B. LES OBSTACLES AU DÉVELOPPEMENT DES PROTÉINES ALTERNATIVES

1. Un avenir incertain
a) Des objectifs ambitieux mais pas complètement définis

Bien qu'encore limité au regard de l'ensemble des marchés alimentaires mondiaux, qui sont de l'ordre de 7 000 milliards de dollars, le marché des protéines alternatives est en croissance continue.

Selon le cabinet spécialisé dans les analyses de marché Grand View Research, le marché qui s'élevait à 20,4 milliards de dollars en 2023, soit à peine 0,3 % des achats alimentaires mondiaux, et 22,9 milliards de dollars en 2024, devrait croître de 14 % par an entre 2025 et 2030.

L'étude précitée du Parlement européen sur les protéines alternatives indique que ce marché, incluant les alternatives végétales à la viande, pourrait représenter 11 % du marché total des protéines utilisées dans l'alimentation humaine en 2035, et atteindre 22 % à terme, d'abord aux États-Unis et en Europe, mais avec aussi un potentiel de développement considérable dans la zone Asie-Pacifique.

La production européenne pourrait atteindre 15 millions de tonnes de protéines alternatives en 2035, voire 33 millions de tonnes dans les scénarios les plus favorables.

Ces projections de développement de l'offre de protéines alternatives dans l'alimentation se fondent sur des bases solides :

- la première repose sur la progression de la demande alimentaire, tirée par la croissance démographique, nécessitant d'augmenter les quantités produites. Or, les capacités de production des protéines animales sont quasiment à saturation, en tout cas si l'on prend en compte les contraintes environnementales, ce qui conduit à s'intéresser à d'autres sources alimentaires ;

- la deuxième tient à l'impératif de limitation des émissions de GES : les technologies des protéines alternatives portent la promesse d'une empreinte environnementale de l'alimentation fortement réduite par rapport aux productions traditionnelles ;

- enfin, la dernière raison du développement des protéines alternatives, qui s'inscrit dans le long terme, est celle d'une alimentation saine mais surtout économiquement abordable pour le consommateur, alors que le prix des denrées alimentaires traditionnelles tend à s'apprécier depuis le début des années 2000.

Pour autant, les objectifs du développement des protéines alternatives demeurent encore assez flous. Plusieurs questions se posent en effet :

les protéines alternatives doivent-elles venir en complément des sources actuelles de protéines ou les remplacer ? Il paraît difficile de faire progresser la production de protéines alternatives de manière extrêmement rapide, si bien que l'objectif de substitution aux sources actuelles, notamment aux protéines animales, ne peut être que très partiel. Les protéines alternatives sont donc plutôt à envisager, au moins dans une première phase, comme un complément et non une véritable alternative ;

les protéines alternatives ont-elles pour but d'entrer dans le domaine de l'alimentation humaine ou est-ce plutôt une technologie dédiée à l'alimentation animale ? Si les développements de la fermentation de précision, de la culture cellulaire ou de l'algoculture visent directement l'alimentation humaine, la production d'insectes est aujourd'hui plutôt destinée à l'alimentation animale et à des marchés de niche comme le « pet-food » ;

quelle sera la place des protéines alternatives par rapport à une stratégie mieux balisée de végétalisation de l'alimentation ? les alternatives végétales à la viande constituent en effet un marché plus prometteur, car plus simple et plus mature. Les autres alternatives aux protéines animales devront prouver leurs avantages nutritionnels et économiques pour prendre place sur un marché dans lequel des produits à base de protéines végétales auront trouvé leur place.

b) Des technologies qui ne sont pas encore stabilisées

La mise au point de protéines alternatives utilisables dans l'alimentation nécessite encore d'importants investissements de recherche et développement.

Comme le notent les auteurs d'un récent article publié dans la revue Nature dressant le panorama des défis à relever, les protéines alternatives « présentent intrinsèquement des propriétés fonctionnelles différentes, dites propriétés techno-fonctionnelles, qui jouent un rôle important dans les technologies de transformation des aliments. Il est donc difficile de formuler des produits alimentaires présentant des propriétés et une qualité similaires à celles des produits conventionnels »106(*).

Avant la mise à disposition du consommateur, de très nombreuses étapes doivent être franchies, de l'élaboration des méthodes de production (recette), en passant par l'élimination des risques sanitaires, et en allant jusqu'à la transformation en denrée consommable appétissante.

Les auteurs de l'article précité ajoutent que « la plupart des protéines alternatives échouent à pleinement imiter les qualités organoleptiques de leurs équivalents conventionnels ». Il est ainsi difficile d'obtenir des textures, goûts et apparences de produits alimentaires qui leur permettraient d'être consommés de manière brute, si bien que les protéines alternatives ont plutôt pour vocation à constituer des ingrédients pour l'industrie-agroalimentaire plutôt que des aliments à part entière.

