COMPTE RENDU DE L'AUDITION EN COMMISSION DE M. BRUNO RETAILLEAU, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR

MERCREDI 27 NOVEMBRE 2024

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Monsieur le ministre, l'idée de cette mission d'information a germé au cours des travaux que j'avais conduits avec Philippe Bonnecarrère lors de l'examen de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. Si on légifère souvent sur l'immigration, on oublie fréquemment de préciser que des pans entiers de notre politique migratoire sont réglés par le droit international et échappent donc au législateur. L'exemple le plus parlant est celui des ressortissants algériens, qui bénéficient d'un régime de séjour intégralement dérogatoire, au titre de l'accord franco-algérien de 1968.

Au-delà de ce cas emblématique, nous avons identifié une myriade d'accords applicables dans tous les domaines de la politique migratoire : visas, réadmissions, gestion concertée et codéveloppement, mobilité des jeunes ou encore admission au séjour. En ajoutant les accords européens, on arrive à un total d'environ 200 instruments internationaux contraignants.

Le sujet mérite une attention particulière pour au moins deux raisons. D'une part, la structuration de la coopération avec les États de départ est un facteur clé de la prévention des départs, comme de l'amélioration de notre politique de retour. D'autre part, la cohérence de notre droit pâtit de cet empilement d'accords dérogatoires qui ne sont pas toujours appliqués ni évalués et dont certains sont tombés en désuétude. Vous nous direz, monsieur le ministre, si vous partagez le sentiment d'un certain fouillis en la matière.

Nos travaux ont trois objectifs : fiabiliser le recensement des accords, établir un bilan de leur application et formuler des recommandations pour une meilleure structuration de notre politique migratoire. Par ailleurs, nous avons souhaité examiner deux points particuliers en la matière : la relation franco-algérienne et les accords de coopération transfrontalière conclus avec le Royaume-Uni.

Pourriez-vous nous éclairer sur la stratégie mise en place par les pouvoirs publics afin de structurer la diplomatie migratoire, partagée entre votre ministère et celui de l'Europe et des affaires étrangères ? Quelles sont les principales orientations retenues par le comité stratégique sur les migrations, les frontières et l'asile ?

Sur l'accord franco-algérien, au-delà des avis politiques sur ce sujet hautement sensible, il me semble essentiel de poser les termes du débat. Partagez-vous l'analyse selon laquelle cet accord serait, dans l'ensemble, plus favorable que le droit commun ? Dans l'hypothèse d'une dénonciation

unilatérale, quel régime de séjour s'appliquerait aux ressortissants algériens ? Enfin, quelle est votre position quant au futur de cet accord : maintien du statu quo, renégociation ou dénonciation ?

M. Bruno Retailleau, ministre de l'intérieur. - Pour planter le décor et répondre à votre introduction, madame la présidente : oui, il y a fouillis. Celui-ci est généré par la cohabitation d'accords de plusieurs générations. Cependant, le cadre des accords d'hier ne correspond plus aux exigences actuelles, ce qui provoque aussi cet effet de désordre. Enfin, les accords internationaux et surtout les accords bilatéraux sont absolument essentiels. On ne peut pas mener une politique migratoire sans ces accords, qui doivent à mon sens évoluer pour devenir plus simples, plus administratifs, plus procéduraux, plus techniques, plus concrets et donc à certains égards plus secrets.

J'ai eu deux surprises en arrivant au ministère de l'intérieur. D'abord, j'ai constaté le décalage entre les polémiques parisiennes et le consensus assez grand qui règne sur le sujet chez les Français et chez mes collègues ministres des États membres de l'Union européenne (UE). Chez les Français, de nombreuses études, recoupées par des instituts et des think tanks très différents, montrent que les Français exigent de notre part une plus grande fermeté. Ainsi, ils sont sept sur dix à considérer que la politique migratoire de la France est trop laxiste. De plus, 79 % d'entre eux souhaitent le rétablissement du délit de séjour irrégulier. Quels que soient les électorats, une majorité se prononce en faveur de la fermeté et d'une reprise de contrôle. Certes, à droite, les majorités sont plus fortes, mais elles existent aussi dans les électorats de gauche et même dans celui de La France insoumise. Globalement, les Français les plus modestes sont ceux qui souhaitent le plus de fermeté. En effet, ils sont souvent en première ligne des conséquences des désordres créés par l'immigration, notamment irrégulière.

