2. Incertitudes sur les règles du jeu
Le
résultat de la compétition entre plates-formes et entre standards
comme le développement du marché en général,
dépendront aussi largement des attitudes des pouvoirs publics et, en
particulier, des autorités de régulation, qu'elles soient
américaines ou européennes, qu'il s'agisse d'autorité
antitrust ou d'organes de régulation propres aux médias, FCC,
Commission de Bruxelles...
Microsoft sous étroite surveillance
Accusé, depuis l'automne 1997, d'abus de position dominante par le
ministère américain de la justice, Microsoft s'est employé
à minimiser la portée de cette procédure.
M. Bill Gates relativise la portée de l'accord du 23 janvier
1998, aux termes duquel Microsoft a accepté, temporairement, de ne plus
lier la vente - aux fabricants d'ordinateurs personnels (PC) - de son
logiciel d'accès à Internet, Explorer, avec celle de son
système d'exploitation Windows.
Au départ de l'affaire, il y eut la plainte de la société
Netscape, auteur du système Navigator, accusant Microsoft d'abuser d'une
position dominante pour imposer son logiciel de navigation Explorer au
détriment de son propre produit Navigator.
Pour se conformer à l'exigence de la justice, Explorer n'a pas
été "
sorti, ce qui aurait risqué de casser le
système ; mais seulement caché
". Les fabricants de
PC ont "
temporairement le choix de prendre une licence de Windows avec
l'accès à Internet caché. Personne n'a fait ce
choix
". En d'autres termes, Explorer ne peut être
supprimé de Windows 98, mais simplement masqué. La
commercialisation de Windows 98 est maintenue jusqu'à mi-1998, annoncent
les responsables de Microsoft.
La
question centrale
de ce procès dépasse cependant le
simple problème de l'accès à Internet. Il s'agit de
savoir si, du fait de la domination commerciale de son système
d'exploitation, Microsoft ne dispose pas en fait de moyens
privilégiés pour développer
- avant tous ses
concurrents -
de nouveaux logiciels
. Sa puissance commerciale
est telle que cette entreprise est en mesure de capter à son profit
toute innovation soit en la copiant, soit en la rachetant pour
l'intégrer à son système d'exploitation.
C'est ce qu'affirme, sans toutefois citer Microsoft, l'Association des
éditeurs de logiciels américains (SPA) dans un document
publié le 3 février 1998, qui se propose de "
guider
les responsables de l'exécutif, de la justice et du législatif
dans la mise au point d'une politique de lutte antimonopole
. "
Cette association préconise une "
mise à disposition non
discriminatoire
" auprès des autres éditeurs des
détails techniques leur permettant de mettre au point des logiciels qui
s'articulent correctement avec le système d'exploitation. Elle souhaite
que celui-ci ne puisse être "
utilisé pour favoriser les
propres produits et services de son éditeur, ou de quelques partenaires
privilégiés.
"
Le groupement dénonce aussi les pratiques visant à "
lier
le prix du système d'exploitation à celui de logiciels
applicatifs
", ainsi qu'à inclure dans le système
d'exploitation "
ses propres services ou produits ",
sauf
à
" permettre à des concurrents d'en faire de
même.
"
La SPA dénonce enfin
" l'accès discriminatoire au contenu
d'Internet
". Les détenteurs du logiciel de Netscape ne peuvent
accéder à certains sites développés pour Explorer,
ou n'en reçoivent qu'une version dégradée.
Microsoft, par la voix de M. Bill Gates, proteste de sa bonne foi en
dénonçant, implicitement, un procès d'intention et,
ouvertement, la volonté de ses concurrents de s'opposer aux
légitimes ambitions de Microsoft pour de nouveaux marchés.
Aux États-Unis, la culture de la lutte antitrust est aussi forte que
celle de la liberté d'entreprise. L'issue de ce conflit est donc
incertaine, même si l'histoire a prouvé, dans le domaine du
téléphone notamment, que les autorités américaines
étaient capables de prendre, au nom de la concurrence, des
décisions qui n'étaient pas toujours conformes à leur
intérêt national immédiat.