La bataille des protéines alternatives est aussi une course aux technologies, dans la mesure où les procédés de fabrication ainsi que les produits intermédiaires ou finaux peuvent faire l'objet de brevets, qui sont la condition d'une exploitation exclusive par les fournisseurs de ces nouveaux ingrédients alimentaires.

Cette bataille technologique est en cours mais est loin d'être terminée. Les investissements réalisés sont encore largement des paris sur l'avenir, puisque leur rentabilité n'est pas garantie en fin de course. L'enjeu consiste en effet à proposer des protéines alternatives intéressantes d'un point de vue nutritif et sûres d'un point de vue de la sécurité sanitaire, issues d'un processus de production contrôlé, mais à des coûts permettant de concurrencer les protéines traditionnelles sur le marché alimentaire mondial.

De ce point de vue, les technologies ne sont pas encore matures, car les coûts de production sont encore supérieurs à ceux protéines traditionnelles, et la montée à l'échelle industrielle (scale-up) des entreprises qui se sont lancées dans le secteur des protéines alternatives reste complexe.

L'avenir des protéines alternatives dépend donc encore en grande partie des avancées technologiques qui pourront être réalisées par les entreprises, nécessitant la poursuite d'un effort soutenu de recherche et développement.

Au demeurant, les auteurs de l'article précité indiquent que la recherche sur les nouvelles protéines peut aussi améliorer l'ensemble des processus de production dans l'alimentation, même traditionnelle : « la diversification des sources de protéines permet une meilleure extraction et récupération des protéines assistées par la technologie, qui peuvent être développées pour une efficacité de production maximale. Une application de l'extraction par fluide supercritique utilisant du CO2 et de l'éthanol, par exemple, a permis d'éliminer les composés odorants des isolats de protéines de pois. Il a été démontré que le traitement à haute pression améliore la pénétration du solvant d'extraction dans la cellule, augmentant ainsi le rendement sans altérer les fonctionnalités des protéines ». Les protéines alternatives sont donc un accélérateur d'innovation.

2. Des contraintes fortes
a) Des étapes règlementaires qui restent à franchir
(1) Pour les protéines nouvelles, la nécessité d'obtenir une autorisation de mise sur le marché

À l'inverse des aliments conventionnels ou des préparations alimentaires à base d'aliments traditionnels, y compris des alternatives végétales aux protéines animales, la mise sur le marché de protéines alternatives ne se fait pas de manière libre et non contrôlée. Elle doit passer par une phase d'évaluation des risques sanitaires, centralisée à l'échelle européenne au niveau de l'Autorité européenne de sécurité sanitaire des aliments (EFSA).

Les produits issus de la culture de protéines alternatives sont en effet considérés comme des nouveaux aliments et soumis à la procédure dite « Novel Food », qui est assez similaire à celle relative aux additifs alimentaires.

Des procédures similaires existent dans les autres pays développés. Aux États-Unis, une évaluation sanitaire est menée sous l'autorité de la FDA (Food and Drug Administration) qui traite les nouveaux aliments comme des additifs alimentaires et ne permet leur commercialisation qu'après autorisation. Les aliments ou substances « généralement reconnues comme sûrs » (GRAS)107(*) dans les conditions prévues pour leur utilisation ne nécessitent pas d'approbation préalable. Ils peuvent faire l'objet de notification à la FDA si les entreprises le souhaitent. Pour un nouvel additif alimentaire, le fabricant doit soumettre à la FDA un dossier décrivant le produit, sa composition chimique et fournir des études toxicologiques. La procédure d'admission sur le marché prend environ un an.

Le Canada dispose d'une réglementation imposant aussi une analyse des risques sanitaires, effectuée par l'agence Santé Canada, pour les aliments nouveaux qui ne disposent pas d'une antériorité de consommation. Le rôle et les responsabilités des autorités réglementaires sont plus importants au Canada, tandis qu'aux États-Unis, le processus d'évaluation est davantage dirigé par les promoteurs de l'industrie du nouvel aliment ou de l'ingrédient alimentaire.

Singapour dispose également d'une agence d'évaluation qui est réputée évaluer rapidement les dossiers qui lui sont soumis, en moins d'un an, et joue donc un rôle pionnier dans l'accès au marché du consommateur final des nouveaux aliments, en particulier des cultures cellulaires.

Le Brésil, le Japon ou encore l'Australie suivent le même schéma, avec quelques nuances.

Le marché des protéines alternatives étant un marché mondial, les différentes agences seront amenées à faire converger leurs référentiels et leurs méthodes.

