INFOGRAPHIE

INTRODUCTION

Lors de son discours de politique générale, prononcé le 1er octobre dernier devant l'Assemblée nationale, le Premier ministre Michel Barnier a cité l'ordre de mission que le général de Gaulle, de sa propre main, a adressé depuis Londres, en mai 1942, à l'un de ses aides de camp, Pierre de Chevigné, pour l'envoyer aux États-Unis afin de tenter d'y créer une antenne de La France libre : « Je vous demande de faire beaucoup avec peu et en partant de presque rien ».

Alors que s'ouvre un nouveau cycle européen - avec une présidence du Conseil européen, une Commission européenne et un Parlement européen renouvelés -, il semble opportun d'exhorter l'Union européenne à respecter aussi ce mot d'ordre : faire bien, voire mieux, avec peu (de normes).

Face aux défis majeurs auxquels l'Europe est aujourd'hui confrontée, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières, tels que la transition écologique, la compétitivité économique, le défi migratoire ou la sécurité et la défense, les attentes des citoyens à l'égard de l'Union européenne sont nombreuses. C'est particulièrement le cas en France, comme en atteste la progression du taux de participation aux élections européennes de juin 2024 qui y a atteint 51,5 %, contre 50,12 % aux mêmes élections cinq ans plus tôt1(*).

Or, dans le même temps, comme l'ont exprimé les scores inédits remportés à ces élections 2024 par les partis populistes et extrémistes, l'Union européenne reste perçue comme technocratique et lointaine et l'efficacité de son action est questionnée.

On reproche pêle-mêle à l'Union européenne un processus de décision opaque et peu démocratique, une déconnexion des réalités du terrain une réglementation excessive et complexe qui pèse sur les États et les collectivités territoriales et qui nuit à la compétitivité des entreprises, comme l'a dénoncé le rapport Draghi paru en septembre 2024...

Dès lors, peut-on réellement parler d'une dérive normative voire technocratique de l'Union européenne ? Alors que l'Union européenne a un rôle essentiel à jouer pour apporter des réponses aux défis du moment, comment rendre l'action de l'Union européenne plus légitime, plus efficace et mieux admise par les citoyens ? Faire preuve d'exigence à l'égard de l'Europe n'est-il pas le meilleur remède à la défiance qui grandit à son égard ?

Telles sont les questions abordées dans le présent rapport.

C'est dans cette perspective que les rapporteurs ont effectué un déplacement à Bruxelles, le 27 mai dernier, afin de s'entretenir avec des représentants des institutions européennes et des entreprises2(*). Ils se sont également entretenus, le 9 octobre 2024, avec le Secrétaire général des affaires européennes et les membres de son équipe, que ce sujet mobilise également.

Les rapporteurs tiennent à remercier les différentes personnalités rencontrées à Paris et à Bruxelles.

Dans une première partie de leur rapport, ils analyseront le risque d'une dérive normative et technocratique de l'Union européenne et ses conséquences sur la légitimité, l'efficacité et la compétitivité de l'Union.

La deuxième partie du présent rapport sera consacrée aux réponses facialement apportées par les institutions européennes pour en déplorer les effets limités.

Dans une troisième partie, les rapporteurs avanceront plusieurs recommandations pour réellement rendre l'action de l'Union européenne plus légitime, plus efficace et plus proche des citoyens, en s'appuyant sur le respect du principe de subsidiarité et de proportionnalité, dont les Parlements nationaux sont les premiers gardiens mais non les seuls.

Vouloir simplifier et améliorer la qualité de la législation européenne en respectant mieux les principes de subsidiarité et de proportionnalité ne signifie pas vouloir affaiblir la capacité de décision de l'Union européenne ou perturber le processus de décision européen. C'est au contraire rendre l'action de l'Union européenne plus efficace et mieux admise et contribuer ainsi à rapprocher l'Union européenne des citoyens et à la rendre plus compétitive.

I. I. UNE DÉRIVE NORMATIVE DE L'UNION EUROPÉENNE QUI LA FRAGILISE

A. UN VOLONTARISME EUROPÉEN ALIMENTANT LE RISQUE D'UNE DÉRIVE NORMATIVE...

1. Un emballement législatif récent 

En mai 2023, le Président de la République lui-même, Emmanuel Macron, appelait de ses voeux une « pause réglementaire européenne ».

