PARTIE 3 - L'ACCORD FRANCO-ALGÉRIEN DU 27 DÉCEMBRE 1968 : UN AVENIR EN QUESTION

Les conditions de circulation, d'emploi et de séjour en France des ressortissants algériens ne relèvent historiquement pas du droit commun mais d'un régime dérogatoire fixé dans un premier temps par les accords d'Évian du 19 mars 1962, puis par un accord bilatéral conclu le 27 décembre 1968 et amendé à trois reprises en 1985, 1994 et 2001. Cet accord se démarque des autres instruments étudiés par la mission d'information pour des raisons historiques179(*), juridiques et politiques. Il justifie de ce fait un traitement à part.

Les liens entre la France et l'Algérie sont tout d'abord particulièrement denses. Selon la formule retenue par le Quai d'Orsay, « la relation franco-algérienne est unique par la profondeur des liens humains et historiques entre les deux pays »180(*). Cette proximité se traduit notamment par la présence de plus de 646 000 ressortissants algériens en France - sans compter les binationaux181(*) - et par le dynamisme des flux migratoires. Sur l'année 2023, l'Algérie figure au deuxième rang des États bénéficiant le plus de primo-délivrances de titres de séjour (31 943 primo-délivrances, derrière le Maroc avec 36 648)182(*). En matière économique, l'Algérie était en outre le deuxième partenaire commercial de la France en 2021, avec des échanges commerciaux estimés à environ huit milliards d'euros.

La portée juridique de l'accord du 27 décembre 1968 est ensuite sans commune mesure avec les autres accords de la même catégorie. Il régit en effet complètement les conditions d'accès au séjour, de circulation et d'exercice d'une activité professionnelle des Algériens en France. Ces derniers bénéficient donc d'un régime intégralement dérogatoire en la matière.

Le caractère exceptionnel de l'accord du 27 décembre 1968 tient enfin à son caractère éminemment politique. Au niveau diplomatique, il est un élément structurant des relations bilatérales entre la France et l'Algérie. À l'échelle nationale, cet accord est à l'origine d'importants et vigoureux débats de part et autre de la Méditerranée. Sa pertinence est ainsi régulièrement questionnée sur la scène politique française compte tenu, notamment, du défaut récurrent de coopération de l'État algérien en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. Dans une interview accordée le 6 juin 2023, l'ancien Premier ministre Édouard Philippe a par exemple plaidé pour remettre en cause un accord décrit comme contenant « des stipulations beaucoup plus favorables que le droit commun »183(*), tandis que le groupe « Les Républicains » a déposé le 26 juin 2024 sur le bureau du Sénat une proposition de résolution appelant à sa dénonciation.

Dans ce contexte, la mission d'information estimait indispensable de recueillir le point de vue des autorités algériennes sur ce sujet aussi déterminant que sensible. Elle ne peut que regretter que la demande d'audition transmise aux autorités algériennes n'ait fait l'objet d'aucun retour.

I. L'HISTOIRE DE L'ACCORD : UN STATUT SPÉCIAL QUI S'EST PROGRESSIVEMENT RAPPROCHÉ DU DROIT COMMUN

À l'issue de la guerre d'Algérie, les conditions de circulation, de séjour et de travail des Algériens ont d'abord été fixées directement par les accords d'Évian. Ceux-ci ont affirmé deux principes fondamentaux en matière migratoire :

l'octroi aux ressortissants algériens résidant en France de droits équivalents à ceux des Français, à l'exception des droits politiques184(*) : l'accès au marché du travail était donc ouvert sans formalité particulière ;

une liberté de circulation sans restrictions entre les deux pays : aux termes de l'accord, « sauf décision de justice, tout Algérien muni d'une carte d'identité est libre de circuler entre l'Algérie et la France »185(*).