La restructuration d'Internet
De récentes propositions américaines ont soulevé une vague
considérable de critiques, venues d'Europe, de l'organisation mondiale
Internet Society, mais aussi des tenants d'un réseau
autogéré.
L'enjeu majeur de cette réforme est le système de gestion des
adresses Internet, composante vitale des communications sur le réseau.
Le contrôle du Net revient de facto à qui surveille
l'enregistrement des "noms de domaine" et leur attribue les codes informatiques
orientant les données en transit.
A la mi-février 1998, le Gouvernement américain a publié
une proposition de réforme, dans un " Livre Vert " qui
voudrait ouvrir le système à la concurrence, sous contrôle
d'un organisme international.
Toutefois, Washington entend imposer une période de transition de deux
ans et limiter les possibilités de nouvelles adresses, ce que ses
adversaires considèrent comme un maintien du contrôle
américain alors que l'internationalisation du réseau
s'accélère.
L'Internet Society, organisation non gouvernementale regroupant entreprises et
individus dans le monde entier, s'inquiète du fait que le Livre Vert
"
laisse la porte ouverte à un contrôle du Gouvernement
américain sur la régulation du réseau
. "
De son côté, Martin Bangemann, commissaire européen
chargé des télécommunications, estime que même si
" les États-Unis considèrent un peu Internet comme leur
enfant
", ce n'est pas une raison pour que ce pays décide seul
de son avenir. Les quinze États membres de l'Union Européenne
devaient formuler leurs propres propositions pour une approche
internationale
.
Washington préconise la création d'un nombre limité de
nouvelles classifications, ces " generic Top Level Domain Names "
(gTLD) qui permettent de savoir à quel type de site on a affaire (.com
pour les sites commerciaux, ou .org pour les organisations à but non
lucratif). Ceux-ci échapperaient au quasi-monopole dont
bénéficie aujourd'hui la société américaine
NSI, qui enregistre toutes les adresses sous les classifications les plus
répandues.
Il s'agit de remédier à la pénurie d'adresses, dont
souffre le Web, en ouvrant de nouvelles possibilités de noms. Mais ces
TDL appartiendraient à ces sociétés privées, ce que
dénonce l'Internet Society. "
Les TLD ne doivent pas être
la propriété de quiconque, et doivent être
considérés comme une ressource internationale, en laquelle le
public doit pouvoir faire confiance
", estime l'organisation
internationale.
De son côté, l'Internet Society, qui travaille étroitement
avec l'Union Internationale des Télécommunications, un organe de
standardisation dépendant des Nations Unies, avait mis au point sa
propre réforme après des mois de réflexion parmi ses
membres. Ce nouveau système mondial décentralisé
d'attribution et d'enregistrement, CORE, propose sept classifications
supplémentaires, dont l'enregistrement serait soumis à la
concurrence mais dont la gestion serait assurée par des banques de
données de service public, réparties dans le monde. CORE
réunit déjà 88 sociétés d'enregistrement
dans 23 pays, dont 35 en Europe. C'est déjà trop pour les tenants
d'un Internet autogéré considérant que CORE veut
établir " un gouvernement mondial " sur le réseau.
Quant à la proposition américaine, "
elle établit
une régulation même si elle prétend que le Gouvernement
veut faire le contraire
", estime une autre association d'inspiration
libertaire. Pour ces entrepreneurs d'un nouveau genre, très nombreux sur
Internet, seule l'initiative privée devra faire face à
l'évolution du réseau.
Et pourtant trop de liberté et pas assez de sécurité
pourraient bien entraver le développement d'Internet.
Le développement du commerce électronique sur Internet
M. Francis Lorentz, ancien président-directeur
général de Bull, a remis fin mars 1998 au ministre de
l'Économie et des Finances les conclusions du Forum de discussions sur
le commerce électronique qui s'est tenu sur Internet.
Le commerce électronique est un secteur en pleine expansion. En 1996,
aux États-Unis, il avait atteint 1 milliard de dollars, soit un chiffre
d'affaires égal à celui du Minitel. En 1997, ce chiffre a
été dépassé durant le seul mois de décembre.
