III. LA FISCALITÉ DES SOCIÉTÉS
D'une importance potentielle considérable pour les décisions de localisations des entreprises, la fiscalité des sociétés n'a pas non plus fait l'objet d'une harmonisation négociée dans l'UE, en dépit des propositions avancées par la Commission (Rapport Ruding, 1992). La concurrence fiscale qui s'est développée en Europe -- et plus largement au sein de l'OCDE -- a abouti à une certaine convergence des taux statutaires d'imposition des bénéfices des sociétés, à la baisse dans la plupart des pays (tableau 1). Toutefois, en raison du maintien de règles très disparates en matière de détermination de l'assiette, les taux marginaux effectifs d'imposition des bénéfices des sociétés résidentes dans les différents Etats membres continuent d'afficher d'importants écarts. En outre, des différences de traitement fiscal demeurent entre sociétés résidentes et sociétés étrangères, et entre les différentes activités des établissements des sociétés multinationales : bien que le traitement fiscal des différents types d'investissements directs étrangers fasse le plus souvent l'objet d'accords bilatéraux, voire d'arrangements ad hoc négociés au cas par cas, qui rendent les évaluations pratiquement impossibles, on peut penser que la concurrence fiscale qui s`exerce pour attirer certains types d'activités -- sièges sociaux, centres de coordination -- est forte en Europe.
1. Evolution des taux nominaux d'imposition des sociétés (1990-1998)
|
1990 |
1991 |
1993 |
1994 |
1998 |
Allemagne (1) |
50/ 36 |
50 / 36 |
50 / 36 |
45 / 30 |
45 / 30 (2) |
Belgique |
43 |
39 |
39 |
39 |
39 (3) |
Danemark |
40 |
38 |
38 |
34 |
34 |
Espagne |
35 |
35 |
35 |
35 |
35 |
France (1) |
37/42 |
34 / 42 |
34 |
33,3 |
36. 2/3 (4) |
Irlande |
43 |
43 |
40 |
40 |
32 |
Italie (1) |
36 |
36 |
36 |
36 |
37 |
Luxembourg |
34 |
33,33 |
33,33 |
33,33 |
30 |
Pays-Bas |
35 |
35 |
35 |
35 |
35 |
Portugal |
36,5 |
36 |
36 |
36 |
34 |
Royaume-Uni |
35 |
34 |
33 |
33 |
31 |
Source
: A tax guide to Europe 1994, édition
Arthur Andersen, Les impôts en Europe 1997 Eura Audit, European Tax
Handbook, IBFD publication 1998.
(1) Le premier taux indique le taux d'imposition sur les
bénéfices réinvestis (non distribués) et le second
le taux d'imposition sur les bénéfices distribués.
(2) Une surcharge de 5,5% est appliquée à ce taux.
(3) Une surcharge de 3% est appliquée à ce taux.
(4) Le taux normal est de 33,3 mais supporte une surcharge de 10% ou 25% selon
les cas.
L'impôt sur les sociétés repose sur le
résultat des entreprises et de ce fait, affecte le rendement des
investissements. Les entreprises sont généralement
imposées dans le pays dans lequel elles s'installent et sont donc
incitées, si elles le peuvent et toutes choses égales par
ailleurs, à se localiser dans les Etats à faible
fiscalité. Dans ce cas, le choix d'un lieu d'implantation repose sur la
comparaison du taux de rendement qu'obtiendrait une entreprise pour un
investissement donné dans chaque Etat membre. Cela suppose l'analyse
comparative des systèmes fiscaux nationaux. Les entreprises peuvent
aussi investir dans un Etat membre à travers une filiale. Il faut alors
tenir compte, non seulement du régime fiscal du pays de résidence
de la société mère, mais aussi celui du pays
d'implantation de la filiale et de l'interaction entre les deux.