« Si je devais résumer en une formule peut-être un peu brutale, l'Europe a tendance à surréglementer et à sous investir » a déclaré le Chef de l'État, lors de la 29e Conférence des ambassadrices et ambassadeurs.

Le reproche adressé à l'Union européenne d'être à l'origine d'un excès de réglementation n'est certes pas nouveau.

L'achèvement du marché unique à la fin des années 1980 avait suscité à l'époque de fortes critiques sur une harmonisation trop poussée au niveau européen. On se souvient notamment de la phrase prononcée en 1988 par Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, selon laquelle « dans dix ans, 70 % à 80 % de la législation adoptée le sera sous influence européenne ».

On peut rappeler, à cet égard, les polémiques suscitées au sujet de certaines initiatives européennes, par exemple en matière de protection des animaux dans les zoos, de courbure des bananes ou de taille des concombres, de pose des compteurs d'eau, de la durée de validité des permis de conduire ou encore de la réglementation des soldes.

Cette question a toutefois pris récemment une acuité nouvelle.

Ces dernières années, on a assisté, en effet, à une intense activité législative au niveau de l'Union européenne. Cet emballement est notoire sous la dernière législature 2019-2024 du Parlement européen et le premier mandat de Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne.

Comme le relève Mario Draghi dans son récent rapport sur l'avenir de la compétitivité européenne3(*), l'Union européenne a adopté environ 13 000 textes entre 2019 et 20244(*). À titre de comparaison, environ 3 500 textes législatifs et 2 000 résolutions ont été adoptés par le Congrès américain sur la même période.

Certes, si l'on compare en termes quantitatifs aux précédentes législatures, l'augmentation est relative.

Comme l'a indiqué aux rapporteurs le Secrétaire général des affaires européennes, Emmanuel Puisais-Jauvin, lors de son audition au Sénat, 515 actes législatifs ont été adoptés entre 2019 et 2024, sous le premier mandat de Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne. Cela représente une augmentation sensible (de 23 % environ) par rapport à la précédente législature : en effet, 426 actes législatifs avaient été adoptés entre 2014 et 2019, sous la présidence de Jean-Claude Juncker. Mais l'on peut observer que l'UE en avait adopté 465 entre 2009 et 2014, sous la présidence de José Manuel Barroso.

Il est vrai qu'entre 2019 et 2024, l'Union européenne a été confrontée à une succession de crises, comme la crise migratoire, la pandémie de la Covid 19 ou encore la guerre en Ukraine et la crise énergétique. L'Union européenne a donc été amenée à multiplier les formes d'interventions, souvent en urgence, avec notamment un programme d'achats groupés de vaccins contre la Covid 19 ou le recours à l'emprunt pour lancer un grand programme de relance au niveau européen.

Toutefois, en termes qualitatifs, ce premier mandat de Ursula von der Leyen a été marqué par l'adoption de nombreux textes ayant un fort impact, en particulier dans le cadre de la double transition verte et numérique, mais aussi en matière migratoire ou dans d'autres domaines.

Ainsi, dans le cadre du « Pacte vert », une centaine de textes législatifs importants ont été adoptés ou sont en voie de l'être au niveau européen en matière d'agriculture, de biodiversité, d'énergie ou de gestion des déchets. On peut mentionner, à titre d'exemples, l'interdiction de vente des véhicules neufs à moteur thermique à compter de 2035 ou l'interdiction de l'importation de « produits issus de la déforestation ».

Il en va de même dans le domaine du numérique, avec notamment le règlement sur les marchés numériques ou « Digital Markets Act »5(*)(DMA) et le règlement sur les services numériques ou « Digital Services Act »6(*) (DSA).

Dès lors, faut-il dénoncer un « excès de réglementation » au niveau européen ?

D'emblée, il convient de rappeler quelques éléments de contexte pour nuancer cette critique.

D'une part, on peut rappeler que l'Union européenne est avant tout une construction juridique, un « ordre juridique propre » pour reprendre l'expression utilisée par la Cour de justice de l'Union européenne, reposant sur des actes juridiques (les traités et le droit dérivé). Ainsi, la construction européenne entretient un rapport spécifique à la norme juridique puisque l'Union européenne n'agit que par le droit, à la différence d'un État, qui dispose des instruments classiques de la souveraineté que sont le monopole de la force légitime et des pouvoirs exécutifs.

