3. Incidences des stratégies armatoriales pour les ports
3.1 Les regroupements en méga-alliances et consortia
Depuis le début des années 1990, les compagnies maritimes se regroupent en nouvelles alliances, afin d'assurer une meilleure maîtrise de la chaîne totale des transports et de réaliser des économies d'échelle liéest à la massification des flux de marchandises. Plus récemment depuis 1995, ces alliances ont été bouleversées, avec éclatement et redistribution des grands groupes, la raison essentielle tenant à la forte pression qui règne sur les taux de fret (c'est-à-dire les prix du transport maritime). Ceux-ci se sont effondrés sur les lignes entre l'Europe et l'Asie, passant d'environ 1 700 $ en 1990 à 500 $ en 1997 par conteneur transporté. Pour faire face à cette évolution, les ententes se sont faites encore plus puissantes et on a vu apparaître de nouveaux regroupements géants appelés méga-alliances : par exemple APL (E.U.) et NOL (Singapour), Nedlloyd (Pays Bas) et P&O (R.U.), Maersk (Danemark) et Sealand (E.U.). Il faut savoir enfin qu'actuellement la plupart des consortia perdent de l'argent, ce qui fragilise surtout ceux cotés sur les marchés financiers, les actionnaires n'étant pas habitués à la faiblesse des performances.
La nouvelle organisation de l'exploitation des lignes régulières fait qu'il y a des bateaux de plus en plus gros qui desservent un nombre plus limite de ports. Les lignes maritimes sont organisées en « boucles » et, afin de limiter la durée et partant les coûts d'exploitation, le nombre de ports desservis est réduit : un transbordement de la marchandise est effectué à partir de ces « ports de base » sur des navires plus petits à destination des « ports secondaires » ou « alternatifs ». D'autres techniques dérivées sont également mises en oeuvre comme l'organisation d'un service pendulaire, sous forme de « hub and spokes » ou d'« intersection », l'idée générale étant toujours d'effectuer un transfert de fret à partir d'un port d'éclatement sur des navires « feeders » vers des destinations secondaires. La rentabilité globale du système est atteinte à partir du moment où les coûts supplémentaires de manutention et de pré et post-acheminement sont inférieurs aux économies réalisées par l'armateur sur le transport purement maritime.
Un port à vocation internationale a tout intérêt à devenir un port de transbordement, car il augmente ainsi considérablement son trafic, ce qui a des effets sensibles sur les recettes perçues et le niveau de l'emploi de l'ensemble de la communauté portuaire.
Cependant, ce ne sont ni la puissance publique ni l'autorité portuaire qui décident seuls de la position d'un port au regard du commerce maritime mondial. Outre le potentiel de trafic généré par l'hinterland proche, le choix du port touché dépend parfois de la localisation de bureaux ou d'investissements d'un armement dans un port (implantation d'Hapag Lloyd à Hambourg par exemple), mais aussi et surtout de l'ensemble des conditions techniques et économiques qui sont proposées par le port. Cela signifie de bonnes performances en termes de manutention, de traitement du passage de la marchandise dans le port, y compris le traitement administratif. L'objectif est d'accélérer le passage du navire dans le port, tout en diminuant autant que possible le coût d'escale.
Cela signifie également pouvoir offrir des capacités d'accueil et de traitement d'un surcroît de conteneurs. Un armement peut décider très rapidement de supprimer ou ajouter une escale à ses tournées, que ce soit à titre définitif ou parce qu'un problème temporaire se pose dans l'un des autres ports habituellement touché... Qu'est-ce qu'une escale pour une compagnie qui en dessert plus d'une centaine dans le monde ? L'armateur ira toujours là où on pourra accueillir ses navires dans des conditions intéressantes. Par conséquent, un port doit être capable de réagir et de s'adapter en un temps très court.