Ce régime migratoire extrêmement libéral n'est toutefois resté en application que pendant six années avant d'être remplacé par l'accord du 27 décembre 1968, lequel est encore aujourd'hui le fondement juridique des relations migratoires entre la France et l'Algérie. Le préambule de ce dernier accord affirme que son objectif est « d'apporter une solution globale et durable aux problèmes relatifs à la circulation, à l'emploi et au séjour des ressortissants Algériens sur le territoire français ». Il entend également garantir « un courant régulier de travailleurs, qui tienne compte du volume de l'immigration traditionnelle algérienne en France » ainsi que « la libre circulation des ressortissants algériens se rendant en France sans intention d'y exercer une activité professionnelle salariée ».

Contrairement à une idée aujourd'hui largement répandue, la philosophie qui sous-tendait historiquement cet accord n'était donc pas de libéraliser les flux migratoires entre la France et l'Algérie mais, au contraire, de les réguler davantage. Comme cela a été rappelé au cours des auditions, le régime de libre circulation organisé par les accords d'Évian s'est en effet traduit par l'établissement d'un volume important et largement inattendu d'Algériens en France. Près de 200 000 se seraient ainsi installés sur le territoire national sur leur fondement.

Si l'accord du 27 décembre 1968 est revenu sur le principe de libre circulation totale entre les deux États186(*), il a néanmoins établi un régime extrêmement dérogatoire au droit commun, alors fixé par l'ordonnance du 2 novembre 1945. L'équilibre initialement défini reposait en priorité sur l'immigration de travail, avec la mise en place d'un contingent d'Algériens autorisés annuellement à venir travailler en France. Le regroupement familial était largement facilité, de même que l'admission au séjour des ressortissants Algériens ne souhaitant pas exercer d'activité salariée (voir encadré infra). En pratique, l'accord originel a également instauré un titre de séjour exclusif aux ressortissants Algériens : le certificat de résidence. Celui-ci est encore à ce jour le seul document de séjour délivré aux Algériens.

L'équilibre initial de l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968

· S'agissant de l'immigration économique : l'article 1er fixait un contingent de 35 000 Algériens autorisés à venir travailler en France chaque année, ce nombre étant révisable tous les trois ans. Ceux-ci disposaient de neuf mois pour trouver un emploi avant de se voir délivrer un certificat de résidence. En cas d'échec dans la recherche d'emploi, ils étaient considérés comme « oisifs » et soumis à l'obligation de retourner en Algérie. Les artisans et commerçants bénéficiant de la liberté d'installation, ils n'étaient par ailleurs pas compris dans ce contingent.

· S'agissant de l'immigration familiale : le regroupement familial était ouvert par l'article 4 sous réserve de la présentation d'une attestation de logement et d'un certificat médical mais sans condition d'ancienneté de la résidence. Le certificat de résidence délivré était de même validité que celui dont bénéficie le regroupant, ce qui est toujours le cas aujourd'hui.

· S'agissant de l'immigration étudiante : les étudiants avaient droit à certificat de résidence d'une durée d'un an sans restrictions particulières (protocole, titre IV).

· S'agissant des autres motifs : le ressortissant algérien ne souhaitant pas exercer d'activité salariée et justifiant de moyens d'existence suffisants se voyait délivrer de droit un certificat de résidence (article 5). Il en allait de même pour les Algériens qui résidaient en France antérieurement à la publication de l'accord (article 6).

L'accord a par la suite fait l'objet de trois avenants, qui ont eu pour effet de rapprocher le statut spécial dont bénéficient les Algériens du droit commun187(*). Si les deux premiers avenants n'ont pas été ratifiés selon les règles constitutionnelles applicables188(*), le Conseil d'État a néanmoins estimé que la ratification parlementaire du troisième avait nécessairement eu pour effet d'approuver l'accord initial et ses modifications successives189(*).

Comme l'a indiqué la direction de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient (DANMO) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères au cours de son audition par les rapporteurs, le premier avenant du 22 décembre 1985 a notamment subordonné l'admission au séjour à de nouvelles conditions de ressources et a précisé les critères de délivrance des certificats de résidence. Cette première modification a par ailleurs soumis les Algériens non titulaires d'un certificat de résidence à l'obligation de présentation d'un visa pour leurs courts séjours et a aligné la durée de validité des certificats de résidence sur le droit commun des étrangers (un ou dix ans selon les cas). Le dispositif de contingentement des travailleurs a par ailleurs été supprimé.