D'autre part, l'exercice de son pouvoir normatif constitue l'un des principaux vecteurs d'influence, voire un « instrument de puissance » de l'Union européenne par rapport aux autres grandes puissances.

Comme le souligne le Conseil d'État dans son étude annuelle de 2024 portant sur la souveraineté7(*) : « de manière générale, l'Union européenne s'est révélée être une formidable machine à édicter de la norme et à faire de cette norme un instrument de puissance, peut-être le principal outil de puissance aujourd'hui dont disposent les Européens pour peser sur la marche du monde, dans la mesure où ces normes fixent un standard qui s'impose sur le premier marché mondial ».

On peut citer à cet égard des domaines comme l'environnement, la santé ou le numérique.

Ainsi, le règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté par l'Union européenne en 2016 et entré en vigueur en 2018, a inspiré de nombreuses législations à travers le monde, comme au Chili, en Corée du Sud, au Brésil, au Kenya, au Qatar, au Japon ou au Canada.

Plus récemment, l'Union européenne a mis en place en 2022 un cadre de régulation au niveau mondial face aux grandes plateformes du numérique actives sur le sol européen (avec notamment le DSA et le DMA évoqués plus haut), qui confère à ces règles européennes une forme d'extra-territorialité en les rendant applicables à des acteurs non-européens.

De même, en matière de santé publique, face à la pandémie de la Covid 19, la Commission européenne a mis en place un certificat de vaccination qui est devenu une référence mondiale utilisée par l'Organisation mondiale de la santé et par près de 79 pays dans le monde.

Ainsi, aux yeux des rapporteurs, l'Union européenne a un rôle essentiel à jouer pour apporter des réponses aux défis actuels comme la sécurité et la défense, les migrations, la transition écologique et numérique ou encore pour défendre et promouvoir le modèle social européen.

Pour autant, comme cela a été souligné, plusieurs rapports récents, notamment celui de Enrico Letta sur l'achèvement du marché intérieur8(*) et celui de Mario Draghi sur l'avenir de la compétitivité européenne, ont tiré l'alarme sur les effets négatifs de l'excès de réglementation au niveau de l'Union européenne. Celle-ci pèse, en effet, lourdement sur la compétitivité des entreprises européennes.

Ainsi, dans son rapport, Enrico Letta souligne que « le défi de la simplification du cadre réglementaire est l'un des principaux obstacles au futur marché unique ». De même, Mario Draghi consacre dans son rapport un chapitre entier au thème de la simplification.

Cette nouvelle priorité affichée en faveur de la simplification comme élément de compétitivité donne une actualité nouvelle aux critiques anciennes des entreprises mais aussi des États et de leurs citoyens, qui dénoncent la prolifération normative européenne et redoutent « l'effet de cliquet » de la construction européenne, tant il est rare que des compétences transférées à l'Union reviennent aux États membres.

2. Une préférence croissante pour les règlements qui laissent moins de liberté aux États membres que les directives

Ces dernières années, on constate aussi un recours croissant par la Commission européenne aux règlements plutôt qu'aux directives.

Ainsi, selon les données de la Commission européenne, 70 règlements et 38 directives du Parlement européen et du Conseil ont été adoptés en 2024, 90 règlements et 33 directives en 2019 et 88 règlements et 47 directives en 2014. Le nombre de règlements a donc été en moyenne de deux à trois fois supérieur à celui des directives depuis dix ans. La proportion était sensiblement différente, voire inverse, auparavant, puisqu'en 2009, 59 règlements et 80 directives ont été adoptés. En 2004, 42 règlements et 36 directives ont été adoptés et, en 2000, 16 règlements et 39 directives ont été adoptés.

Rappelons que les règlements sont d'application directe et ne nécessitent pas de mesure de transposition - sinon parfois quelques mesures d'adaptation pour assurer leur insertion dans le droit national -, contrairement aux directives, qui fixent des objectifs mais laissent une marge d'appréciation aux États membres quant aux moyens pour les atteindre.

