B. DÉVELOPPER MASSIVEMENT L'ENSEIGNEMENT DES LANGUES RÉGIONALES À L'ÉCOLE PUBLIQUE
L'école publique a longtemps été un lieu de mise à l'écart des langues régionales. Ce sont donc les réseaux d'enseignement privé, et principalement les réseaux associatifs d'enseignement immersif, qui ont porté - à bout de bras - la sauvegarde des langues régionales. L'État a bien souvent estimé que les quelques familles qui souhaitaient que leur enfant apprenne ces langues pouvaient le faire dans ces réseaux d'établissements scolaires. L'éducation nationale, sous la pression des familles et des élus locaux s'est contentée, à de rares exceptions, de proposer quelques heures d'initiation à l'école publique saupoudrées au gré des ressources disponibles, mais sans véritable politique, ce qui ne permet pas de former de bons locuteurs.
Pour les rapporteurs, les langues régionales doivent trouver toute leur place au sein de l'école publique : à l'instar de l'école privée, l'école publique doit se donner les moyens pour former des locuteurs de bons niveaux à la fois en français et en langue régionale.
1. Développer dans le premier degré public les sections immersives
Dans un contexte de quasi-disparition de la transmission des langues régionales par la famille, les rapporteurs sont convaincus que la méthode immersive, notamment pour les langues non latines, est la seule à même de former des locuteurs complets à la fin du primaire. Par ailleurs, l'expérience des réseaux d'enseignement privé immersif montre que cette méthode pédagogique ne porte pas préjudice à une bonne maîtrise du français24(*).
Aussi, les rapporteurs souhaitent que « l'enseignement bilingue par la méthode dite immersive » ne soit plus l'apanage de l'école privée sous contrat. Ils soulignent que la circulaire du 14 décembre 2021 fait de l'immersion « une stratégie possible d'apprentissage de l'enseignement bilingue » et précise que « le temps de pratique de chacune des deux langues peut varier dans la semaine, l'année scolaire ou encore à l'échelle des cycles, en fonction des besoins effectivement constatés ».
La direction départementale des services de l'éducation nationale des Pyrénées-Atlantiques s'est saisie de l'opportunité offerte par cette circulaire pour renforcer le nombre d'écoles maternelles publiques proposant un enseignement immersif. Celui-ci existe dans le département depuis 2006 avec deux écoles initialement concernées, mais dans un cadre précaire : celui de l'expérimentation prévue par l'article 34 de la loi n° 2005-380 du 30 avril 2005 d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école qui permet la réalisation d'expérimentations notamment en matière d'organisation pédagogique et d'enseignement disciplinaire.
La circulaire du 14 décembre 2021 permet de sortir du cadre expérimental et d'offrir un cadre juridique plus stable pour le recours à cette méthode pédagogique d'apprentissage d'une langue. À la rentrée 2024, on dénombre ainsi 31 écoles publiques concernées avec 1 011 élèves concernés.
Surtout, depuis la parution de cette circulaire, le rectorat a lancé quatre nouveaux projets25(*) d'immersion en cycle 2 (CPCE1CE2), en lien avec un cycle de maternelle intégralement en basque. Cette immersion totale se poursuit en CP jusqu'à janvier, puis les élèves auront trois journées d'enseignement en basque et une journée en français - ou 1h30 de français quotidiennement.
En Alsace, les rapporteurs soulignent également le lancement par l'académie des parcours allemand, alsacien, français « Tomi Ungerer ». Depuis la rentrée 2023, ce parcours propose en petite section 75 % du volume horaire (18 heures) en allemand et alsacien et 25 % du volume horaire (6 heures) en français. Il en existe désormais cinq, trois situés dans le Bas-Rhin et deux situés dans le Haut-Rhin.
En Corse, l'académie comptait 14 écoles proposant un enseignement immersif à la rentrée 2024, dont 10 écoles publiques (8 écoles maternelles et 2 élémentaires) et 4 écoles associatives. Dans le cadre du plan Scola 2030, l'effort en faveur de l'enseignement immersif se poursuit : à la rentrée 2025, 70 nouvelles classes immersives ont ouvert.
Les rapporteurs souhaitent que l'ouverture de ces filières immersives à l'école publique se poursuive et se développe dans l'ensemble des territoires concernés par les langues régionales.
Recommandation n° 6 : Développer pour l'ensemble des langues régionales un enseignement bilingue à parité horaire à l'école primaire et offrir la possibilité d'un enseignement immersif dans les cycles 1 et 2 de l'école primaire.
2. Construire une cartographie cohérente des implantations des filières bilingues et immersives pour assurer une montée de cohorte de la maternelle jusqu'au lycée
La mise en place de classes bilingues en primaire varie fortement selon les langues régionales.