Le deuxième avenant du 28 septembre 1994 visait à prendre en considération les modifications intervenues à la suite de l'adoption de la loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France, dite « loi Pasqua ». Il a concrètement étendu l'obligation de visa aux longs séjours et précisé le régime applicable aux Algériens mineurs ainsi que les conditions de péremption des certificats de résidence.

Le troisième avenant du 11 juillet 2001 a enfin fait suite à l'adoption de la loi n° 98-349 dite « Chevènement » du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile. Il visait, d'une part, à permettre aux ressortissants algériens de bénéficier des titres de séjour nouvellement créés190(*). D'autre part, il poursuivait l'entreprise de rapprochement avec le droit commun. Le régime du regroupement familial a notamment été totalement aligné sur les dispositions générales applicables à cette date191(*). Cette volonté de rapprochement se retrouve également dans les modifications relatives aux conditions d'obtention d'un titre de séjour de dix ans pour les conjoints de Français, à l'accès à l'emploi des étudiants et à l'admission au séjour pour bénéficier de soins médicaux en France.

Ses modifications successives illustrent bien les difficultés résultant de la rigidité des accords internationaux. À l'instar des accords relatifs aux conditions de séjour étudiés précédemment, les régimes dérogatoires ainsi instaurés deviennent rapidement obsolètes si des avenants ne sont pas régulièrement conclus. La doctrine est sans ambiguïté sur ce point : « [l'accord] s'est vite retrouvé être un cadre inadapté aux évolutions extrêmement rapides de notre droit. Car si une simple loi peut modifier profondément les conditions d'admission au séjour, les stipulations conventionnelles ne peuvent être réformées qu'après de lourdes négociations et une procédure de ratification à la durée incertaine, au point que l'on peut se demande aujourd'hui quel est l'intérêt de maintenir ce système dérogatoire »192(*).


* 179 Pour rappel, la France et l'Algérie sont liés par trois autres accords bilatéraux en matière migratoire : un accord du 31 août 1983 relatif à la circulation des personnes (voir II de la partie 1) ; un accord « jeunes professionnels » du 26 octobre 2015 inappliqué à ce jour ; un accord du 16 décembre 2013 sur l'exemption réciproque de visas de court séjour pour les titulaires d'un passeport diplomatique ou de service.

* 180 Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Dossier pays, l'Algérie.

* 181 A contrario, la communauté française en Algérie ne comptait que 32 812 personnes en 2021.

* 182 DGEF, Les chiffres clés de l'immigration, « Les titres de séjour », 25 juin 2024.

* 183 L'Express, « Édouard Philippe : immigration "subie", Algérie, délinquance... "On crève des non-dits" », 5 juin 2023.

* 184 Article 7 de la déclaration de principes du 19 mars 1962 relative à la coopération économique et financière.

* 185 Déclaration des garanties du 19 mars 1962, première partie, dispositions générales, 2°.

* 186 Son article 9 consacre une obligation de présenter un passeport pour les séjours de moins de trois mois tandis que la détention d'un « certificat de résidence » est exigée pour les séjours de longue durée.

* 187 Voir le rapport n° 14 (2002-2003) de Robert del Picchia sur le Projet de loi autorisant l'approbation de l'avenant à l'accord du 17 mars 1988, tel que modifié par l'avenant du 19 décembre 1991, entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République tunisienne en matière de séjour et de travail (9 octobre 2002).

* 188 Ainsi, les décrets n° 69-243 du 18 mars 1969, n°86-320 du 7 mars 1986 et n° 94-1103 du 19 décembre 1994 ont ratifié respectivement l'accord de 1968 et ses deux premiers avenants, alors même qu'une intervention du Parlement était théoriquement requise en application de l'article 53 de la Constitution.

* 189 Conseil d'État, 5 mars 2003, n° 242860.

* 190 Par exemple les titres « scientifique », « profession artistique et culturelle » ou « vie privée familiale ».

* 191 En particulier par l'insertion de nouvelles conditions de ressources ou de résidence.

* 192 Dalloz, Répertoire de contentieux administratif.

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