Les directives sont donc par essence plus respectueuses de la diversité nationale puisqu'elles permettent de mieux prendre en compte les réalités du terrain et d'articuler objectifs européens et traditions juridiques nationales. Elles présentent également l'avantage d'associer souvent les Parlements nationaux lorsqu'elles contiennent des dispositions de nature législative impliquant l'adoption d'une loi de transposition qui les insèrent de manière plus cohérente dans l'ordre juridique interne et précisent les moyens retenus pour atteindre les objectifs qu'elles fixent.

La Commission européenne semble toutefois privilégier dorénavant le recours au règlement car celui-ci permet, contrairement à la directive, une action européenne plus homogène et rapide au bénéfice du bon fonctionnement du marché intérieur, puisqu'il ne nécessite généralement pas de mesure de transposition en droit interne avant d'entrer en vigueur et évite les distorsions de concurrence internes au marché intérieur pouvant découler de la surtransposition des obligations européennes en droit interne par certains États membres. Par ailleurs, cet instrument limite la marge d'appréciation des États membres.

De fait, le recours au règlement plutôt qu'à la directive peut parfois s'avérer utile, en particulier pour éviter les distorsions de concurrence entre les entreprises. Toutefois, d'une manière générale, les directives sont plus respectueuses du principe de subsidiarité. Le recours à un règlement plutôt qu'à une directive peut en outre soulever de sérieuses difficultés juridiques, en particulier lorsque la Commission européenne présente un règlement modifiant des dispositions d'une directive européenne antérieure.

La Commission européenne a ainsi fait le choix d'un règlement au lieu d'une directive s'agissant des modifications apportées à une directive de 1984 portant sur les emballages et déchets d'emballages9(*). La Commission européenne a justifié ce choix au motif que les États membres n'avaient pas rempli les objectifs qui leur avaient été assignés et qu'il convenait donc de leur imposer non seulement des objectifs mais aussi les moyens d'atteindre ces objectifs.

Ce choix a toutefois conduit à limiter les marges de manoeuvre du législateur national qui avait déjà pu mettre en oeuvre d'autres dispositifs pour la collecte et le recyclage des emballages ayant fait l'objet d'importants investissements des collectivités territoriales et qui ont démontré leur efficacité. Les conséquences préjudiciables de ce choix pour la compétitivité des acteurs économiques sont développées plus bas10(*).

De même, en matière de cybersécurité, la Commission européenne a fait le choix, en avril 2023, de proposer un règlement établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s'y préparer et d'y réagir11(*), règlement modifiant une directive (la directive SRI 2), alors même que celle-ci n'avait pas encore été transposée dans tous les États membres, dont la France.

Comme l'a souligné la commission des affaires européennes, lors de l'examen de cette proposition de règlement, cela soulève deux difficultés, à savoir l'instabilité de la règle européenne et son uniformité quel que soit le contexte local : « la directive SRI 2, adoptée en décembre 2022, doit être transposée dans le droit interne des États membres d'ici octobre 2024. Ce texte est donc très récent et n'est pas encore pleinement opérationnel, ce qui empêche actuellement de tirer des conclusions quant à son efficacité ou ses lacunes présumées. Il paraît donc prématuré de vouloir déjà le compléter, comme le désire la Commission, voire le « doublonner ». Enfin, il est regrettable que la Commission européenne ait cette fois opté pour un règlement, c'est-à-dire un texte d'effet direct qui s'impose aux États membres sans marge d'appréciation de leur part »12(*).

C'est aussi par un règlement que la Commission européenne a proposé un « réservoir européen de talents »13(*), dispositif destiné à attirer une immigration économique régulière dans les États membres de l'Union européenne, afin de « répondre aux pénuries actuelles et futures de main d'oeuvre et de compétences » dans les secteurs économiques en tension et de « réduire la pression exercée par la migration irrégulière »14(*), alors même que les États membres étaient divisés sur cet objectif. Les débats au Sénat sur un dispositif inspiré de cette réglementation et présenté dans le cadre de la loi « immigration » du 26 janvier 202415(*) en ont été l'illustration.

3. Un recours abusif aux actes d'exécution et aux actes délégués

On peut également souligner le recours croissant que fait la Commission européenne aux actes d'exécution et aux actes délégués.