J'ai constaté le même consensus au niveau européen lors du premier Conseil « justice et affaires intérieures » auquel j'ai assisté. Les 27 ministres de l'intérieur se sont exprimés et tout le monde aurait été bien incapable de relier leurs propos à la couleur politique des gouvernements qu'ils représentaient, sociaux-démocrates ou conservateurs de droite. Je me suis entretenu avant-hier avec Magnus Brunner, nouveau commissaire aux affaires intérieures et à la migration : nous avons constaté nos convergences de vues. Les clivages traditionnels n'existent plus en la matière et, quand je parle avec mon homologue social-démocrate allemande Nancy Faeser, nous nous retrouvons tout à fait sur le contrôle aux frontières et la lutte contre l'immigration irrégulière.

En ce qui concerne l'immigration irrégulière, nous comptabilisons 126 000 interpellations par les forces de l'ordre, près de 160 000 décisions d'éloignement prononcées par les préfets et seulement 22 000 départs. Par ailleurs, 100 000 personnes accèdent chaque année à la nationalité

française. L'enjeu est énorme au moment où nous n'avons plus les moyens d'accueillir dignement et où le processus d'intégration est en panne. C'est ce qui crée un sentiment de colère chez nos compatriotes.

Ma vision d'une politique globale en la matière sous-tend trois niveaux. Le premier est international et concerne les accords dont nous allons parler. Le deuxième est le niveau européen, avec la directive sur le retour des étrangers en situation irrégulière, dite « directive retour », que nous devrions réussir à renégocier dans les premiers mois de l'année prochaine, mais aussi le paquet migration et asile, qu'il va falloir transposer et qui impacte environ 30 % ou 40 % du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). Enfin, il y a le niveau national avec, je l'espère, un vecteur législatif.

Nous évoquerons ce soir le premier niveau. L'une des grandes règles du droit international est celle de la réciprocité. À cet égard, il existe un cadre précis de réadmission : quand un ressortissant est en situation irrégulière, son pays d'origine doit l'accueillir en vertu d'une obligation coutumière et de la Convention de Chicago. Cependant, ce n'est pas ainsi que les choses se passent en pratique et la question des accords bilatéraux est fondamentale parce que notre problème, c'est celui des laissez-passer consulaires.

Tout ce qui entame la réciprocité doit être dénoncé et nous avons des leviers. D'abord, nous pouvons avoir recours au levier « réadmission contre visa ». L'article 25 bis du code des visas de l'UE, qui prévoit explicitement ce bras de fer, n'est pas suffisamment utilisé. Quand la France utilise seule ce levier, contre l'Algérie ou le Maroc, elle s'engage dans un face-à-face difficile. Mais quand ce levier est utilisé avec les autres États membres, ce n'est plus du tout la même chose. Le recours à cet article a produit des résultats avec la Gambie et l'Éthiopie. Il a montré qu'il avait un caractère dissuasif et il faudra préférer cette voie à d'autres, quand ce sera possible.

En ce qui concerne le droit interne, l'article 47 de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, prévoit l'usage d'un tel levier. Quand nous l'avons utilisé, des difficultés ont pu s'ensuivre, notamment avec certains pays du Maghreb, mais cela a parfois fonctionné, comme dans le cas du Mali et des Comores.

J'en viens au levier « coopération contre visa ». L'Agence française de développement (AFD) prévoyait 180 millions d'euros d'aide pour l'Algérie. Je ne vois pas pourquoi, en l'absence de réciprocité, nous n'utiliserions pas ce levier. Notre pays est-il si faible qu'il a peur de se faire respecter ? Certes, il peut y avoir, en matière de politique étrangère, d'autres sujets que celui-là, qui n'en demeure pas moins important.

Un autre levier, qui n'est pas souvent explicite, a fait l'objet d'une délibération des chefs d'État et de gouvernement des membres de l'UE, lors du dernier Conseil européen. Il s'agit de celui de la préférence commerciale. Nous pourrions exercer des moyens de pression en matière de droits de douane.

Les accords bilatéraux ont pour principal objectif de faciliter les réadmissions. Ils visent de plus en plus à définir des procédures techniques, opérationnelles, souvent administratives, qui ne nécessitent pas de grands accords, mais réclament que les deux pays concernés précisent de façon détaillée les modalités de la réadmission.

Par ailleurs, il faut rediscuter la directive « Retour », qui pose une vraie difficulté, notamment pour le contrôle de nos propres frontières intérieures et des réadmissions. L'article 3 prévoit qu'un étranger en situation irrégulière peut être éloigné sans son consentement, pour peu qu'on parvienne à montrer que des arrangements de réadmission ont été conclus dans un pays d'origine ou de transit. Ainsi, si l'on démontre que cet étranger a transité par un pays ou y a séjourné, même si ce n'est pas son pays d'origine, dès lors qu'un accord bilatéral existe, on peut l'y éloigner.