En l'état actuel des choses,
l'hétérogénéité des systèmes de
taxation des bénéfices est grande entre les pays de l'Union
européenne. La charge fiscale due à l'IS pesant sur les
entreprises dépend non seulement des taux de prélèvement
faciaux, mais aussi de la définition de l'assiette du
prélèvement qui est le plus souvent très différente
d'un pays à l'autre. Pour ce qui est du barème d'imposition, les
taux nominaux varient de 28% pour la Finlande et la Suède à plus
de 40% pour l'Allemagne, la Belgique et la France. Parmi l'ensemble des pays,
seule l'Allemagne taxe différemment les bénéfices
réinvestis et les bénéfices distribués. Enfin dans
certains cas, comme l'Irlande, le Luxembourg ou le Royaume-Uni, le taux
d'imposition dépend du montant du bénéfice imposable. La
détermination de la base imposable varie elle aussi en fonction des
pays. Par exemple, si des provisions pour la hausse des prix sont
autorisées en France, elles ne le sont pas en Allemagne. En revanche,
tous les pays autorisent la déductibilité des
intérêts sur les emprunts et l'amortissement des actifs, mais les
méthodes utilisées varient selon les pays et selon le type
d'actifs. Par exemple, en France, seul un nombre limité
d'éléments incorporels sont amortissables, alors qu'ils le sont
tous dans d'autres Etats membres.
Pour effectuer des comparaisons internationales pertinentes, il faut tenir donc
compte de l'ensemble de ces aspects des codes fiscaux nationaux et construire
des indicateurs fiscaux synthétiques. Dans le chapitre 2, nous
proposons, en nous appuyant sur une méthode développée
dans la littérature économique consacrée aux choix
d'investissement des entreprises, des comparaisons européennes
fondées sur un tel indicateur synthétique, le taux de rendement
avant impôt sur les sociétés
3(
*
)
que doit procurer à
l'investisseur un investissement marginal effectué dans chacun des pays
membres pour rapporter in fine un taux de rendement net de 5%. Autrement dit,
plus la charge fiscale pesant sur les entreprises est forte, plus le taux de
rendement avant impôt de l'investissement devra être
élevé pour assurer à l'investisseur un taux de rendement
après IS de 5%. Les pays pour lesquels le taux de rendement avant
impôt est le plus faible sont a priori ceux vers lesquels les entreprises
devraient se diriger. Ce taux tient compte de la multiplicité des
paramètres fiscaux nationaux mais repose sur des hypothèses
fortes quant à la nature de l'investissement (composition en actifs et
mode de financement utilisé). Les écarts du taux de rendement
selon les pays ne sont pas négligeables ; ils reflètent
l'importante hétérogénéité des
systèmes d'imposition des sociétés en Europe, constituant
ainsi une mesure des incitations potentielles à la délocalisation.
La question des choix de localisation se pose avec une acuité
particulière pour les sociétés transnationales, ayant des
établissements -filiales ou succursales- dans plusieurs pays
européens. En effet, et en faisant abstraction des impôts que les
actionnaires doivent acquitter sur les dividendes perçus, au titre de
l'impôt sur le revenu des personnes, une société
transnationale peut subir des prélèvements à trois niveaux
: les bénéfices peuvent être imposés à
l'impôt sur les sociétés au niveau de la filiale dans le
pays où ils sont produits ; ils font éventuellement l'objet d'un
prélèvement à la source lors de leur distribution à
la société mère ; enfin, les bénéfices au
moment de leur distribution peuvent être imposés à
l'impôt sur les sociétés au niveau de la
société mère.
Nous présentons donc également, dans le chapitre 2, les taux de
rendement avant impôt pour des investissements transnationaux
effectués dans quatorze des quinze pays membres par une
société multinationale. Tout comme dans le cas des
investissements intérieurs, les écarts de taux de rendement ne
sont pas négligeables et l'on constate que dans tous les Etats membres,
les investissements étrangers et nationaux, d'une part, et les
investissements réalisés à l'étranger par une
société résidente et les investissements
intérieurs, d'autre part, ne sont pas soumis à la même
pression fiscale. Autrement dit, actuellement, une multinationale
française sera imposée différemment selon l'Etat dans
lequel elle investit. De même, les investissements étrangers
réalisés sur le sol français ne subissent pas la
même pression fiscale que les investissements français. Ni le
principe de neutralité à l'importation des capitaux, ni celui de
la neutralité à l'exportation des capitaux ne sont
respectés
4(
*
)
. Ces
conclusions sont encore renforcées si l'on considère d'une part,
les régimes préférentiels accordés par certains
Etats membres à de grandes entreprises et d'autre part, que les
comportements d'arbitrage pour la localisation des investissements ne sont pas
les seuls effets potentiels des différentiels de fiscalité. Les
grandes entreprises sont en effet capables d'exploiter ces différences
en minimisant leurs impôts par l'emploi de diverses techniques :
manipulation des prix de transferts à l'occasion de transactions
effectuées entre des établissements ou des filiales
situées dans des pays différents ; utilisation des formes
alternatives de revenus que sont les royalties et les redevances etc..