(2) La réglementation européenne des nouveaux aliments (« novel food »)

Le premier texte encadrant la mise sur le marché des « nouveaux aliments » est le règlement européen n° 258/1997 du 27 janvier 1997, remplacé par le règlement n° 2015/2283 du 25 novembre 2015, entré en application début 2018, actuellement en vigueur.

La règlementation sur les nouveaux aliments ne s'applique pas aux aliments issus d'OGM, aux enzymes alimentaires, aux additifs alimentaires, aux arômes alimentaires ou aux solvants d'extraction utilisés dans la fabrication alimentaire, qui sont tous soumis à des procédures particulières.

Les « nouveaux aliments » se définissent comme toutes les denrées alimentaires (aliment ou ingrédient) qui n'étaient pas habituellement consommées dans les pays d'Union européenne avant le 15 mai 1997.

Le champ d'application de la règlementation européenne des « nouveaux aliments » est assez large. Ont ainsi dû être autorisés au titre des nouveaux aliments, les graines de chia, l'huile de krill, les phytostérols, les fruits du physalis ou du baobab, les poudres de larve du petit ténébrion mat, les concentrés peptidiques de crevettes ou encore les aliments à base d'algues. Les aliments ou ingrédients obtenus à partir de nouveaux procédés, comme le traitement par ultraviolets ou encore leur transformation à l'échelle nanométrique, sont également considérés comme de « nouveaux aliments » et soumis à la procédure européenne d'autorisation.

Les entreprises alimentaires qui souhaitent mettre sur le marché des produits doivent vérifier si ceux-ci sont soumis à la réglementation des « nouveaux aliments ».

Si c'est le cas, la mise sur le marché du nouvel aliment intervient après inscription de celui-ci sur la « liste des nouveaux aliments autorisés » dans l'Union européenne108(*)

Depuis 2018, la procédure d'examen des demandes de mise sur le marché est centralisée à l'échelle de l'Union européenne alors qu'auparavant, les responsabilités étaient réparties entre l'Union et les États-membres.

Sur demande du metteur en marché, l'autorisation d'inscription sur la liste des nouveaux aliments admis sur les marchés de l'Union européenne (autorisation de mise sur le marché) est prononcée par la Commission européenne, qui demande au préalable à l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) une évaluation des risques de l'aliment ou de l'ingrédient concerné. La Commission européenne prend la décision d'inscription après consultation du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux (SCOPAFF) où sont représentés les États membres (certains comme l'Italie et la Hongrie ayant des positions très hostiles à certains nouveaux aliments, comme la culture cellulaire ou viande cellulaire).

L'article 7 du règlement européen n° 2015/2283 fixe trois conditions cumulatives pour autoriser un nouvel aliment :

ne présenter aucun risque en matière de sécurité pour la santé humaine, compte tenu des données scientifiques disponibles ;

ne pas induire le consommateur en erreur (dénomination...) ;

- lorsque le nouvel aliment est destiné à remplacer un ancien aliment, il ne doit pas présenter un profil nutritionnel désavantageux.

Le contenu du dossier de demande de mise sur le marché d'un aliment nouveau est défini par un règlement d'exécution de la Commission européenne (règlement 2017/2469 du 20 décembre 2017109(*)).

Les méthodes d'évaluation des risques ont été précisées par l'EFSA dans plusieurs documents d'orientation à destination des demandeurs, l'un présentant les exigences administratives de l'EFSA110(*), l'autre ses exigences scientifiques (types de tests, description des milieux de culture...)111(*). Un nouveau guide, destiné à accélérer et clarifier les procédures, est applicable depuis le 1er février 2025.

Le processus d'évaluation par l'EFSA doit se faire dans un délai de 9 mois, mais des demandes d'informations complémentaires peuvent prolonger le délai d'examen. Actuellement, le délai d'autorisation est très variable allant de 18 à 48 mois, contre 12 mois environ à Singapour ou aux États-Unis.

L'existence d'une pratique de dialogue entre l'EFSA et les industriels présentant des dossiers dans le cadre de réunions de pré-soumission est pointée comme un facteur décisif de réussite du processus de mise sur le marché dans des délais raisonnables.

Les aliments traditionnels issus de pays hors de l'UE bénéficient d'une procédure simplifiée, exigeant notamment la preuve de leur innocuité depuis 25 ans, mais doivent néanmoins être inscrits sur la liste européenne pour pouvoir être mis sur le marché par les entreprises.

La liste des « nouveaux aliments » inscrits au catalogue s'allonge avec entre 15 et 30 nouvelles inscriptions par an, en plus de 630 inscriptions qui avaient été effectuées depuis l'entrée en vigueur du règlement européen initial de 1997112(*).