Un chiffre vous montrera combien ces accords offrent le cadre fondamental d'une politique d'éloignement : plus de 90 % des réadmissions sont réalisées avec des pays qui ont signé de tels accords ; sans eux, notre politique d'éloignement serait encore moins efficace.

De plus, ces accords peuvent être conclus par l'UE, selon l'article 79 du traité sur le fonctionnement de l'UE. Quand l'Union le fait, sa compétence devient exclusive et les États membres doivent se retirer. Cette disposition peut présenter des avantages, comme dans le cas de l'accord que l'UE a conclu avec la Tunisie, même s'il est plus global.

J'évoquais plusieurs générations d'accords bilatéraux. Avec les accords de première génération, signés dans les années 2000, nous avons multiplié de grands accords mixtes. Il s'agissait d'accords de gestion, qui étaient élargis à l'ensemble du flux migratoire, légal et irrégulier. Ils étaient mixtes et pouvaient comprendre d'autres points, comme la surveillance aux frontières. Nous n'abandonnons pas ces accords, mais avons aujourd'hui un besoin plus opérationnel. Plus l'accord est large, moins la réadmission risque d'être effective parce que le pays concerné peut se glisser dans un angle mort.

Je vais donc tenter de développer une nouvelle génération d'accords, moins ambitieux en ce qu'ils sont moins généraux, mais plus efficaces en ce qu'ils sont plus ciblés. Ces formes plus souples, quasiment administratives, permettent de formaliser des procédures très précieuses pour nos services. En conséquence, les États avec lesquels nous les signons souhaitent rarement qu'ils soient publics. C'est la condition de leur efficacité et de leur signature ; il faut l'assumer, même s'ils ne comportent rien de fondamentalement secret.

Bien sûr, dans certains cas, les accords peuvent prendre en compte d'autres éléments. Ainsi, quand je suis allé au Maroc, nous avons aussi discuté de la criminalité organisée. À titre d'exemple, à Marseille, deux clans s'affrontent : le DZ Mafia et le clan Yoda. Félix Bingui, à la tête de ce dernier, est désormais derrière les barreaux marocains.

La stratégie internationale en matière migratoire s'articule autour de points de priorités géographiques, codéfinis par les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères. Ainsi, nous avons un énorme souci à Mayotte et, dans quelques semaines, j'irai dans la région des Grands Lacs pour développer des accords avec plusieurs pays. Nos problèmes et l'origine des ressortissants que nous voulons faire réadmettre dessinent une géographie. En ce moment, nous avons un problème avec la population d'Afghans présents en France, dont certains sont très islamisés. Comme nous n'avons pas de représentation diplomatique en Afghanistan, il faut passer des accords avec d'autres pays de la plaque asiatique, comme nous l'avons fait avec le Kazakhstan en novembre. Nous discutons aussi avec l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Nous essayons de dessiner une géographie de nos accords en fonction de la projection des menaces qui pèsent sur le territoire français.

J'en viens aux deux accords internationaux dont nous parlons beaucoup en ce moment. D'abord, l'accord franco-algérien de 1968, totalement dérogatoire, a été conclu dans un contexte particulier, quelques années après les accords d'Évian. Il a été modifié à trois reprises, en 1985, 1994 et 2001, et n'est donc pas gravé dans le marbre. En l'absence de nouvel avenant, toutes les évolutions du droit du séjour et de la circulation des étrangers intervenues depuis plus de vingt ans ne sont pas applicables aux Algériens. Ce cadre prévaut sur tout le reste pour ces ressortissants, y compris sur le Ceseda.

Ces ressortissants disposent de conditions avantageuses et dérogatoires en matière d'immigration familiale et professionnelle, dont je pourrai vous donner des exemples édifiants. Ces avantages ont conduit structurellement à deux difficultés. D'abord, ils ont profondément structuré l'immigration algérienne en une immigration d'installation, au contraire des immigrations marocaine et tunisienne, aujourd'hui davantage économiques et estudiantines. Ensuite, il n'existe pas de fondement juridique pour refuser aux ressortissants algériens le renouvellement de certificats de résidence de dix ans, même lorsque leur comportement constitue une menace grave à l'ordre public, ce qui est terrible.

J'en viens au traité du Touquet de 2003, signé avec le Royaume-Uni. Depuis le début de l'année, 72 personnes sont mortes lors de leur traversée de la Manche. La situation ne peut plus durer. Nous renforçons notre présence et 800 gendarmes et policiers gardent la frontière. Ces derniers font face à une agressivité croissante. La population est excédée par les dégradations en ville et les actes de délinquance.