Le port se trouve alors confronté à deux problèmes principaux :
- construire une nouvelle infrastructure dans un port prend du temps (environ 5 ans, parfois plus) car il faut monter le projet, faire les études préalables, chercher le financement, et réaliser l'équipement. L'armement demandeur, surtout s'il est indépendant, n'attendra pas et s'implantera ailleurs. Il sera ensuite difficile de le faire changer s'il est satisfait... Les ports qui se développeront comme sites d'accueil des porte-conteneurs géants seront donc ceux qui, tout en offrant le tirant d'eau nécessaire, auront fini de construire les infrastructures nécessaires lors de l'arrivée des navires actuellement en chantier ;
- il faut trouver l'argent nécessaire à la construction ou à l'adaptation d'infra- ou superstructures. Les modalités de financement du système portuaire français (voir deuxième partie) rendent ces opérations souvent longues à mettre en place. La réactivité du dispositif est inférieure à celle des ports voisins d'Europe du Nord qui bénéficient en général d'une unité de gestion au moins aussi efficace que dans nos ports autonomes, qu'elle soit communale ou fédérale et, surtout, d'une qualité et d'une compétence commerciale de leurs opérateurs privés.
Dans ces conditions, le port peut être tenté de financer sur ses ressources propres les équipements qu'il estime nécessaire en escomptant des rentrées plus abondantes de droits de port. Dans ce cas, le risque de déséquilibre financier est grand si le trafic espéré n'est pas au rendez-vous.
Enfin, les armements exercent une très forte pression sur les ports pour qu'ils réduisent les coûts généraux de passage de la marchandise. Comme il est difficile de faire baisser les coûts d'escale des navires eux-mêmes (droits de port...), la seule solution paraît être de réduire le coût à la boîte. Pour cela, il faut augmenter le nombre de conteneurs manutentionnés dans le port pendant l'escale, sans générer de coûts de transport supplémentaire : donc augmenter le trafic de transbordement. Ceci est encore plus vrai lorsque l'armement, du même coup, se trouve à même de réduire le nombre d'escales du navire sur la ligne.
3.2 La croissance de la taille des navires porte-conteneurs, une opportunité pour Le Havre, un risque pour Marseille
La capacité des navires porte-conteneurs est un élément important du choix de la destination portuaire. Longtemps, la taille a été limitée au gabarit permettant le franchissement du canal de Panama c'est-à-dire 290 m de long, 32 m de large et un emport de 2 500 EVP (boîtes équivalent vingt pieds). Dans les années 1980, apparaissent sur les liaisons transpacifiques les premiers navires « over-panamax » de 4 500 EVP. Actuellement, le plus grand navire en service atteint 6 000 EVP. Il a pu faire, récemment, une escale inaugurale au Havre, alors que cette possibilité est exclue à Anvers Port d'estuaire. Des commandes de navire de 7 000 EVP sont en cours. Selon le représentant du CCAF (Comité central des armateurs de France), cette fuite en avant dans le gigantisme n'est pas inéluctable, comme le montre la disparition des pétroliers géants des années 1970.
En tout état de cause, cette évolution est grandement favorable au port du Havre, qui bénéficie d'un tirant d'eau et d'une facilité d'accès le rendant accessible en tous temps aux plus grands navires. En outre, il épargne aux armements les difficiles conditions de navigation dans le Pas-de-Calais et profite ainsi de sa position de premier port touché à l'import et dernier port à l'export. Il présente le temps de transit le plus rapide entre l'Europe et l'Asie pour les ports de la rangée nord-européenne. Malgré des handicaps, qui seront décrits par ailleurs, les armateurs installés sur les lignes Europe-Asie ont sélectionné comme ports de desserte en 1997 pour leur compagnie respective : Rotterdam avec 17 escales. Le Havre avec 15 escales, Hambourg avec 13 escales, Felixstowe avec 9 escales, Southampton avec 7 escales, Anvers avec 4 escales, Brème avec 4 escales.
Au total, on voit bien que Rotterdam est un point de passage obligé et que le choix, toujours susceptible d'être remis en cause, des autres ports se circonscrit à Hambourg, un port britannique et Le Havre, s'il peut offrir un niveau de service satisfaisant aux exigences des armateurs.
En Méditerranée, la situation est différente. Les ports qui sont situés à l'écart de l'axe Suez-Gilbratar sont en grand danger d'être abandonnés par les grandes lignes océaniques, qui préfèrent utiliser les « ports-hubs » et ainsi rendent les ports de la côte nord du Golfe du Lion « feederisés », c'est-à-dire desservis par ces navires de moindre taille tributaires de navire-mère escalant au sud de l'Europe.
