Remise du prix de la délégation à Jeanne Hefez

J'invite Jeanne Hefez à me rejoindre ainsi que mes collègues Annick Billon, Olivia Richard et Laurence Rossignol, ici présentes, qui ont participé, avec Agnès Evren, Béatrice Gosselin et Marie-Pierre Monier, en mars dernier, au déplacement de la délégation à New York à l'occasion de la CSW.

Chère Jeanne Hefez, notre délégation vous connaît bien, car vous aviez déjà participé, en novembre 2023, à notre colloque consacré à l'accès à l'avortement dans le monde, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. Vous nous aviez alors alertés sur la montée inquiétante des mouvements anti-droits, y compris dans les hautes sphères du pouvoir, au sein des organisations internationales telles que l'ONU ou l'Organisation mondiale de la santé (OMS), et dans les espaces diplomatiques régionaux.

Votre constat était clair, mais inquiétant : celui d'un changement d'échelle des offensives contre les droits des femmes, accompagné d'une sophistication de leur stratégie et d'une montée des réseaux anti-droits, originaires d'Europe et des États-Unis.

Ce constat, vous l'avez confirmé lors de notre déplacement à New York. Devant notre délégation, vous avez souligné combien les organisations de la société civile anti-genre et anti-droits sont aujourd'hui plus audacieuses, mieux coordonnées, mieux financées et donc plus puissantes.

C'est pourquoi vous nous encouragiez à réfléchir à des réponses collectives, à entériner notre soutien aux actions et organisations de terrain et de recherche, et à contribuer au maintien des espaces multilatéraux au sein desquels se déploient les luttes féministes.

Face à cette réalité, notre délégation a tenu à témoigner son soutien à votre travail. Un soutien ferme, déterminé, parce que le combat pour l'accès à l'avortement et à la santé sexuelle et reproductive partout dans le monde est essentiel. C'est donc avec une grande fierté que je vous remets aujourd'hui le prix de la délégation aux droits des femmes du Sénat.

Réponse de Jeanne Hefez

Merci beaucoup. Puisque je reçois un prix pour la première fois, il me semblait inévitable de parler de mon parcours. Annie Ernaux, dans L'Événement, raconte l'avortement presque mortel vécu dans sa jeunesse, lorsque l'IVG était encore un crime en France, il n'y a pas si longtemps. Elle écrit : « Il y a une semaine que j'ai commencé ce récit, sans aucune certitude de le poursuivre. (...) M'y abandonner me semblait effrayant. Mais je me disais aussi que je pourrais mourir sans avoir rien fait de cet événement. S'il y avait une faute, c'était celle-là. »

Je ne sais pas si c'est le hasard ou le destin qui fait que je reçoive ce prix en même temps que maîtres Camus et Babonneau, le jour de l'adoption de la loi qui inscrit l'absence de consentement dans la définition du viol, mais je ressens ce soir un besoin de témoigner qui trouve ses racines dans mon histoire.

Rattrapée par une colère féministe, j'ai ressenti le besoin débordant de travailler à l'intersection du droit, de la santé et des violences sexuelles. J'ai obtenu une bourse pour être stagiaire au planning familial de New York, l'année de la première élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Là, ma vie a basculé. Dans les sous-sols des Nations unies, pendant les grandes conférences sur l'égalité de genre, j'ai fait face aux mouvements anti-droits, anti-choix, un réseau mondial d'acteurs aussi bien financé que politiquement structuré, déterminé à démanteler les droits sexuels et reproductifs, la diversité de genre, l'éducation complète à la sexualité, et à arrêter l'avortement bien au-delà des frontières du Texas. L'ampleur de cette guerre dite culturelle m'est apparue comme vertigineuse. Face à cette internationale réactionnaire, j'ai compris qu'il y avait urgence à analyser et à riposter. C'est ainsi que j'ai été embauchée par l'ONG Ipas.

J'ai passé des années en Afrique de l'Ouest et du Centre à soutenir des réformes historiques pour le droit à l'avortement, au Bénin et en République démocratique du Congo, à appuyer la formation d'organisations militantes, à sensibiliser des ministères. Mon rôle, lui, reste le même : convaincre qu'une femme n'a pas besoin de l'autorisation de son mari pour se faire avorter ; qu'il n'existe aucune évidence scientifique justifiant des délais de réflexion ; que les sage-femmes et les infirmiers peuvent et doivent pratiquer l'avortement et qu'on ne peut pas forcer les femmes violées à prouver médicalement leur viol ou à ouvrir un dossier judiciaire pour accéder aux soins. On ne peut tout simplement pas prouver qu'une grossesse non désirée est issue d'un rapport sexuel non consenti dans les délais exigés par la loi.

Une nuit, alors que nous rédigions les directives réglementaires d'application de la loi au Congo, un magistrat de la cour constitutionnelle m'a demandé : « Mais que fera-t-on de toutes les prostituées de Kinshasa qui mentent sur leur viol ? » L'impensable aurait été de répondre qu'on allait tout simplement les croire sur parole, dans un pays où le viol est une arme de guerre répandue. Ravalant mon indignation, je proposai à la place le compromis d'une attestation sur l'honneur. Notre travail est technique, clinique, de statistiques et de données, et l'émotion et le langage des droits nous desservent souvent.

Lorsque je vous ai vus débattre à l'Assemblée nationale et au Sénat, j'ai été fière de porter ce combat à vos côtés. On peut évidemment critiquer la formulation de la constitutionnalisation de l'IVG, dénoncer sa récupération politique ou son manque d'opérationnalité, mais ce débat a rouvert un espace de parole inédit sur l'avortement et sur ses conditions d'accès en France et ailleurs.

Je salue à ce propos le rôle fédérateur du Planning familial et de tout le mouvement féministe. Si je suis ici ce soir, c'est parce que nous mesurons mieux collectivement combien le genre et le natalisme sont devenus le carburant de l'extrême droite internationale et combien cette offensive touche au coeur même de nos valeurs démocratiques et politiques, bien au-delà du droit à l'IVG.

Je ne fais pas ce métier parce que je suis une femme, parce que j'ai été violée, ou parce que j'ai avorté. Je le fais parce que, comme vous, j'ai l'audace de rêver chaque jour à un monde plus juste, plus équitable, et parce que je crois que notre résistance est elle aussi contagieuse.

Grâce à Gisèle Pelicot, nous continuerons à nommer le viol et son insoutenable banalité. Nous continuerons à parler pour faire résonner l'urgence politique, celle de réinventer nos manières d'être au monde, ensemble.

Je conclurai par une citation du Dr Tiller, un grand gynécologue américain assassiné en 2009 par l'opération terroriste anti-avortement de l'Armée de Dieu : « L'avortement ne concerne pas les bébés ni les familles. L'avortement concerne les espoirs des femmes, leurs rêves, leur potentiel et le reste de leur vie. L'IVG est une question de survie. » Merci encore à la délégation aux droits des femmes, à toutes celles et ceux qui plaident, soignent, enseignent, parce qu'ils savent que chaque mot et chaque patiente compte, à toutes les Gisèle, les Halimi, les Pelicot, merci à Sarah, Noémie, Laurence, Annick, Dominique, Olivia. Merci pour votre confiance.

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