Cette tendance est illustrée par le tableau suivant :

 

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

2021

2022

2023

Actes délégués16(*)

0

4

7

38

55

130

104

137

131

119

159

135

230

197

171

Actes d'exécution

1677

1648

1625

1657

1716

1538

1558

1493

1627

1503

1566

1652

1592

2072

1916

Source : Commission européenne

En principe, ce sont les États membres qui s'assurent de la mise en oeuvre du droit européen au niveau national, conformément aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, qui veulent que les décisions soient prises le plus près possible du terrain et qui ont été consacrés par les traités.

ARTICE 5 DU TRAITE SUR L'UNION EUROPEENNE

1. Le principe d'attribution régit la délimitation des compétences de l'Union. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l'exercice de ces compétences.

2. En vertu du principe d'attribution, l'Union n'agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent. Toute compétence non attribuée à l'Union dans les traités appartient aux États membres.

3. En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu'au niveau régional et local, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union.

Les institutions de l'Union appliquent le principe de subsidiarité conformément au protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Les parlements nationaux veillent au respect du principe de subsidiarité conformément à la procédure prévue dans ce protocole.

4. En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l'action de l'Union n'excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités.

Les institutions de l'Union appliquent le principe de proportionnalité conformément au protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Il peut toutefois être nécessaire d'adopter, au niveau européen, des normes d'exécution, par exemple pour éviter des distorsions de concurrence ou des discriminations entre les citoyens européens.

L'article 291 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne confie à cet effet un pouvoir exécutif à la Commission européenne en l'autorisant à adopter des actes « d'exécution ».

Les États membres demeurent néanmoins associés à l'élaboration des actes d'exécution à travers la procédure de comitologie17(*). Le Parlement européen exerce également un droit de regard dans ce domaine.

ARTICLE 291 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UE

1. Les États membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en oeuvre des actes juridiquement contraignants de l'Union.

2. Lorsque des conditions uniformes d'exécution des actes juridiquement contraignants de l'Union sont nécessaires, ces actes confèrent des compétences d'exécution à la Commission ou, dans des cas spécifiques dûment justifiés et dans les cas prévus aux articles 24 et 26 du traité sur l'Union européenne, au Conseil.

3. Aux fins du paragraphe 2, le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent au préalable les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l'exercice des compétences d'exécution par la Commission.

4. Le mot "d'exécution" est inséré dans l'intitulé des actes d'exécution.

Le recours fréquent à des actes d'exécution soulève toutefois des interrogations sur les limites du pouvoir exécutif de la Commission.

A l'occasion de l'examen de la proposition de règlement établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s'y préparer et d'y réagir, les rapporteurs de la commission des affaires européennes avaient d'ailleurs regretté « un renvoi fréquent, voire excessif, aux actes d'exécution de la Commission européenne ».

En l'espèce, il était proposé de confier à la seule Commission européenne le pouvoir d'arrêter les modalités d'intervention de la réserve européenne de cybersécurité, ce qui semble excessif, le législateur européen ne paraissant pas avoir épuisé ses compétences.

Sous couvert d'actes d'exécution, la Commission européenne peut ainsi se trouver en position de prendre des décisions qui dépassent la simple mise en oeuvre d'actes juridiquement contraignants de l'Union européenne : ainsi, comme l'a fait observer aux rapporteurs le Secrétaire général des affaires européennes lors de son audition, la décision relative à l'approbation du glyphosate, dont la portée pour l'agriculture européenne est considérable, relève-t-elle d'un acte d'exécution, à la main finale de la Commission européenne, sans que le Parlement européen, ni les Parlements nationaux, n'aient été associés au processus de décision.

Le glyphosate,

autorisé par un acte d'exécution de la Commission européenne

Il appartient en effet à la Commission de présenter un acte d'exécution pour renouveler l'autorisation de cette substance pour une certaine durée (en l'occurrence 10 ans en novembre 202318(*)).

Cet acte d'exécution doit néanmoins être approuvé à la majorité qualifiée par un comité dans le cadre de la comitologie (le Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux, composé de représentants des États membres). En cas d'avis défavorable, ou d'absence d'avis, la Commission peut soumettre le projet à un comité d'appel, composé des représentants permanents des États membres. En cas de nouveau blocage ou d'absence de majorité qualifiée, la décision finale relève du collège des commissaires, qui arrête finalement la mesure d'exécution.