Cependant, la partie n'est pas définitivement jouée et les évolutions de la stratégie armatoriale peuvent constituer une opportunité de développement pour le port de Marseille. En effet, la stratégie des grandes alliances conduit, d'une part, à la recherche de l'exclusivité d'un seul opérateur sur un site de correspondance (le « hub ») et, d'autre part, à la mise sur le marché de l'affrètement de navires encore performants et compétitifs d'une capacité de l'ordre de 2 500 EVP (à l'occasion de l'arrivée des PC géants). Les armements moyens, écartés par cette stratégie, auront la possibilité de se développer en reprenant ces navires pour la desserte des ports à hinterland. Parallèlement, les grands chargeurs ne souhaiteront pas forcément se mettre en position de dépendance trop forte vis-à-vis des armateurs, afin de répartir les risques. Ils préféreront favoriser la desserte directe de leurs ports et de leurs marchés en essayant de regrouper leurs trafics pour offrir aux armements suffisamment de marchandises à chaque escale.
Dans un contexte où les échanges internationaux maritimes Extrême Orient-Europe, particulièrement dynamiques, empruntent le canal de Suez, les ports méditerranéens ont un atout important à faire valoir : la réduction de la durée du voyage maritime (4 à 5 jours minimum relativement aux ports du Nord)-Cette réduction représente pour l'armateur une économie en capital (de l'ordre de 1 navire économisé sur 7 ou 8) et pour le chargeur une diminution du transit time de 4/5 jours. Ces éléments devraient encourager une desserte directe des ports de Méditerranée occidentale. La desserte terrestre par le sillon rhodanien pourrait aussi inciter certains armateurs, si Marseille intensifie ses efforts d'amélioration de la qualité de service, à choisir ce port comme porte d'entrée sur l'Europe.
3.3 La conteneurisation et la « feederisation » engendrent une hiérarchisation parmi les ports.
La progression au niveau mondial en cours et prévisible à moyen terme du trafic (estimé à 7 % par an jusqu'en 2005) provoque et va amplifier un reclassement entre les ports. Certains ports seront des ports principaux, accueillant les lignes régulières transocéaniques et répartissant une partie des trafics en dehors de leur hinterland naturel sur des navires feeders qui approvisionneront des ports secondaires ou feederisés. Cette feederisation ne constitue nullement une déchéance et peut engendrer un trafic moins massifié mais producteur d'une valeur ajoutée appréciable, d'autant que la valeur ajoutée à la boîte manutentionnée est probablement supérieure pour une boîte « feedérisée » que pour une boîte « transbordée ».
À un niveau inférieur, certains ports comme Brest en France tentent de devenir des « hubs » secondaires, point d'éclatement du trafic entre la péninsule ibérique d'une part, le Royaume-Uni et l'Irlande d'autre part. Cette stratégie n'a pas encore démontré sa viabilité.
En tout état de cause, s'il est important de laisser chaque port maître de sa propre stratégie commerciale, il revient à l'État de veiller à la coordination des initiatives locales et éviter les surenchères trop fortes entre ports voisins, génératrices de suréquipements (en quais et portiques principalement) difficiles à rentabiliser. L'État doit être d'autant plus sélectif qu'il finance largement les infrastructures routières et ferroviaires supportant la circulation des conteneurs à destination des ports.
3.4 Les opportunités offertes par le cabotage et l'exploitation des niches
La hiérarchisation des ports par la conteneurisation et la feederisation ne signifie pas que les autres ports sont condamnés à péricliter. En tout état de cause, les trafics de vracs liquides et solides entraînent une dominante dans l'activité de certains ports : pétroliers, sidérurgiques, céréaliers, etc. De plus se développent certains créneaux de trafic, appelés niches, et qui sont clairement du ressort de la politique commerciale des responsables portuaires. Ils correspondent à la structure de l'armement naval français organisé en quelques compagnies de taille modeste qui souhaitent conserver leur indépendance et exploitent des lignes un peu à l'écart des grands courants maritimes internationaux. On peut citer les trafics fruitiers (Dieppe, Port Vendres), agro-alimentaires (Brest, Bayonne), engrais (Saint Malo, Rochefort, Rouen, Sète) automobiles (Cherbourg), de bois (Cheviré, La Rochelle) et même de passagers (Nice, Toulon, Ajaccio) pour lesquels certains ports développent un savoir-faire apprécié des chargeurs.