En région Bretagne, il existe 234 écoles publiques qui proposent un enseignement à parité horaire. Ce sont 18 filières bilingues qui ont ouvert ces trois dernières rentrées scolaires. À titre de comparaison, on dénombre 81 écoles privées proposant une filière bilingue auxquelles s'ajoutent 38 écoles diwan (immersives).
En ce qui concerne le basque, 105 écoles publiques proposent un enseignement à parité horaire.
Pour l'occitan, le résultat est plus contrasté : certes, on constate une augmentation du nombre de filières bilingues créées, avec là encore des variations entre les académies, mais ces créations restent en deçà des objectifs de la convention. Selon les informations transmises par l'office public de la langue occitane, sur l'académie de Bordeaux, 14 cursus ont été créés entre 2017 et 2023 sur les 42 prévus par la convention. Dans l'académie de Limoges, aucune filière complète n'a été créée. Quant à l'académie de Toulouse, s'il y a eu des ouvertures de filières bilingues, cela représente une augmentation de 5 % des effectifs, contre 26 % à atteindre. En revanche, dans l'académie de Montpellier, les effectifs des filières bilingues publiques ont augmenté de plus de 90 % (par rapport au 26 % attendus).
Pour l'alsacien, selon la FLAREP Eltern Alsace, il n'y a pratiquement pas eu de nouvelles ouvertures de sites bilingues en cinq ans.
Pour les rapporteurs, il est urgent de poursuivre les efforts engagés et d'accroitre, pour toutes les langues, le nombre de filières à parité horaire. Toutefois, ils constatent également que l'ouverture des filières à parité horaire répondent à une logique de demande sociale - sous l'impulsion des familles et des élus locaux - mais sans que ne soit pensée une continuité de parcours. Il en résulte un effondrement des effectifs en filière bilingue au collège. Les raisons sont diverses. Les rapporteurs ont ainsi pu entendre des personnels des rectorats indiquer avoir ouvert, sous la pression des parents et des élus locaux, une filière bilingue dans une école primaire isolée en matière d'enseignement de la langue, mais souligner l'absence de possibilité de poursuivre l'étude de la langue, car le collège de secteur ne propose pas de filière bilingue et les effectifs potentiels d'élèves bilingues de cette seule école sont trop réduits pour en créer une. De leur côté, des élus ou des représentants des offices publics dénoncent la position du rectorat qui refuse la création d'une dérogation de droit à la carte scolaire du collège pour poursuivre une filière bilingue en l'assimilant à une demande pour convenance personnelle.
Aussi, pour mettre fin à cette structure pyramidale des effectifs en filière bilingue il convient d'inscrire les prochaines ouvertures de filières dans une continuité des parcours allant de la maternelle au lycée. Il s'agit par exemple d'ouvrir des filières bilingues, voire immersives, dans des écoles appartenant à un même collège de secteur où sera ouverte une filière bilingue, pour que cet établissement scolaire puisse bénéficier d'un vivier potentiel d'élèves plus large pour celle-ci.
Recommandation n° 7 : Mettre fin à l'érosion des effectifs entre le primaire et le secondaire en assurant la continuité des parcours scolaires.
En fonction des langues, des stratégies différentes doivent être mises en place dans le choix des écoles et des collèges accueillant une filière bilingue.
S'agissant des langues pour lesquelles il existe encore peu de filières bilingues, les rapporteurs estiment essentiel, en tenant toutefois compte de la nécessité d'une meilleure planification et d'organisation dans un objectif de continuité des parcours exposé ci-dessus, de poursuivre la logique de la demande sociale avérée - c'est-à-dire, l'ouverture d'une filière en réponse à une demande des parents. Cependant, il est impératif de clarifier les conditions d'ouverture de ces filières et de mieux accompagner les acteurs locaux.
Les rapporteurs ont constaté que, dans certains cas, les parents manquent d'informations sur l'ouverture possible d'une filière bilingue dans l'école de leur enfant. N'étant pas au courant, ils ne peuvent donc pas manifester un intérêt pour y inscrire leur enfant, le nombre d'élèves potentiels est alors trop faible pour que les services académiques puissent répondre favorablement à une demande d'ouverture formulée par une commune.
Par ailleurs, l'attention des rapporteurs a été attirée sur l'évolution des critères de comptabilisation des familles intéressées. Selon les informations transmises aux rapporteurs lors de leur déplacement à Nantes, alors que le rectorat jusqu'à présent ne prenait en compte que les petites et moyennes sections - « les enfants de grande section ne sont pas comptabilisables, car l'ouverture d'une classe maternelle breton ne leur permettrait pas de suivre cet enseignement que durant une année scolaire »26(*) -, pour la rentrée 2025, ce sont les enfants nés en 2022 et entrant en petite section en septembre qui n'ont pas été comptabilisés.