Il va falloir traiter ce problème dans un autre cadre. Aujourd'hui, le cadre repose sur deux accords : le traité du Touquet et celui de Sandhurst. Le premier externalise la frontière britannique sur les côtes françaises. Sa dénonciation n'aurait pas d'effet sur les flux transfrontaliers irréguliers dans la Manche et la mer du Nord. En effet, 30 % du flux irrégulier européen se retrouve autour de cette zone, devenue frontière extérieure de l'UE après le Brexit. De plus, la dénonciation présenterait un risque économique important pour les ports. En effet, le traité règle la question de l'ensemble des échanges, notamment de marchandises. Il faudrait mettre en place en France des zones d'attente, y compris pour les étrangers non admis.

Le traité de Sandhust, qui date de 2018, encadre la façon dont le Royaume-Uni contribue à la politique de défense de la frontière commune. Il le fait de manière incomplète, mais le dénoncer reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Les Britanniques nous donnent aujourd'hui à peu près 500 millions d'euros, quand la protection des frontières coûte au moins le double.

J'irai à Calais en fin de semaine, y passerai une nuit avec les forces de l'ordre, y rencontrerai les maires, les membres d'associations et les secours. J'ai également invité mon homologue britannique Yvette Cooper à venir le 9 décembre et, le 10, je serai à Londres où se réunira le groupe de Calais, qui rassemble traditionnellement les Pays-Bas, l'Allemagne, la Belgique, la France, le Royaume-Uni et auquel s'ajoutera l'Irlande. L'objectif est de sortir du face-à-face franco-britannique pour créer un nouveau cadre, totalement différent.

Nous pourrions concevoir un traité entre l'UE et le Royaume-Uni. Il faudra travailler à une voie d'admission légale, puisque 70 % de ceux qui traversent sont admis au Royaume-Uni, qui ne joue pas le jeu puisqu'une partie de son économie repose sur le travail clandestin. Il faut aussi prévoir une voie de réadmission et il est hors de question que la France prenne à sa charge l'ensemble des réadmis.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - Je reviendrai sur l'accord franco-algérien, qui est problématique et s'inscrit dans des relations actuellement complexes. Comment renégocier dans un contexte aussi tendu ? En cas d'absence de perspective de renégociation, envisageriez-vous une dénonciation unilatérale ? Quel serait alors le régime applicable ? Enfin, quel est le niveau de notre coopération avec l'Algérie ? Au cours de nos auditions, il nous a été dit que la coopération se passait plutôt bien pour les cas du haut du spectre et de menace à l'ordre public. Il faudra faire attention à ne pas sacrifier cette coopération sur les cas les plus graves pour des enjeux qui concernent des personnes posant moins de difficultés.

Mme Corinne Narassiguin, rapporteure. - Lors de nos auditions, nous avons beaucoup entendu qu'il fallait renouer avec un esprit de droit mou, ce qui rejoint ce que vous avez dit sur des accords plus administratifs et précis. Peut-être faudrait-il privilégier un cadre de négociations récurrentes plutôt que des accords signés, afin de remettre à jour régulièrement les procédures, selon l'évolution des contextes. Le fait de signer des accords peut empêcher une certaine flexibilité. Il faut aussi utiliser à la fois la carotte et le bâton, y compris avec un même pays. Nous ne pouvons pas être systématiquement dans un rapport de force et la collaboration peut parfois s'avérer plus fructueuse. À cet égard, il faut davantage développer une stratégie diplomatique globale. Nous pouvons vous retrouver sur l'idée que les accords globaux sont un peu contre-productifs, mais il faut laisser une large latitude à l'action diplomatique, y compris pour obtenir les laissez-passer consulaires.

Une question plus large se pose : le but est-il uniquement de se préoccuper des réadmissions ? Avoir plus de voies claires d'immigration légale, identifiées dans les pays de départ et facilitées par notre réseau consulaire, permettrait de réduire le problème de l'immigration illégale. Certaines personnes risquent leur vie alors qu'elles auraient pu passer par des voies légales. Mieux sécuriser les voies légales permet aussi de se concentrer de manière plus efficace sur ce qui pose problème dans l'immigration illégale, notamment sur la question des personnes dangereuses. Je peux entendre que les hommes qui viennent aujourd'hui d'Afghanistan ne sont pas ceux de la première vague. En revanche, on devrait faciliter l'accès à l'asile des femmes afghanes. Il y a des façons différenciées de traiter des publics différents, y compris depuis un même pays.