Les parlements nationaux n'interviennent à aucun stade dans cette procédure de comitologie.

Par ailleurs, le traité de Lisbonne (article 290 du TFUE) a confié à la Commission européenne le pouvoir de prendre elle-même des actes délégués.

Ceci vise à faciliter notamment l'actualisation en continu des normes techniques. En effet, ces actes, qualifiés de « non législatifs », permettent à la Commission de compléter voire de modifier des « éléments non essentiels » d'un acte législatif européen. Certes, ce pouvoir, expressément prévu par le traité, ne peut être exercé que lorsqu'une délégation est explicitement prévue dans l'acte législatif. En outre, l'adoption des projets d'actes délégués peut être empêchée par un vote négatif du Parlement ou du Conseil. Enfin, l'acte délégué ne peut porter que sur des éléments « non essentiels » de l'acte législatif en cause, même si, faute de davantage de précision dans les traités, c'est à la jurisprudence de la Cour de justice qu'il est revenu d'apprécier, au cas par cas, la limite ainsi posée.

Or, comme le souligne le Conseil d'État dans son étude déjà citée sur la souveraineté, « cette prérogative confère à la Commission un rôle de quasi législateur » et « il ne devrait être recouru à cette prérogative qu'avec prudence de la part des législateurs européens et de la Commission, ce qui est loin d'être toujours le cas puisque l'on assiste au contraire, ces dernières années, à une multiplication du renvoi à des actes délégués, ce qui est souvent une facilité dans la négociation ».

Une illustration en est donnée dans la proposition de règlement sur les nouvelles techniques génomiques (NTG)19(*). La proposition initiale de la Commission européenne prévoyait le recours à un acte délégué pour faire évoluer les critères permettant de déterminer si une variété NTG appartient à la catégorie n° 1 (dérogeant entièrement à la législation sur les organismes génétiquement modifiés) ou à la catégorie n° 2 (soumise à des exigences supplémentaires). En pratique, cela laissait une très grande latitude à la Commission européenne pour élargir le champ des NTG de catégorie n° 1, en arguant des évolutions scientifiques et techniques, alors qu'il s'agit en réalité d'un choix de nature très politique sur un sujet sensible.

On peut également citer l'exemple du règlement du 13 mars 2024 relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique20(*). En l'espèce, ce texte impose aux prestataires de services et aux éditeurs de publicité à caractère politique, ainsi qu'aux responsables de traitement utilisant des techniques de ciblage à des fins de publicité politique, une obligation de transmission d'informations permettant d'assurer la transparence nécessaire sur l'objet de leur prestation (faire la promotion d'un candidat, d'une formation politique ou d'un objectif politique), sur les montants de la prestation et sur l'identité de leur commanditaire. La proposition de règlement initiale détaillait la liste des informations à transmettre dans l'une de ses annexes et prévoyait que la Commission européenne pouvait la modifier par la voie des actes délégués.

Sur cette base, le Sénat, dans une résolution européenne21(*) du 21 mars 2022, présentée par les sénateurs Laurence Harribey et Jean-François Rapin au nom de la commission des affaires européennes, n'a pu que constater que ces informations étaient pourtant des « éléments essentiels » de la proposition de règlement. Il a souligné que la possibilité offerte à la Commission européenne, de les modifier par un acte délégué, paraissait « aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif de transparence recherché » et privait « indûment les Parlements nationaux de toute possibilité de contrôle sur ces actes ». Il a, en conséquence, demandé à ce que la liste de ces informations soit arrêtée dans le règlement lui-même.

Il est intéressant de noter qu'au terme d'âpres discussions entre le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen, la version finalement adoptée du règlement a été amendée dans un sens favorable aux positions du Sénat avec le « rapatriement » des listes d'informations à fournir dans le règlement (articles 9, 11, 12 et 19). Et la limitation de la possibilité de modifier ces listes par des actes délégués : cette possibilité ne concerne plus que les informations transmises par les éditeurs de publicités à caractère politique et les responsables de traitement ; le pouvoir de modification de la Commission européenne a été limité à celui « d'ajouter » éventuellement de nouvelles informations à fournir ; la délégation est confiée à la Commission pour une durée de quatre ans (mais peut être reconduite tacitement).

