Le rôle des décideurs politiques : discussion sur les mesures législatives prises ou à prendre pour protéger les femmes et les enfants

Intervention de Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat

Merci d'être si nombreux et nombreuses à cet événement.

Comme l'évoquait ma collègue sénatrice Laurence Rossignol en introduction, la délégation aux droits des femmes du Sénat français a publié en 2022 un rapport majeur, intitulé Porno : l'enfer du décor. La ministre l'a montré tout à l'heure et je vous en montre à mon tour un exemplaire ; il est disponible en ligne.

Ce rapport, ce fut : six mois d'enquête, une plongée dans la réalité brute de l'industrie pornographique, l'analyse des principaux contenus disponibles et le recueil des témoignages de femmes victimes.

Les conclusions de notre rapport rejoignent celles des nombreux travaux de recherche et celles des associations d'aide aux victimes qui viennent de nous être présentées par les deux précédentes oratrices. Il faut sortir de toute vision datée, faussée et édulcorée du porno. Le porno aujourd'hui, ce sont des contenus violents, dégradants, humiliants, qui conduisent à une banalisation des violences sexuelles dans toute la société.

Le procès dit des viols de Mazan en a offert une illustration glaçante. Chez presque tous les accusés, les experts ont relevé une consommation compulsive de pornographie.

Les constats accablants de notre rapport nous ont conduit à des prises de position fortes et à des recommandations précises, qui commencent à produire leurs effets.

En mars 2023, le Sénat a adopté, à l'unanimité, une proposition de résolution appelant le Gouvernement à faire de la lutte contre les violences pornographiques une priorité de politique publique.

J'aimerais ce matin mettre l'accent sur deux chantiers prioritaires, sur lesquels la France avance et sur lesquels nous appelons nos partenaires à avancer avec nous.

Premier sujet : le blocage de l'accès des mineurs aux sites pornographiques.

En France, un tiers des enfants de moins de 12 ans et deux tiers des enfants de moins de 15 ans ont déjà été exposés à des contenus pornographiques. Chaque mois, près d'un tiers des garçons de moins de 15 ans se rend sur un site porno.

Pourtant, notre législation est claire : les sites pornographiques ont l'obligation de garantir que les mineurs ne puissent pas y accéder. Depuis 2020, la loi précise que le contrôle de l'âge ne peut pas se limiter à une simple déclaration sur l'honneur.

Après des années de batailles juridiques, nous avons enfin obtenu des avancées concrètes. En octobre 2024, la Cour d'appel de Paris a pu ordonner le blocage de plusieurs sites pornographiques extra-européens non conformes.

Notre rapport recommandait de compléter l'action judiciaire par des pouvoirs renforcés donnés à l'Arcom, le régulateur français de la communication audiovisuelle et numérique.

Résultat :

- la loi SREN du 21 mai 2024 a doté l'Arcom de pouvoirs de sanction financière, de blocage et de déréférencement des sites pornographiques laissés accessibles aux mineurs ;

- en janvier 2025, l'Arcom a publié un référentiel technique exigeant des sites un contrôle effectif de l'âge, basé sur un double anonymat ;

- l'Arcom a inspecté les six sites les plus fréquentés. Aucun n'est en conformité. Si rien n'est mis en oeuvre dans les prochains mois, l'Arcom demandera aux fournisseurs d'accès à internet, aux fournisseurs de systèmes de résolution de noms de domaine et aux moteurs de recherche de bloquer et déréférencer ces sites ;

- enfin, un arrêté ministériel, publié le 6 mars 2025, dresse une liste des dix-sept premiers sites européens, désormais sous le coup de sanctions à l'issue d'un délai de trois mois.

Nous savons que d'autres pays cherchent à avancer sur ce sujet, notamment le Royaume-Uni avec le Online Safety Act, et je me réjouis de pouvoir en discuter avec ma collègue Christine Jardine.

Deuxième sujet sur lequel nous cherchons à avancer : la protection des femmes victimes de l'industrie pornographique.

Depuis 2016, la France défend une position abolitionniste en matière de prostitution. Nous pénalisons l'achat d'actes sexuels, tout en mettant en place des mesures pour protéger les femmes et leur permettre de sortir des griffes des réseaux.