Vous avez dit que l'accord franco-algérien était très avantageux pour les Algériens. Cependant, les Algériens réclament aussi une renégociation et estiment que, pour certains points, ils sont défavorisés par rapport au droit commun. Vous avez également mentionné une immigration d'installation ; est-elle vraiment due à l'accord ? Il s'agit plutôt de notre histoire, du fait que l'Algérie a été une colonie de peuplement et que, depuis le début du XXsiècle, des familles franco-algériennes sont installées des deux côtés et ont l'habitude de vivre entre les deux pays. Les Algériens continueront de s'installer en France. Vous avez indiqué qu'une dénonciation du traité du Touquet n'aurait pas d'impact sur le flux et je voudrais vous poser la même question sur l'accord franco-algérien.

En ce qui concerne le traité du Touquet, nous sommes d'accord sur le fait qu'il ne fonctionne plus et j'accueille de manière positive le fait qu'on veuille trouver un nouveau cadre au niveau européen, qui prévoirait aussi des voies légales claires. Nous procédons nous-mêmes à des externalisations négociées au niveau européen et français, comme en Tunisie. L'échec de l'externalisation prévue par les accords du Touquet ne devrait-il pas nous engager à tirer des conclusions plus larges sur le principe d'externalisation ? Pourquoi fonctionnerait-il mieux quand nous, Français, tentons de le mettre en place de l'autre côté de la Méditerranée ? Cette façon de faire ne constitue-t-elle pas une impasse si on ne développe pas aussi les voies légales et si on ne met pas les moyens nécessaires pour s'assurer que les droits humains des migrants sont respectés ? Il nous faut être vigilants sur la manière dont nous gérons ces nouveaux accords.

M. Bruno Retailleau, ministre. - Le partage des responsabilités entre le ministère de l'intérieur et celui des affaires étrangères est clair. Le ministre de l'intérieur a la main sur la politique des visas, au travers des consulats, ce qui est fondamental. Pour autant, il y a une coopération, qui va devenir plus visible encore. En effet, le ministre des affaires étrangères nomme un ambassadeur chargé des migrations et j'ai tenu à désigner moi aussi un missi dominici, pour tenir compte du caractère technique des nouveaux accords. Ce missi dominici sera rompu aux modalités pratiques de la réadmission et formera un tandem avec l'ambassadeur. Cela n'avait jamais été fait et j'annoncerai dans quelques jours le nom de celui que je choisirai pour effectuer ce travail.

Le comité stratégique sur les migrations ne s'est pas réuni depuis plus d'un an et se réunira sans doute en début d'année. Il s'agit d'un point important.

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Monsieur le ministre, cela signifie-t-il que vous souhaitez mettre en place de nouvelles orientations ?

M. Bruno Retailleau, ministre. - Bien sûr, pour acter une grande partie de ce que je viens de vous dire ainsi qu'une méthode de travail pour nos deux ministères. Je rêve qu'il soit un jour possible d'organiser une réunion entre les hauts fonctionnaires de l'intérieur et des affaires étrangères. Il s'agit d'harmoniser l'action de l'État, qui est un, sous la responsabilité du Premier ministre.

Madame Narassiguin, votre compréhension des accords de nouvelle génération est la bonne. Il s'agit d'arrangements plus administratifs, qui ne nécessitent pas de ratification particulière. Ils sont plus souples et peuvent être révisables.

Bien sûr, il y a des voies légales et j'espère que le nouveau cadre liant l'Europe au Royaume-Uni en définira. Cependant, je voudrais rappeler que nous avons signé 66 accords en matière de migration légale et moins de la moitié concernent la réadmission seule.

Par rapport à ses partenaires européens, la France se singularise par deux caractéristiques en matière migratoire : elle a l'immigration la plus africaine - trois fois plus par rapport à la moyenne - et la moins tendue vers le marché du travail. Ainsi, le taux de chômage des étrangers est trois fois supérieur à celui des nationaux.

J'en viens à l'accord franco-algérien. D'abord, la nationalité algérienne est la nationalité étrangère la plus présente sur le territoire national. Ainsi, 646 462 majeurs sont en possession d'un titre de séjour. Il s'agit d'une immigration d'installation, très favorable à l'immigration familiale et notamment aux conjoints de Français. En outre, tous les ans, plus de 200 000 visas sont accordés. En 2023, 209 708 visas ont été accordés, soit une hausse de 60 % par rapport à 2022. À titre de comparaison, l'an dernier, moins de 2 000 laissez-passer consulaires ont été accordés. Vous voyez bien la différence de flux et le problème en matière de réciprocité.

Dans les centres de rétention administrative (CRA), 40 % des retenus ont la nationalité algérienne. Il y a donc un problème. Quand on négocie les laissez-passer consulaires, la priorité est de faire réadmettre des personnes qui sont dans les CRA. Ces centres comptent peu de places et nous les réservons désormais aux auteurs de troubles à l'ordre public.