Le cabotage maritime est souvent évoqué comme un créneau de développement du trafic de marchandises dans un contexte d'aménagement du territoire et de lutte contre les nuisances du transport routier de marchandises. Il consiste dans le transport de marchandises depuis un port européen jusqu'à un point du territoire européen ou vice-versa, c'est-à-dire sur des distances que l'on peut qualifier de « continentales ».
Lorsque ce transport doit traverser la mer pour toucher une île, il bénéficie d'avantages concurrentiels évidents, même si un autre mode existe (exemple du Tunnel sous la Manche). Lorsque le transport doit s'effectuer de port à port, le long d'une même côte, le cabotage bénéficie encore d'une bonne compétitivité/prix.
Néanmoins, il est déjà en butte à la concurrence des « transports terrestres » : canal, conduite, fer et surtout route, ce qui indique que des facteurs « prestations » interviennent en plus des facteurs « prix ». Ce phénomène s'accentue au fur et à mesure que le point de destination finale se situe à l'intérieur des terres, puisqu'un transport terminal par la route est de toute manière nécessaire (voir encadré ci-après).
On estime que la part de marché de la route sur les trajets intérieurs français est de l'ordre de 75 % (en tonnage), ce qui peut s'expliquer, d'une part, par le niveau de qualité/prix de ce mode, d'autre part, par les distances à parcourir correspondant le plus souvent à des distances inférieures à 150/300 kilomètres. Les autres modes terrestres et notamment en France le fer, bénéficient, sans toutefois évincer la route, d'avantages compétitifs lorsque les flux peuvent être massifiés. Les parts de marché toutes distances hors réseau de conduites, sont estimées être de l'ordre de 15 % pour le fer, négligeables pour le cabotage maritime.
Peut-on raisonnablement imaginer un basculement radical des parts modales au détriment de la route, et en faveur d'autres modes au nombre desquels figurerait (mais seulement parmi les autres) le transport maritime de courte distance ?
Le mode routier est en effet critiqué à divers égards :
- son essor entraîne des congestions de trafic
- il est réputé ne pas payer ses coûts externes négatifs
- il est irrespectueux des lois et règlements sociaux et de sécurité
Globalement, la France n'est pas un pays congestionné : mais ponctuellement, des congestions apparaissent à certaines périodes, notamment sur l'axe Nord-Sud, et dans les zones de grandes agglomérations. Pour lutter contre elles, la construction d'infrastructures supplémentaires est généralement prévue. Les voies rapides sont économiquement justifiées lorsqu'elles sont destinées à lutter contre la congestion, puisque rentabilisées par l'abondant trafic qui y circule. D'autres autoroutes répondent plutôt à une logique d'organisation du territoire, mais ne sont pas pour autant propres à promouvoir le cabotage maritime compte tenu de leur localisation (autoroute des « Estuaires ») et peuvent même l'inhiber.
En outre, une tarification correcte des charges d'infrastructures pour le transport routier de marchandises, insuffisante au moins pour les trajets hors autoroutes, ainsi que la prise en compte des règlements sociaux et de sécurité (application des règles du « contrat de progrès ») permettraient de rétablir quelque peu les règles de la concurrence entre la route et les modes alternatifs. Mais ce rééquilibrage ne pourrait être que partiel d'autant plus qu'il y a débat sur la couverture des charges d'infrastructures par la navigation fluviale et les trains de fret.
Cela ne bouleverserait pas fondamentalement la hiérarchie des modes, tant la route est hégémonique à courte distance (là où est l'essentiel du marché) et présente à plus longue distance. Dans le même temps, il est à supposer que les autres modes ne resteraient pas inactifs (trains-blocs, construction de canaux à grand gabarit), de sorte que le cabotage maritime possède surtout un potentiel sur les plus longues distances continentales. D'ores et déjà, des expériences de feedering rapproché sont en cours (exemple Le Havre-port du Légué, ou Le Havre-Lorient). De son côté, la CRPM (Conférence des régions périphériques maritimes) qui regroupe 109 régions européennes préoccupées par la mise en valeur des espaces littoraux et s'efforce de promouvoir et redéployer le transport maritime européen. Enfin, l'Union européenne cherche véritablement à développer le cabotage maritime de courte distance (Short Sea Shipping) et préconise que progressivement le transport routier paye l'intégralité des charges qu'il génère. Aussi, convient-il de suivre avec une attention particulière les évolutions européennes dans ce domaine.