Notre rapport a dressé de nombreux parallèles entre la prostitution et la pornographie, qui forment un continuum d'exploitation sexuelle.

L'affaire dite French Bukkake, que Maïna Cerniawsky vient d'évoquer et qui va bientôt être jugée en France, en est une illustration terrible. Les producteurs de ce site avaient mis en place un système organisé de recrutement de jeunes femmes précaires et fragiles, soumises à un processus de déshumanisation et à des actes sexuels forcés. Seize hommes seront jugés devant la cour criminelle départementale de Paris pour des faits de viols, viols en réunion et traite d'êtres humains.

Nous attendons beaucoup de ce procès. Nous sommes convaincus qu'il permettra d'aller plus loin dans la prise de conscience de la réalité des violences pornographiques.

Nous avons des preuves, nous avons des outils, nous avons des avancées législatives et judiciaires concrètes.

Mais la lutte contre les violences pornographiques ne peut pas être menée pays par pays, en ordre dispersé. Tant que des plateformes hébergées à l'étranger pourront continuer à prospérer en toute impunité, nos efforts resteront insuffisants.

Nous avons besoin d'une mobilisation internationale forte, pour :

- sanctionner les plateformes qui bafouent nos lois, où qu'elles soient basées ;

- harmoniser nos législations pour garantir une véritable protection des mineurs ;

- et renforcer la coopération entre nos régulateurs et nos services judiciaires.

Merci pour votre attention. Je suis à votre disposition pour poursuivre cet échange.

Laurence Rossignol : Je laisse maintenant la parole à Christine Jardine, députée d'Édimbourg-Ouest, vice-présidente de la commission des femmes et de l'égalité du Parlement britannique.

Intervention de Christine Jardine, députée d'Édimbourg-Ouest, vice-présidente de la commission des femmes et de l'égalité du Parlement britannique

Je vous remercie de m'avoir invitée à prendre la parole aujourd'hui à cet événement important. C'est un privilège.

Je suis vice-présidente de la commission des femmes et de l'égalité du Parlement britannique et porte-parole de mon parti - les démocrates libéraux - sur les questions de droits des femmes.

Je suis là pour écouter et pour apprendre. Les précédentes interventions sur la façon dont l'industrie pornographie contribue aux violences étaient particulièrement intéressantes.

Peut-être plus que toute autre, la question de la violence croissante à l'égard des femmes et des filles, ainsi que la misogynie qui en est le moteur, préoccupe les femmes politiques - et aussi mes collègues masculins - au Royaume-Uni. Malheureusement, ce problème est commun à l'ensemble de la planète.

Les attitudes sexuelles néfastes, les comportements abusifs sur les réseaux sociaux et en personne montrent que les avancées que nous avons réalisées en matière d'égalité des droits ralentissent, voire que la situation empire. Et nous savons que les attitudes sexuelles violentes à l'égard des femmes et les violences qu'elles subissent sont intrinsèquement liées. Les recherches montrent très clairement que les contenus explicites, facilement accessibles, contribuent à ces attitudes.

Au Royaume-Uni, nous nous efforçons de mettre en place des mécanismes pour améliorer ces comportements. Espérons que le Online Safety Act sera un outil utile. Il faut un changement de société, mais aussi des changements concrets.

Il faut éduquer les jeunes à avoir une vision plus saine, plus éclairée, de ce qu'ils peuvent voir. Il faut s'attaquer à la misogynie qui se développe sur internet et les réseaux sociaux, d'une manière que nous n'aurions sans doute jamais imaginée à l'époque où nous découvrions le potentiel d'internet. Au Royaume-Uni, de plus en plus de voix s'élèvent pour que la misogynie soit reconnue comme un crime de haine, et traitée comme le racisme dans le cadre des infractions pénales.

Ces dernières années, nous avons observé un intérêt croissant de la part des gouvernements successifs, à commencer par notre ancienne Première ministre, Theresa May, qui a lancé le projet de loi sur les violences domestiques. Le gouvernement actuel a, quant à lui, clairement affirmé son ambition de réduire de moitié les violences faites aux femmes et aux filles. Toutes les formes de violence sont concernées : physique, psychologique, financière et en ligne. En écoutant les précédentes intervenantes, je pense qu'il est très important de traiter de l'étranglement non mortel.