ARTICLE 290 DU TRAITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE L'UE

1. Un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif.

Les actes législatifs délimitent explicitement les objectifs, le contenu, la portée et la durée de la délégation de pouvoir. Les éléments essentiels d'un domaine sont réservés à l'acte législatif et ne peuvent donc pas faire l'objet d'une délégation de pouvoir.

2. Les actes législatifs fixent explicitement les conditions auxquelles la délégation est soumise, qui peuvent être les suivantes :

a) le Parlement européen ou le Conseil peut décider de révoquer la délégation ;

b) l'acte délégué ne peut entrer en vigueur que si, dans le délai fixé par l'acte législatif, le Parlement européen ou le Conseil n'exprime pas d'objections.

Aux fins des points a) et b), le Parlement européen statue à la majorité des membres qui le composent et le Conseil statue à la majorité qualifiée.

3. L'adjectif "délégué" ou "déléguée" est inséré dans l'intitulé des actes délégués.

Ce recours fréquent aux actes d'exécution et aux actes délégués est d'autant plus problématique que de tels actes échappent, non seulement au contrôle du Parlement européen, mais aussi à celui des Parlements nationaux. En effet, ce ne sont pas des « actes législatifs européens » et, de ce fait, ils ne sont pas soumis au contrôle des principes de subsidiarité et de proportionnalité prévu au protocole n° 2 du traité de l'Union européenne.

4. Des procédures d'urgence de plus en plus courantes qui court-circuitent le législateur

Face aux multiples crises auxquelles l'Union européenne a été confrontée ces dernières années, comme la pandémie de la Covid 19, la crise énergétique ou encore la crise agricole, l'Union européenne a été amenée à recourir de manière de plus en plus fréquente aux procédures d'urgence pour faire adopter, souvent dans des délais très brefs, des réponses à ces crises.

On peut mentionner, à titre d'exemple, les mesures de simplification de la politique agricole commune en réponse à la crise agricole ou encore le règlement européen relatif à l'action de soutien à la production de munitions (ASAP), visant à soutenir la production de munitions pour soutenir l'Ukraine face à la guerre provoquée par la Russie, qui a été adopté dans des délais records.

S'il ne s'agit pas ici de contester le bien-fondé de ces mesures, ni le caractère urgent de leur adoption, il n'en demeure pas moins que le recours fréquent aux procédures d'urgence pose une question démocratique, puisqu'il aboutit souvent à raccourcir les délais pour l'intervention des Parlements nationaux.

Ainsi, cette question a été soulevée, lors de la réunion de la commission des affaires européennes du 12 juillet 2023, par les sénateurs Dominique de Legge et Gisèle Jourda, rapporteurs, lors de l'examen du projet de règlement européen relatif à l'action de soutien à la production de munitions (ASAP).

Cette proposition de règlement s'appuyait sur deux articles du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne :

- d'une part, l'article 173, selon lequel « l'Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union soient assurées », en excluant « toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » ;

- et d'autre part, l'article 114 qui stipule notamment que « le Parlement européen et le Conseil (...) arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur ».

Cette double base juridique correspondait aux deux piliers de la proposition de règlement initiale. Le premier pilier prévoyait des mesures pour appuyer le renforcement industriel tout au long des chaînes d'approvisionnement associées à la production de produits de défense concernés dans l'Union. Il envisageait ainsi un soutien financier à hauteur d'environ 500 millions d'euros jusqu'au 30 juin 2025.

Le second pilier de la proposition de règlement comprenait des mesures d'harmonisation destinées à déterminer, à cartographier et à surveiller en permanence la disponibilité des produits de défense concernés, de leurs composants et des intrants correspondants, ainsi que des mesures destinées à établir des exigences assurant la disponibilité durable et en temps utile des produits de défense concernés dans l'Union.

Cette cartographie permettrait ensuite de mettre en place un cadre de « commande prioritaire » auprès d'une entreprise, sous certaines conditions, notamment de graves difficultés liées à des pénuries ou des risques graves de pénuries de produits de défense vulnérables aux approvisionnements.

