a) La violence dans la cité
Pour
André Itéanu, directeur de recherche au CNRS, il faut distinguer
deux types de violence physique.
L'une est " territoriale " : les jeunes défendent leur
groupe, leur cité, c'est un phénomène de bandes dont la
brutalité et la vengeance sont les principaux moteurs. Rien à
voir avec la télévision ou avec le cinéma.
En revanche, la question mérite d'être posée pour le
second type de violence que ce sociologue qualifie de " locale ",
celle où des jeunes adoptent un comportement violent avec des individus
de la même cité, voire de la même bande. Quand on leur
demande pourquoi ils ont agressé un camarade, ils se contentent souvent
de répondre "
on l'a fait pour s'amuser
". Pour ces
jeunes, ce type de violence n'a ni cause, ni conséquence. Ils ne se
soucient ni de la souffrance de la victime, ni des risques de sanction.
" Cela fonctionne comme une séquence de film,
explique
André Itéanu
. Ils n'ont pas l'air concerné, même
s'ils ont fait cinq ans de prison pour ça. Je ne dis pas que le
cinéma en est la cause. Simplement, il y a une similitude qu'on ne peut
pas ne pas remarquer ".
b) L'acte gratuit
On
retrouve ici une forme de violence très présente à la
télévision et au cinéma : pas de motif à
l'agression, désintérêt total pour la victime, qui sort
d'ailleurs très rapidement du champ de la caméra, pas de douleur,
pas de remords. C'est très exactement le cas mis en scène par un
film récent,
Funny Games
.
Et ce n'est pas l'un des moindres paradoxes que les films qui, sous
prétexte de dénoncer la violence, les sortent du contexte
irréel des productions hollywoodiennes pour les insérer dans
notre réalité, ne sont peut-être pas les moins dangereux.
Le prototype de cette apologie de la violence gratuite, c'est sans doute
Orange Mécanique
. Ce genre de film est d'autant plus dangereux
qu'il peut trouver aisément des justifications sociales dans une forme
de lutte des classes. Que penser du commentaire du film Funny Games que l'on
trouve dans un journal du matin ? : "
les victimes sont
évidemment à plaindre, et puisqu'il y a de surcroît un
enfant innocent et qui y (tré)passe, elles devraient être la
preuve de notre pitié, mais comment regarder avec sympathie ces
archétypes - la femme, l'homme, l'enfant, le chien - droit
échappés d'une publicité pour la normalité la plus
réglo et dont tous les signes sociaux de la maison au voilier en passant
par la Range-Rover, les voisins identiques, les compacts d'Haendel dans la
bonne version, hurlent qu'ils ne feraient jamais de mal à une mouche.
Voire... l'Autriche après tout est bien placée pour savoir de
quelles atrocités est capable cette bourgoisie-là trop
policée et vertueuse. D'un autre côté, les bourreaux,
citation d'Orange Mécanique, le maquillage en moins, apparaissent comme
des personnages totalement abstraits animés d'une haine sans violence,
ni limite... Résultat des courses : comme dans un jeu de ping-pong, le
spectateur est constamment ballotté entre la fascination, le
dégoût, une forme d'excitation et un sursaut moral."
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*
)
Ces réflexions démontrent le danger d'une dénonciation qui
bien qu'elle existe dans l'esprit de l'auteur du film ou de la série
télévisée, ne sera peut-être pas perçue comme
telle par certains spectateurs. On veut bien croire que certains
réalisateurs veulent en finir avec la
" déréalisation " de la violence à
l'écran. Sans doute, une partie du public sera-t-il pris au piège
de son voyeurisme et sortira comme supplicié. Mais cette terreur pure ne
risque-t-elle pas de manquer son objectif et de renforcer des pulsions sans
pour autant éliminer cette violence dont la télévision est
devenue le théâtre ?
Toute cette violence à l'écran, omniprésente et
permanente, presque 24 heures sur 24, n'est-ce pas une certaine forme de
martèlement publicitaire au profit de comportements qui non seulement
sont banalisés mais sont perçus comme nécessaires et
même gratifiants, ou en tout cas récompensés dans une
société dont la règle du jeu est la loi du plus fort.
Il existe évidemment un effet de prescription par les images, sinon, la
notion même de publicité n'aurait pas de sens. Certes, par sa
dimension tragique, la violence peut servir à purger les passions.
L'horreur gratuite, les images crues ou troubles, peuvent mettre le spectateur
dans un état analogue au cauchemar et lui permettent à petites
doses d'apprivoiser ou d'exorciser ses démons intérieurs. Mais,
même pour une personne équilibrée, l'important est de
savoir tourner le bouton à temps. Il y a un seuil de saturation
au-delà duquel on peut être durablement traumatisé, voire,
en cas de fragilité psychologique, entrer dans une relation de
dépendance.
Pour qu'un individu mette en pratique et réalise des scènes de
violence vues à la télévision, il faut qu'un certain
nombre de conditions soient réunies : que le ou les
intéressés aient vécu des expériences terribles
(d'autorité, de coercition), qu'ils soient en groupe et que ce groupe se
sente autorisé à franchir la barrière des interdits
sociaux.
Dans le cas du meurtre de l'épicière, il est évident qu'en
s'affublant de cagoule et en prenant un revolver, ces adolescents ont
joué. Mais au prix de la vie d'autrui.