Je m'exprime aujourd'hui en tant que députée d'opposition et vice-présidente de la commission Femmes et Égalité du Parlement britannique. Nous avons fait de toutes ces formes de violences faites aux femmes et aux filles une priorité de nos travaux -- et, en particulier pour aujourd'hui, dans notre récent rapport sur les abus liés aux images intimes non consensuelles.

Dans ce rapport, nous avons demandé au gouvernement britannique de faire de la possession et de l'exploitation de ces images un délit distinct, à part entière. Cet appel fait suite à des auditions au cours desquelles nous avons entendu des témoignages alarmants : la production et l'exploitation de ces contenus évoluent à un rythme tel que même les plateformes les plus sophistiquées ont du mal à suivre et à contrôler la situation, si tant est qu'elles le veuillent - et nous devons les forcer à le faire. Les méthodes les plus récentes de surveillance et de modération paraissent déjà obsolètes. Dès qu'une loi est adoptée, elle est déjà datée.

Au Royaume-Uni, nous constatons que, si de nombreuses plateformes suppriment volontairement les contenus à caractère intime non consensuel (NCII), environ 10 % de ces contenus nocifs restent en ligne et accessibles. Cela se produit souvent lorsque les sites ne répondent tout simplement pas aux demandes de retrait.

Un des principaux obstacles à la suppression de tous ces contenus, c'est que de nombreux sites en infraction ne sont pas hébergés au Royaume-Uni. Et tant que notre cadre législatif ne sera pas modifié, les fournisseurs d'accès à internet ne bloqueront pas ces contenus, sauf si cela leur est expressément ordonné par Ofcom -- l'autorité de régulation britannique.

Nous avons également demandé au gouvernement et à l'ensemble du système judiciaire de faire davantage pour que les auteurs condamnés pour détention d'images sexuelles non-consensuelles n'aient plus aucun accès possible à ces contenus.

Les victimes, elles aussi, ont besoin de plus de soutien. Nous proposons la création d'un nouvel organisme statutaire chargé de défendre les droits des personnes touchées par les abus liés aux images intimes non consensuelles, et de travailler aux côtés des tribunaux.

Nous ne devons pas sous-estimer l'importance de cette action. L'exploitation d'images intimes sans consentement est un crime profondément personnel, aux conséquences parfois irréversibles et potentiellement mortelles pour un nombre croissant de victimes.

Les effets de cette forme d'abus perdurent chez les victimes, et sont souvent aggravés par le traitement qu'elles reçoivent dans le système judiciaire. Bien trop souvent, ces personnes sont abandonnées, au lieu d'être accueillies avec respect et dignité.

Nous devons faire plus. De façon générale, nous devons nous attaquer à l'industrie pornographique et aux attitudes problématiques vis-à-vis des femmes qu'elle encourage. Quand les hommes et garçons visionnent des actes pornographiques violents, comment leur faire comprendre qu'il n'est pas normal de traiter les femmes ainsi ? Il faut renforcer notre système pénal.

Je suis convaincue que des événements comme celui-ci nous permettront de travailler ensemble, d'apprendre les uns des autres, et de progresser pour mieux protéger les générations futures de femmes et de filles contre toutes les formes de violence et d'abus, qui sont inacceptables.

Laurence Rossignol : Je laisse maintenant la parole à notre dernière panéliste, Jin Sun-mee, membre de l'Assemblée nationale de la République de Corée, ancienne ministre de l'égalité des sexes et de la famille.

Intervention de Jin Sun-mee, membre de l'Assemblée nationale de la République de Corée, ancienne ministre de l'égalité des sexes et de la famille

Je vais m'exprimer principalement sur la problématique des deepfakes pornographiques.

Récemment, la technologie des deepfakes s'est développée grâce à l'intelligence artificielle (IA), permettant de synthétiser le visage ou la voix d'une personne spécifique de manière à ce que cela paraisse réel. L'usage abusif de cette technologie entraîne de graves violations des droits humains et porte atteinte à la réputation des individus.

En particulier, les deepfakes à caractère pornographique consistent à utiliser le visage d'une personne, sans son consentement, dans du contenu sexuel. Cela cause des dommages psychologiques et sociaux très graves pour les victimes. Il s'agit d'un acte criminel qui détruit la dignité d'un individu.