L'accord franco-algérien est le seul accord bilatéral qui évoque uniquement les conditions de séjour et de travail des étrangers en France. Il régit de manière détaillée et complète toutes les conditions dans lesquelles les Algériens sont admis à séjourner et à exercer une activité professionnelle en France.

Les ressortissants algériens éligibles au séjour bénéficient non pas de titres de séjour, mais de certificats de résidence algériens - pour un, deux ou dix ans - et d'autorisations provisoires de séjour. Ils peuvent également bénéficier de l'admission exceptionnelle au séjour via le pouvoir discrétionnaire des préfets pour des personnes étrangères qui ne sont pas soumises au droit commun. Il s'agit d'une décision du Conseil d'État. En 2022, 22 350 ressortissants ont bénéficié d'une telle procédure, par la voie de la régularisation.

Les dispositions de l'accord sont en général beaucoup plus avantageuses, à part quelques-unes. J'en donnerai d'autres exemples. Les ressortissants algériens ne sont pas soumis à la signature des contrats d'intégration républicaine, ce qui est incroyable. Le nouveau contrat d'engagement à respecter les principes de la République ne leur est pas non plus applicable. Le certificat de résidence salarié algérien est valable pour toutes les professions et toutes les régions, les restrictions géographiques et professionnelles, notamment applicables à la carte de séjour temporaire salarié, ne leur sont pas non plus opposables.

Par ailleurs, les Algériens peuvent déposer une demande de regroupement familial au bout d'un an de séjour et ceux qui les rejoignent obtiennent un certificat de résidence pour algérien, dont la durée est similaire à celle du certificat de la personne rejointe. De plus, les conjoints algériens de Français ne sont pas soumis à l'obligation de présenter un visa de long séjour pour entrer et séjourner en France. En outre, un certificat de résidence de dix ans est octroyé au bout d'un an de mariage, ce qui pose problème et encourage parfois à conclure des mariages qui n'en sont pas vraiment.

La dénonciation de l'accord emporterait la fin du délai de douze mois pour demander le regroupement familial, quand le droit commun en prévoit dix-huit, la fin de la prise en compte des prestations et allocations sociales dans l'estimation des ressources et la fin de l'identité de titre pour les membres de famille venant dans le cadre d'une procédure de regroupement familial. Le passage au droit commun impliquerait aussi de se conformer aux principes essentiels qui régissent la vie familiale en France.

Aujourd'hui, les parents algériens de Français obtiennent un certificat de résidence d'un an s'ils exercent même partiellement l'autorité parentale ou s'ils subviennent effectivement aux besoins de l'enfant et, à l'expiration, obtiennent un certificat de résidence algérien de dix ans. De plus, si le ressortissant algérien est entré en France avant l'âge de 10 ans et qu'il a résidé habituellement en France malgré son entrée irrégulière, son séjour irrégulier ou son séjour sans parents est éligible à un certificat de dix ans.

Il existe aussi des dispositions dérogatoires en matière d'immigration professionnelle. Ainsi, l'exercice par un Algérien d'une activité commerciale, artisanale ou industrielle est soumis aux mêmes conditions que celles qui s'appliquent aux Français. Aucune preuve de viabilité économique n'est exigée pour une demande de titre ou de renouvellement sur cette base.

Il existe certes des dispositions moins favorables concernant la carte de séjour pluriannuelle, le « passeport talent », la carte de séjour pluriannuelle de travailleur saisonnier et la carte de résident permanent.

S'agissant des restrictions en matière de police de séjour et d'éloignement, l'accord franco-algérien ne prévoit aucune réserve d'ordre public, seul le refus de renouvellement du CRA d'un an étant possible lorsqu'il existe une menace à l'ordre public.

Les possibilités de dénoncer cet accord existent bel et bien. En réalité, cela ne semble pas poser de problèmes juridiques majeurs et il est faux de prétendre, comme le fait le pouvoir algérien, que cela aboutirait à un retour aux accords d'Évian, car nous retomberions alors - de façon certaine - sur les dispositions du Ceseda, c'est-à-dire de notre droit commun.

Dans une telle hypothèse, le raisonnement est le suivant : l'accord du 27 décembre 1968 ne comportant pas de clauses de dénonciation par l'une ou l'autre des parties, c'est le droit international commun qui s'appliquerait, c'est-à-dire, en l'espèce, la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. En vertu de ladite convention, la dénonciation unilatérale d'un traité n'est pas autorisée à l'exception de deux considérations :

soit, d'une part, s'il est montré qu'il entrait dans l'intention des parties d'admettre la possibilité d'une dénonciation ; soit, d'autre part, si le droit de dénonciation peut être déduit de la nature du traité.