On peut donc conclure qu'actuellement -- et en dépit des directives de
la Commission européenne -- les différentiels d'imposition pesant
sur les entreprises sont importants dans l'UE. Cette situation, que ce soit
pour les investissements intérieurs ou transnationaux, ne constitue
toutefois pas une condition suffisante de la délocalisation des
entreprises. L'incidence d'un différentiel positif de taux de rendement
entre deux pays dépend du degré de mobilité du capital
physique et de l'importance du facteur fiscal dans le choix de localisation des
entreprises. Or celui-ci n'est pas le seul critère pris en compte.
D'autres facteurs interviennent comme par exemple la volonté de
pénétrer certains marchés ou encore les coûts
salariaux. Cependant, la prudence est de rigueur en la matière. Les
analyses, théoriques et empiriques, de la concurrence fiscale entre
collectivités locales qui abondent dans les fédérations
existantes et singulièrement aux Etats-Unis et au Canada, apportent des
éclairages quant aux effets potentiels de la concurrence fiscale et
notamment dans le domaine de la fiscalité des entreprises. Bien que les
travaux empiriques existants ne mettent pas clairement en évidence un
effet des écarts de fiscalité sur les choix de localisation des
activités, la concurrence fiscale -- au sens large, incluant les
subventions et autres facilités consenties aux entreprises, notamment
dans les cas de nouvelles implantations -- entre collectivités locales
semble avérée. Elle engendre, comme pour les
prélèvements sur les ménages, des phénomènes
de concentration spatiale des activités et un renforcement cumulatif des
inégalités de potentiel fiscal ; mais elle est, en outre,
à l'origine de gains d'aubaine pour les entreprises nouvellement
installées et d'un surcroît de charges fiscales pesant sur les
assiettes les moins mobiles. Les effets obtenus au niveau local pourraient bien
se reproduire au niveau européen.
Les propositions de la Commission ne visent actuellement plus l'harmonisation,
mais la lutte contre la concurrence fiscale dommageable. Ainsi a-t-elle mis au
point, en accord avec les Etats membres, un " code de bonne conduite " visant
à éliminer l'ensemble des régimes
préférentiels dont l'objectif est d'attirer les entreprises
étrangères. Aussi, l'Irlande serait en train d'éliminer le
taux préférentiel de 10% accordé aux entreprises
étrangères et de le remplacer par un taux de 12,5% pour
l'ensemble des entreprises sur son territoire. En revanche, les propositions
d'un taux minimum pour les entreprises et d'un rapprochement de l'ensemble des
dispositions applicables aux sociétés sont abandonnées.
Pour le Commissaire européen au Marché intérieur Mario
Monti
5(
*
)
, des taux de
prélèvements obligatoires différents reflétant des
choix nationaux de poids des services publics ne sont pas contradictoires avec
les exigences d'un marché unique harmonieux. La concurrence fiscale qui
résulterait par exemple, d'une diminution des taux permise par une
gestion rigoureuse des finances publiques relève de la concurrence saine.
Ces prises de positions minimales ne peuvent s'expliquer que par la contrainte
que constitue pour l'avancée de l'harmonisation le processus de
décision à l'unanimité. Il est clair que la suppression
des régimes préférentiels est souhaitable, mais la
frontière qui sépare ces régimes du droit commun n'est pas
toujours claire. De fait la distinction entre la concurrence fiscale
dommageable et saine concurrence semble ténue.
Les autres éléments de la fiscalité pesant sur les
entreprises -notamment les taxes locales et les charges sur les salaires- n'ont
pas été harmonisés et demeurent très
hétérogènes. La pression concurrentielle semble,
cependant, inciter les gouvernements des Etats membres à alléger
ces prélèvements pour réduire leur incidence sur les
coûts de production ou sur le seul coût de la main-d'oeuvre. Ainsi,
en France, plusieurs allégements de charges patronales sur les salaires
ont été mis en oeuvre au cours des années récentes
(cf. infra). De même, la réforme de la taxe professionnelle
amorcée dans le projet de loi de finances pour 1999 -suppression
progressive de la part salariale de l'assiette- va dans le sens d'une
réduction du coût de la main-d'oeuvre. Toutefois, malgré
leur poids non négligeable dans l'ensemble des charges des entreprises,
ces éléments de la fiscalité pesant sur les entreprises ne
peuvent faire l'objet d'une comparaison européenne chiffrée
précise, en raison même de la grande diversité des
situations locales.