(3) Le sujet de la dénomination des aliments

L'étiquetage des produits alimentaires fait l'objet en Europe d'une réglementation exigeante : il convient en effet de fournir au consommateur des données sur la composition nutritionnelle des aliments ou encore les allergènes.

La dénomination des aliments est en revanche plus libre, sous réserve de ne pas tromper le consommateur. Les aliments à base de protéines alternatives se construisent comme des homologues à des aliments traditionnels. C'est déjà le cas pour les protéines végétales, avec des appellations comme « steak végétal » ou « nuggets végétal ». La filière viande combat ce type de dénomination mais sans grand succès car la seule restriction est celle de ne pas induire en erreur le consommateur par une dénomination ambiguë voire abusive.

Le développement de nouvelles méthodes de production de protéines alimentaires comme la fermentation de précision ou la culture cellulaire devrait donner lieu à l'invention de nouvelles dénominations.

La question se posera certainement de mieux informer le consommateur sur les conditions de fabrication des produits qu'ils achètent, par exemple d'indiquer que le yaourt ou la crème glacée contient des caséines élevées en laboratoire plutôt qu'issues du lait de vache.

b) L'enjeu du financement : le nerf de la guerre

Le développement des technologies de production de protéines alternatives nécessite d'importants efforts de recherche et développement, avant de pouvoir envisager une exploitation commerciale.

Le rapport déjà évoqué de l'Académie des technologies souligne que « des centaines de millions de dollars ou équivalents, d'origines gouvernementales et privées, sont investis aux Pays-Bas, en Israël et aux États-Unis pour soutenir la recherche publique et un nombre régulièrement croissant de start-up font le pari d'un brillant futur pour la fermentation de précision et les “viandes” de culture ». Il avance le chiffre de 14,2 milliards de dollars investis en cumulé dans des start-up de protéines alternatives entre 2010 et 2022.

Le dernier rapport du Good Food Institute fait état d'un effort d'investissement public significatif dans le monde sur les protéines alternatives, supérieur à 500 millions de dollars par an depuis 2022. Les investissements privés sont estimés par le même Good Food Institute113(*) à 1,1 milliard de dollars, dont 309 millions pour les protéines végétales, 651 millions pour la fermentation de précision et 139 millions pour les cultures cellulaires.

L'Académie des technologies s'inquiète d'une présence insuffisante de la France dans l'accompagnement du développement de la fermentation de précision et des cultures cellulaires, alors que ces nouvelles sources de protéines alternatives pourraient marquer le paysage des protéines destinées à l'alimentation humaine à partir des années 2030 et que notre pays, celui de Pasteur, pionnier de la microbiologie, a une expertise reconnue en fermentation de précision.

La France prend ainsi « le risque d'être absente de ce qui pourrait être demain un secteur industriel majeur au sein du système alimentaire ». Or, dans certains domaines les industriels français ont de l'avance. L'Académie appelle à ne pas relâcher les efforts de soutien financier, constatant que le passage à l'échelle permettant d'aller de la preuve de concept au démonstrateur industriel, demande des efforts financiers très importants.

C'est au moment du passage à l'échelle industrielle que se vérifiera une question essentielle pour assurer le succès des protéines alternatives : celle de leur coût de production au regard de celui des protéines traditionnelles.

CONCLUSIONS DE LA PARTIE III

 Fabriquer des aliments riches en protéines par des voies alternatives aux processus traditionnels reposant sur la production de viande ou les alternatives végétales à la viande peut passer par des technologies variées : fermentation de précision, culture cellulaire, insectes, algues.

 Ces pistes ne semblent toutefois pas pouvoir assurer à court terme une production massive de protéines qui viendrait remplacer celle des sources alimentaires actuelles. Les protéines alternatives se positionnent donc en complément de ce qui existe.

 L'arrivée sur le marché de protéines alternatives doit passer par un processus réglementaire exigeant et la mobilisation de moyens financiers significatifs pour construire un outil industriel performant et compétitif.

 Les protéines alternatives constituent une piste sérieuse de transformation de l'alimentation dans les années à venir mais cette transformation s'inscrit sur le temps long, ce qui justifie que des efforts de recherche et développement soient soutenus en France et en Europe.


* 106  https://www.nature.com/articles/s41538-024-00291-w

* 107 Generally Recognized As Safe

* 108  https://ec.europa.eu/food/food-feed-portal/screen/novel-food-catalogue/search

* 109  https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX:32017R2469

* 110  https://www.efsa.europa.eu/en/supporting/pub/en-1381

* 111  https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/8961

* 112  https://food.ec.europa.eu/safety/novel-food/authorisations/union-list-novel-foods_en

* 113  https://gfi.org/investment/

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