L'analyse de nos services est aussi « qu'il pourrait être soutenu que l'accord de 1968 fait partie des traités qui n'ont pas vocation à être perpétuels, comme peuvent l'être les traités de paix ou les traités délimitant les frontières ». La matière même de l'accord franco-algérien est en effet bien différente de la fixation des frontières, qui sont là pour toujours, et est davantage liée à un moment de la vie économique et sociale des pays : selon notre analyse juridique, l'accord ne fait donc pas partie de la catégorie des traités qui ne pourraient pas être dénoncés.

Certes, le texte de l'accord de 1968 fait référence, dans son préambule, à la déclaration de principe des accords d'Évian, les autorités algériennes en tirant la conclusion que la dénonciation du texte équivaudrait à mettre fin auxdits accords. Selon elles, cette dénonciation ramènerait au statu quo ante, c'est-à-dire à la libre circulation entre les deux pays telle qu'elle existait de facto avant l'indépendance.

Cette analyse est erronée et il serait légitime, d'après la direction juridique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE), que la France invoque le droit coutumier tel qu'inscrit dans l'article 59 de la convention de Vienne, en vertu duquel un traité postérieur doit être tenu comme abrogeant un traité antérieur dans l'hypothèse où le traité subséquent réglemente la même matière - en cas d'incompatibilité entre deux traités.

De toute évidence, le traité de 1968 n'avait pas pour vocation de compléter les accords d'Évian, mais de s'y substituer, car le principe de liberté totale d'installation inscrit dans les accords d'Évian paraissait incompatible avec celui des restrictions et des conditions de séjour. La nature même de l'accord de 1968 bat en brèche l'idée selon laquelle nous pourrions revenir purement et simplement aux accords d'Évian.

Outre la récente affaire autour de l'écrivain Boualem Sansal, les relations avec l'Algérie sont extrêmement tendues, malgré les nombreux efforts fournis par le président de la Répunlique. Le régime algérien a d'ailleurs adopté des mesures hostiles telles que celle qui vise à « défranciser » l'enseignement : bien avant les frictions liées à la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, un processus très agressif s'est engagé. En tant que ministre de l'intérieur, j'ai également à connaître d'autres éléments qui me laissent à penser qu'une puissance étrangère ne peut pas tout s'autoriser en matière de violation de souveraineté.

À titre personnel, je suis favorable à la dénonciation de cet accord, car il est question de droits exorbitants du droit commun et de dérogations que plus rien ne justifie. L'Algérie vole de ses propres ailes depuis de nombreuses années, et c'est tant mieux : peut-être que nos deux pays pourraient se rendre mutuellement service en s'oubliant un peu l'un l'autre, notamment en matière d'accords migratoires.

Ces propos n'engagent que moi, aucun arbitrage du Premier ministre ou du Gouvernement n'ayant été rendu sur ce sujet. Je tenais cependant à vous décrire une situation totalement dérogatoire et déséquilibrée.

M. Dany Wattebled. - Je souhaite revenir sur les accords du Touquet alors que vous vous apprêtez à vous rendre sur les côtes du Nord. Un bouchon humanitaire s'y est formé à la suite de l'arrivée de flux de personnes venant de tous les côtés de l'Europe ; parallèlement, aucun bateau ne part de la Belgique vers la Grande-Bretagne, alors que les plages de nos voisins ne sont guère éloignées.

Le droit anglais attire ces migrants et je doute qu'un accord financier complémentaire modifie la situation tant le désir des migrants de partir vers le Royaume-Uni est fort. Les ports français jouent désormais le rôle de frontière, ce qui me semble totalement illogique ; les accords de Dublin, quant à eux, impliquent de reconduire la personne immigrante dans le premier pays d'accueil, qui peut être l'Italie ou l'Espagne, mais le bouchon humanitaire reste chez nous, avec les tragédies humaines liées aux tentatives de traversée.

De fait, nous accomplissons le travail des Britanniques, qui pourraient modifier leur législation.

Mme Sophie Briante Guillemont. - Monsieur le ministre, si vous veniez à gagner l'arbitrage sur la dénonciation de l'accord avec l'Algérie, vous n'êtes pas sans savoir que plus de 30 000 ressortissants français sont présents en Algérie et qu'ils risquent de subir les conséquences de la dégradation des relations entre nos deux pays. N'oublions donc pas que la réciprocité vaut aussi pour nos ressortissants.