La proposition de la Commission prévoyait également la possibilité pour les entreprises d'effectuer des transferts d'équipements militaires au sein de l'Union sans obtenir du gouvernement concerné la licence d'exportation habituellement requise. L'exposé des motifs justifiait ces propositions au regard du principe de subsidiarité en soulignant que les États membres ne pouvaient pas parer efficacement, de manière isolée, au risque que des ruptures importantes dues à un déséquilibre de l'offre et de la demande sur le marché intérieur touchent l'approvisionnement concernant ces produits de défense et que, de fait, l'Union était la mieux placée pour remédier à ces problèmes.

Pour autant, les sénateurs ont estimé que cette cartographie et cette surveillance permanente pourraient se révéler très intrusives dans un domaine éminemment régalien.

Ils ont également regretté que les délais d'examen de cette proposition aient été particulièrement brefs, comme en témoigne le calendrier suivant :

- la Commission européenne a présenté le texte le 3 mai 2023 ;

- le Parlement européen a décidé, le 9 mai 2023, d'enclencher une procédure d'urgence et a adopté sa position sur le texte en un temps record, puisque le vote en plénière est intervenu le 1er juin ;

- du côté du Conseil, les réunions se sont enchaînées en vue de la validation d'un accord politique au Conseil européen des 29 et 30 juin 2023 ;

- un accord a été trouvé en trilogue le 7 juillet et le texte a été validé quelques jours après pour une entrée en vigueur dès la fin juillet.

Cet exemple illustre combien la conjonction entre l'urgence retenue pour la procédure législative et l'enjeu régalien des dispositions proposées par la Commission européenne peut être particulièrement préoccupante.


* 1 Le taux de participation aux élections européennes 2024 s'est élevé à 50,74 % en moyenne dans l'Union européenne, contre 50,66 % en 2019.

* 2 La liste des personnes entendues figure en annexe au présent rapport.

* 3 Mario Draghi, « The future of European competitiveness - A competitiveness strategy for Europe », 9 septembre 2024.

* 4 Parmi les 13 000 textes adoptés entre 2019 et 2024, on distingue 515 actes législatifs ordinaires, 2431 autres actes législatifs, 954 actes délégués, 5 713 actes d'exécution et 3 442 autres actes, selon le rapport de Mario Draghi.

* 5 Règlement 2022/1925 du 14 septembre 2022.

* 6 Règlement 2022/2065 du 19 octobre 2022.

* 7 Conseil d'État, étude annuelle sur la souveraineté, 11 septembre 2024.

* 8 Enrico Letta, « Much more than a market - Speed, security, solidarity - Empowering the Single Market to deliver a sustainable future and prosperity for all EU citizens », avril 2024.

* 9 COM (2022) 677 final.

* 10 Voir la partie I. D. 3. du présent rapport.

* 11 COM (2023) 209 final. La proposition de règlement a fait l'objet d'un accord entre Conseil de l'Union européenne et Parlement européen en trilogue, le 6 mars 2024.

* 12 Proposition de résolution européenne n° 207 (2023-2024) présentée par Audrey Linkenheld, Catherine Morin-Desailly et Cyril Pellevat, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat et devenue résolution du Sénat n° 52 (2023-2024) le 19 janvier 2024.

* 13 COM (2023) 716 final.

* 14 Extraits de l'exposé des motifs de la proposition.

* 15 Loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.

* 16 Il convient de rappeler que les actes délégués n'ont été introduits qu'avec le Traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, et que ce n'est qu'après 2009 que les habilitations pour les actes délégués ont été progressivement introduites dans la législation.

* 17 Le terme « comitologie » désigne l'ensemble des procédures en vertu desquelles la Commission européenne exerce les pouvoirs d'exécution conférés par le législateur de l'Union européenne, assistée des comités de représentants des États membres de l'Union européenne.

* 18 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/ ?uri=OJ :L_202 302 660

* 19 COM (2023) 411 final.

* 20 Règlement (UE) 2024/900 du Parlement et du Conseil du 13 mars 2004.

* 21 Résolution du Sénat n° 122 (2022-2023), devenue définitive le 21 mars 2022.

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