Ainsi, dans le secteur automobile, Auto-By-Tel, qui a déjà vendu
1 million de voitures grâce à Internet, débarque en
Europe et Chrysler espère vendre 20 % de sa production sur le
réseau d'ici deux à trois ans.
En France, les chiffres sont nettement plus modestes : le commerce
électronique sur Internet aurait représenté
40 millions de francs en chiffre d'affaires pour 1997. Il devrait
atteindre 160 millions de francs pour 1998, selon l'étude d'un
institut d'études privé parue en avril 1998.
Même si les prévisions de chiffre d'affaires pour l'an 2000
varient de 1 à 10, il est certain que le potentiel du commerce
électronique est impressionnant. Pour la première fois dans
l'histoire on voit surgir un marché mondial intégré.
Toujours pour M. Francis Lorentz, "
l'apparition d'Internet
transforme radicalement l'organisation de l'entreprise ; jusqu'à
présent, les systèmes d'échanges informatiques
étaient complexes, et leur gestion était réservée
aux informaticiens. L'entreprise était organisée sur une
production standardisée. Avec Internet, ce qui devient capital pour une
entreprise, c'est le signal électronique émis par le client. Cela
signifie que c'est l'ensemble de la gestion qui doit s'adapter pour pouvoir
notamment assembler le produit au dernier instant en fonction de la demande.
C'est l'exemple de Dell Computer. Car si dans un premier temps, la concurrence
sur Internet va se faire sur les prix, elle se fera ensuite essentiellement sur
la personnalisation du produit et les services qui l'accompagnent.
"
Si les Américains, qui ont un moment souhaité faire d'Internet un
vaste " duty free ", semblent faire machine arrière à la demande
même des États américains soucieux de leurs recettes
fiscales, tous les problèmes ne sont pas réglés. Le
Gouvernement fédéral, par exemple, estime que, pour la protection
du consommateur, c'est la loi du pays du fournisseur qui doit s'appliquer, de
manière à ne pas paralyser l'entreprise dans un maquis de
réglementations différent d'un pays à l'autre. A
l'inverse, nous considérons, comme c'est le cas à l'heure
actuelle avec le commerce traditionnel, que c'est la réglementation du
pays où se trouve le consommateur qui doit s'appliquer. Ce type de
débat, dont est saisie l'OCDE, conditionne non seulement le
développement du commerce électronique mais celui du commerce
international en général.
Enfin, il est important de garantir la sécurité des transactions
sur Internet comme elle l'est actuellement sur Minitel. Le Gouvernement
français, qui n'a pas encore publié les décrets
d'application sur la législation concernant le cryptage, est
pratiquement mis en accusation par de nombreux de spécialistes du
commerce électronique pour lesquels ce retard handicape le
développement du secteur.
*
* *
Là comme ailleurs, le marché sera souverain,
sans que
le résultat de la compétition puisse être
prévu ; la sélection des produits ou des modes de
consommation sera déterminée, en amont, par les entreprises, mais
on peut penser que les réactions du consommateur, difficilement
prévisibles en l'état actuel des choses, joueront
également un rôle important.
La multiplication des chaînes, combinée avec la convergence des
réseaux, va sans doute entraîner une certaine
déstructuration du paysage audiovisuel. Certes, les chaînes
généralistes existeront encore et pour longtemps, mais leur part
d'audience va sans doute régresser peu à peu au profit des
chaînes thématiques et des programmes spécialisés
à la demande.
A plus long terme, il faudra savoir gérer l'interactivité
entre l'offre et la demande et, en particulier, la maîtrise des
instruments de " navigation ". Ceux-ci permettront soit de
repérer les programmes susceptibles de répondre aux exigences du
consommateur, soit, pour chaque téléspectateur, de constituer son
propre programme à partir des bouquets d'émission disponibles sur
réseau.
On a toutes les raisons de penser que c'est à ce
niveau que la concurrence entre les groupes sera la plus rude.