Ce qui est encore plus préoccupant, c'est que les crimes sexuels impliquant des deepfakes deviennent de plus en plus sophistiqués et se répandent rapidement en ligne. Compte tenu de la rapidité de développement de l'intelligence artificielle, on craint que ces crimes ne se multiplient et ne deviennent encore plus complexes à l'avenir.

Dans le cadre de « l'affaire Nth Room » survenue en Corée du Sud entre 2019 et 2020 via l'application Telegram, de nombreuses victimes, y compris des mineures, ont été victimes de la production et de la diffusion de vidéos d'exploitation sexuelle.

À l'époque, il n'existait aucune loi permettant de sanctionner les auteurs de deepfakes.

En 2020, l'Assemblée nationale de la République de Corée a modifié la « Loi spéciale sur la répression des crimes sexuels » pour établir une base juridique permettant de punir les personnes qui manipulent ou diffusent de fausses vidéos.

À cette période, j'occupais le poste de ministre de l'Égalité des genres et de la Famille. J'ai travaillé avec plusieurs ministères, dont l'Agence nationale de la police, pour mettre en place des services de suppression rapide des vidéos illégalement filmées, coordonner un conseil interministériel pour éradiquer les violences sexuelles et les crimes sexuels numériques, et élaborer des mesures de soutien aux victimes, dans le but de protéger la sécurité des femmes face à la violence sexuelle numérique.

Par la suite, il y a eu « l'affaire Nth Room de l'Université nationale de Séoul » et « l'affaire Deepfake de l'Université d'Inha ». Ainsi, les crimes sexuels par deepfake sont devenus un problème social majeur en Corée. Beaucoup de victimes se sont suicidées. C'est une tragédie.

Aujourd'hui, l'Assemblée nationale ainsi que le Gouvernement travaillent en étroite collaboration pour y faire face.

Premièrement, notre Assemblée nationale a modifié la loi spéciale sur la répression des crimes sexuels afin de faire passer la peine encourue pour manipulation ou diffusion de fausses vidéos de « jusqu'à 5 ans » à « jusqu'à 7 ans », et a introduit de nouvelles dispositions pénales pour ceux qui possèdent ou visionnent de telles vidéos.

Le Gouvernement a mis en place un « Groupe de travail interministériel sur la réponse aux deepfakes » et élabore des mesures en recueillant divers avis de ministères concernés, d'experts, d'entreprises et en effectuant des visites de terrain.

Nous avons également mis en place un système de soutien complet pour les victimes, avec la création d'un centre d'aide aux victimes de crimes sexuels numériques.

Nous renforçons aussi notre soutien à la recherche et développement en matière de technologies de blocage et de détection afin de mieux répondre à la propagation de ces crimes d'un point de vue technique. Il faut s'assurer que ces contenus soient désormais totalement supprimés.

Nous intégrons également ces sujets dans notre système éducatif afin de sensibiliser les élèves dès l'école au fait que produire, diffuser ou visionner des vidéos sexuelles falsifiées constituent un crime grave.

Pour sensibiliser l'opinion publique, nous avons lancé des campagnes de communication d'intérêt général, des contenus en ligne, ainsi que des actions de relations publiques via les médias, les chaînes de télévision et les réseaux sociaux. Il est important que le grand public comprenne qu'il s'agit d'un crime très grave.

Comme cela a déjà été mentionné, ces crimes n'ont pas de frontière, les vidéos réalisées dans un pays sont très facilement accessibles sur les téléphones portables du monde entier. C'est pourquoi il faut travailler au niveau international et mettre en place des mécanismes puissants et efficaces, de telle sorte que les plateformes telles que Telegram soient régulées vis-à-vis de ce type de contenu et sachent qu'elles ont l'obligation de se soumettre à des réglementations.

Mesdames et Messieurs les parlementaires, l'un des mandats les plus importants qui nous incombe aujourd'hui est d'établir des normes sociales et éthiques afin que le développement technologique s'effectue dans le respect de la dignité et de la valeur humaine. Les droits et la dignité de chaque individu doivent primer sur tout progrès technologique.

J'espère que notre rencontre aujourd'hui permettra des échanges riches, le partage de solutions concrètes et une véritable coopération.

Je vous remercie de votre attention.

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