Par ailleurs, si les aides de l'AFD peuvent jouer le rôle de levier diplomatique, je rappelle que l'aide publique au développement (APD) vise à limiter les départs du pays concerné, en faisant en sorte d'y garantir des conditions de vie satisfaisantes. Selon moi, conditionner l'APD revient à se tirer une balle dans le pied si l'on entend limiter l'immigration, en particulier l'immigration illégale.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je tiens à saluer, monsieur le ministre, la clarté de vos positions. J'estime qu'il faut davantage se placer dans une optique de rapport de force avec l'Algérie, le temps n'étant plus à la gentillesse.

L'accord franco-algérien pose problème depuis de nombreuses années, comme j'ai pu le constater en tant que présidente de la commission du titre de séjour dans mon département. Lorsque des Algériens obtiennent des titres de séjour au bout de dix ans sans condition, alors que des personnes d'autres nationalités présentes sur le territoire pendant la même durée n'y ont pas accès, il existe une véritable injustice.

De plus, le français n'est plus enseigné en Algérie et les jeunes arrivant dans notre pays ne parlent que très peu notre langue, ce qui pose un véritable problème. Une fois encore, j'apprécie la clarté de vos positions et j'espère que vous obtiendrez un accord global du Gouvernement sur ce sujet. Comme vous l'avez indiqué, les Français attendent un changement de cap pour notre politique migratoire : il y a ainsi urgence à dénoncer cet accord, qui n'a plus de sens aujourd'hui.

Concernant les difficultés auxquelles nous sommes confrontés dans le Nord, je souligne qu'une partie des migrants commencent à se déplacer vers la Normandie, avec des problèmes identifiés à Caen comme à Rouen. Nous devrions évoquer ce problème plus récent, qui risque de s'aggraver.

M. Bruno Retailleau, ministre. - Je partage l'avis de Dany Wattebled, qui connaît bien la situation dans le Nord. S'agissant des aspects financiers, je rappelle que le traité de Sandhurst permet à la France de demander au Royaume-Uni une contrepartie pour la surveillance des frontières ; j'évoquais, pour ma part, un accord idéal, qui n'aurait pas un caractère financier.

La situation est claire : quoi qu'ils en disent, les Britanniques n'ont à aucun moment créé les conditions d'une moindre attractivité de leur pays. J'aborderai ce point avec mon homologue Yvette Cooper, en insistant sur le fait qu'il n'est pas envisageable de demander à la France de garder la frontière si, de l'autre côté de la Manche, aucune mesure n'est adoptée afin de réduire l'attractivité du territoire, en matière de droit du travail par exemple. Là encore, je souhaite que la réciprocité soit de mise, ce principe étant valable pour tous les pays.

Du reste, les accords de Dublin ne fonctionnent plus, d'où la nécessité d'un nouvel accord entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

Madame Briante Guillemont, il existe bien évidemment une communauté française en Algérie, mais c'est le cas dans tous les pays, et la France ne peut pas être prise en otage pour cette raison. Je n'ai pas exigé la dénonciation de l'accord, mais simplement dit qu'elle était possible si aucune coopération ne se dessinait sur les sujets de sécurité et de migration. Je souhaite que la raison permette à nos deux nations de dépasser l'accord actuel, qui est totalement déséquilibré. Je cherche aujourd'hui les raisons
- en dehors de celles que l'on peut trouver dans notre histoire - qui justifieraient ce déséquilibre. Si je n'enverrai pas une lettre de dénonciation en sortant de cette salle, je tiens à ce que l'on sache qu'il est parfaitement possible de dénoncer l'accord franco-algérien.

Par ailleurs, l'APD ne sert en aucun cas à limiter l'immigration et je souhaite que nous rétablissions également un équilibre dans ce domaine. Dans un contexte budgétaire très contraint, chaque ministère doit faire des efforts ; il me paraît tout aussi naturel et légitime que les ressources, en voie de raréfaction, soient utilisées prioritairement en direction d'États qui coopèrent.

Madame Eustache-Brinio, je vous remercie de vos propos. Comme vous, je crois que nous nous approchons de ce moment de clarification. Pour ce qui est des côtes du Nord, je note que les côtes boulonnaises ne sont plus épargnées. Plus globalement, les accords du Touquet ont échoué : nous avons atteint le chiffre insupportable de 72 migrants morts en tentant de traverser la Manche et il nous faut désormais changer de cap.

Je porterai ce message aux élus que je rencontrerai le 29 novembre, mais surtout à Yvette Cooper et à mes collègues du groupe de Calais : nous ne pouvons pas continuer ainsi, sauf à nous rendre coupables des drames qui se produisent entre les côtes anglaises et françaises.

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Je vous remercie de votre venue devant la commission.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Partager cette page