Les rapporteurs ont pris connaissance avec intérêt de la mise en place par les services départementaux de l'éducation nationale des Pyrénées Atlantiques d'un guide pour l'ouverture de filières bascophones, qui est, selon Dominique Malroux, directeur académique des services de l'éducation nationale dans ce département, un héritage direct de la loi Molac. Ce guide précise notamment la procédure de recueil des intentions, ainsi que la démarche à suivre pour les premières enquêtes auprès des parents.
Pour certaines langues régionales, dont le basque pour lequel près d'un enfant sur deux de primaire scolarisé sur le territoire bascophone du département des Pyrénées-Atlantiques l'est dans une filière bilingue ou le breton dans l'académie de Rennes27(*), la présence d'un réseau important de filières bilingues permet de répondre globalement à la demande sociale des parents. Ceux attachés à un enseignement renforcé de cette langue pour leur enfant peuvent trouver relativement facilement un établissement scolaire à proximité de leur domicile.
Les rapporteurs souhaitent dans ces cas aller plus loin afin que l'éducation nationale ouvre des filières bilingues sans attendre une demande des parents. Les rapporteurs constatent que cette politique de l'offre est celle habituellement suivie par l'éducation nationale, par exemple pour l'ouverture de sections européennes ou internationales ou encore pour les dispositifs EMILE28(*).
Il s'agit d'aller vers les familles qui pourraient être intéressées si l'enseignement est proposé dans leur école de secteur, mais qui ne se mobilisent pas pour demander la création d'une telle filière. A cet égard, les rapporteurs plaident pour la mise en place de filières bilingues dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Dans tous les cas, la scolarisation des enfants dans une filière bilingue reste soumise à la libre adhésion des parents.
Recommandation n° 8 : Instaurer, dans les territoires où la demande d'ouverture de filières bilingues émanant des parents est globalement satisfaite, une politique fondée sur l'offre afin de rendre ces filières accessibles au plus grand nombre, notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. La scolarisation des enfants dans une filière bilingue resterait soumise à la libre adhésion des parents.
Enfin, les rapporteurs sont conscients que le développement de filières bilingues et immersives représente un coût, qu'il y ait un enseignant pour chaque langue, ou un seul enseignant pour les deux langues. En effet, le nombre d'élèves par classe est souvent plus faible. L'académie de Bretagne chiffre ainsi à 53 ETP pour le 1er degré public et 76 ETP pour le 2nd degré public, le surcoût lié à la différence des taux d'encadrement entre filières bilingues et monolingues. Elle a également précisé aux rapporteurs ne pas bénéficier de dotations budgétaires particulières pour financer le développement de l'enseignement des langues régionales.
Le poids sur les budgets académiques de l'enseignement bilingue des langues régionales, qui n'est aujourd'hui pas pris en compte, y compris dans le cadre de « l'allocation progressive des ressources » prévue pourtant pour tenir compte des spécificités des territoires, a également été souligné par Dominique Malroux, directeur académique des services de l'éducation nationale des Pyrénées Atlantiques.
* 24 Cf pour le breton, le rapport de l'IGESR n° 2019-053 de juillet 2019 sur l'enseignement immersif dans une langue vivante régionale : le réseau Diwan : « le réseau [Diwan] obtient aux évaluations d'entrée en 6ème, au diplôme national du brevet, au baccalauréat, des résultats meilleurs que ceux de la moyenne nationale. Les résultats des évaluations d'entrée en 6ème montrent que les compétences attendues sont bien atteintes à la fin du CM2 » et pour le basque, l'étude comparative des filières de maternelle 100 % basque, bilingue et française », qui montre que les résultats des élèves scolarisés dans des écoles maternelles 100 % basque ont de meilleurs résultats en français au CP et CE1 ainsi qu'en mathématiques au CP. Les résultats sont cependant légèrement en retrait pour les mathématiques en CE1 (septembre 2019, académie de Bordeaux).
* 25 Trois dans des écoles publiques et un dans un établissement privé catholique sous contrat.
* 26 Extraits de courriers reçus par des maires de Loire-Atlantique demandant l'ouverture d'une filière bilingue dans l'école de leur commune.
* 27 Le rectorat de Rennes a ainsi indiqué aux rapporteurs que « la demande sociale sur l'enseignement en classe bilingue semble malgré tout avoir atteint un plateau et progresse peu ».
* 28 Enseignement d'une matière intégrée à une langue étrangère à l'école. Ce dispositif existe depuis les années 1990. Les écoles dites EMILE proposent un parcours linguistique renforcé avec des enseignements hebdomadaires de trois heures à la parité horaire, en incluant l'horaire réglementaire d'1h30 hebdomadaire. À la rentrée scolaire 2023, ce dispositif concernait 272 955 élèves, majoritairement en allemand (174 086 élèves) et anglais (91 673 élèves).