).


* 22 COM (2024) 150 final.

* 23 Rapport n° 679 (2023-2024) du 5 juin 2024 présenté par Jean-Luc Ruelle au nom de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées du Sénat.

* 24 Résolution du Sénat n° 145 (2023-2024) adoptée le 5 juin 2024.

* 25 COM (2022) 677 final.

* 26 COM (2021) 731 final.

* 27 Résolution du Sénat n° 122 (2021-2022).

* 28 COM (2022)457 final.

* 29 Résolution du Sénat n° 36 (2022-2023) devenue définitive le 11 décembre 2022.

* 30 COM (2023) 516 final.

* 31 Le compte-rendu de cette table ronde est accessible sur la page suivante :

https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20 210 607/lois.html#toc7

* 32 Cour de justice de l'Union européenne, « Tele2 Sverige », 21 décembre 2016, C-203/15.

* 33 Voir en particulier Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) , 2 mars 2021, H.K/Prokuratuur, C-746/18 (qui a autorisé l'accès à un ensemble de données de communications électroniques relatives au trafic ou à la localisation en vue de lutter contre la criminalité grave ou de prévenir des menaces graves contre la sécurité publique) ; CJUE, 5 avril 2022, Commissionner of the Garda Siochàna, C-140/20 (qui, tout en réaffirmant l'interdiction de principe de conservation généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic et à la localisation, assouplit l'interprétation des exceptions posées par l'arrêt « La Quadrature du Net » du 6 octobre 2020) ; CJUE, 30 avril 2024, La Quadrature du Net, C-470-21 (les États membres peuvent imposer aux fournisseurs d'accès à internet une obligation de conservation généralisée et indifférenciée des adresses IP pour lutter contre les infractions pénales) ; CJUE, 4 octobre 2024, Bezirkshauptmannschaft Landeck, C-548-21) (l'accès de la police aux données contenues dans un téléphone portable n'est pas nécessairement limité à la lutte contre la criminalité grave. Le législateur national doit définir les motifs d'accès ainsi que la nature des infractions concernées. Enfin, cet accès doit être préalablement autorisé par une juridiction ou une autorité indépendante, sauf cas d'urgence).

* 34 Cour de justice de l'UE, grande chambre, 6 octobre 2020, « La quadrature du net et autres c. Premier ministre », affaires jointes C-511/18, C-512/18 et C-520/18.

* 35 CJUE, « Ministrstvo za obrambo », C-742/19, 15 juillet 2021.

* 36 Résolution n° 147 (2023-2024), devenue résolution du Sénat le 26 juillet 2024.

* 37 Voir sur ce point la résolution n° 67 (2022-2023) du Sénat, présentée par François-Noël Buffet, Christian Cambon et Jean-François Rapin, et adoptée définitivement le 7 mars 2023.

* 38 Règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (désigné en langue anglaise sous le terme de REACH pour « Registration, Evaluation, Authorization and restriction of Chemicals »), instituant une agence européenne des produits chimiques, modifiant la directive 1999/45/CE et abrogeant le règlement (CEE) n° 793/93 du Conseil et le règlement (CE) n° 1488/94 de la Commission ainsi que la directive 76/769/CEE du Conseil et les directives 91/155/CEE, 93/67/CEE, 93/105/CE et 2000/21/C.

* 39Résolution européenne du Sénat n° 150 du 26 août 2022 relative à la préservation des filières du patrimoine, notamment celles du vitrail, de la facture d'orgue, de la restauration et de la conservation des monuments et bâtiments historiques, des objets et oeuvres d'art et des biens culturels, menacées par l'interdiction du plomb ou la procédure d'autorisation telles qu'envisagées par la révision du règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006, dit « REACH », concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques : https://www.senat.fr/leg/tas21-150.html

* 40 Rapport d'information n° 345 (2023-2024) sur la lutte contre la corruption dans l'Union européenne, par MM. Claude KERN, Didier MARIE et Jean-François RAPIN, déposé le 14 février 2024.

* 41 Résolution européenne n° 90 du 18 mars 2024 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption dans l'Union européenne.

Partager cette page