IV. COTISATIONS SOCIALES, COÛT DU TRAVAIL ET EMPLOI
La
question des coûts de la main-d'oeuvre fait partie des interrogations qui
alimentent de façon récurrente le débat économique
et social, qui plus est dans la perspective de la mise en place de l'euro. En
effet, certains observateurs soulignent le risque de voir la concurrence
sociale - tout comme la concurrence fiscale - se substituer à la
concurrence par les taux de change.
L'évaluation de ce risque est loin d'être évidente et
suppose de se poser trois types de questions :
1. Les coûts horaires de la main-d'oeuvre (ou plus exactement les
coûts unitaires de la main d'oeuvre) sont-ils plus élevés
en France qu'ailleurs ?
2. Peut-on établir un lien entre le niveau du coût horaire du
travail et le poids des charges sociales et fiscales pesant sur le
travail ?
3. L'emploi est-il sensible au coût du travail ou, plus
précisément, une diminution des charges patronales peut-elle
avoir un effet significatif sur l'emploi ?
(1)
La France se situe dans une position intermédiaire, parmi les
pays de l'Union européenne, pour ce qui concerne les coûts
horaires de main-d'oeuvre
(tableau 6) avec un coût horaire moyen
très nettement supérieur à celui du Royaume-Uni
(+ 40 %) mais sensiblement inférieur à celui de
l'Allemagne.
La comparaison des seuls coûts horaires moyens n'est toutefois pas
suffisante car, par définition, elle ne permet pas d'appréhender
les différences de coût horaire pour les salariés les moins
qualifiés. Ainsi, quand on considère les seuls ouvriers le
classement des pays reste sensiblement le même à l'exception
notable de la France qui se rapproche sensiblement des pays à faible
coûts (tableau 7)
29(
*
)
.
Ainsi, en 1995, alors que le coût allemand est supérieur en
moyenne d'environ 30 % au coût français, l'écart
dépasse 60 % pour la seule main-d'oeuvre ouvrière. A l'inverse,
comme le note l'IRES, alors que le coût britannique est, en moyenne,
inférieur de 35 % au coût français, cet écart se
réduit à moins de 25 % pour les ouvriers. De même pour les
Etats-Unis, le coût horaire de la main-d'oeuvre est inférieur, en
moyenne, de 20 % au coût français alors que cet écart n'est
que de 10 % pour les ouvriers.
Relativement à la moyenne des salariés, le coût de la
main-d'oeuvre ouvrière est plus faible en France qu'ailleurs, ce qui
rapproche le coût du travail de l'ouvrier français des pays
à faible coûts.
Tableau 6 : Coût de la main-d'oeuvre aux taux
de
change courants
dans l'industrie manufacturière
(en indices, France = 100) - Année 1996.
Portugal |
28 |
Grèce |
39 |
Royaume-Uni |
61 |
Irlande |
62 |
Canada |
69 |
Espagne |
69 |
Etats-Unis |
76 |
Italie |
77 |
Suède |
91 |
Finlande |
92 |
Pays-Bas |
99 |
France |
100 |
Japon |
101 |
Norvège |
101 |
Danemark |
104 |
Autriche |
106 |
Belgique |
111 |
Suisse |
118 |
Allemagne |
119 |
Source : Eurostat et Roxecode
Tableau 7 : Rémunération horaire des ouvriers dans l'industrie manufacturière en 1995
(en indices, France = 100)
Portugal |
28 |
Grèce |
44 |
Espagne |
67 |
Irlande |
73 |
Royaume-Uni |
76 |
Italie |
85 |
Etats-Unis |
90 |
France |
100 |
Luxembourg |
114 |
Suède |
115 |
Danemark |
121 |
Japon |
121 |
Pays-Bas |
123 |
Finlande |
123 |
Autriche |
131 |
Belgique |
134 |
Allemagne |
161 |
Source : IRES (1996, op.cit, p. 14)
Graphique 3 :
(1) Coin salarial global dans 15 pays de l'OCDE
Notons
enfin que ce n'est pas le coût horaire (graphique 3) qui est pertinent
pour effectuer des comparaisons de coûts du travail mais le coût
salarial moyen par unité produite. En effet, il ne faut pas oublier que
la productivité constitue un élément tout aussi
déterminant que le coût salarial pour déterminer la
compétitivité-coût de la main-d'oeuvre.
Les comparaisons de productivité en niveau sont cependant peu fiables
(et donc celles du coût salarial unitaire aussi). En revanche, il est
possible de confronter les évolutions du coût salarial unitaire
dans différents pays. On observe alors (graphique 4) que le coût
salarial unitaire a augmenté, en France, à un rythme annuel qui
est très proche de celui des Etats-Unis et bien moindre qu'au Japon et
en Allemagne.
Graphique 4 :
2. Peut-on établir un lien entre le niveau du coût horaire du travail et le poids des charges sociales et fiscales pesant sur le travail ?
Du point de vue de l'analyse économique, les effets du coin salarial sur l'emploi, et plus généralement sur l'efficacité économique, peuvent être représentés graphiquement (graphique 5). Le raisonnement peut s'appuyer sur le diagramme classique de l'offre et de la demande sur le marché du travail (en équilibre partiel).
Graphique 5. Marché du travail et coin salarial
prix du travail Offre de travail
coût pour l'entreprise a
E
coin fiscal b
E'
salaire net du salarié c
Demande de travail
quantité de travail
En l'absence de cotisations, l'équilibre du marché
s'établit en E. L'introduction des cotisations entraîne une
translation vers la gauche de la courbe de demande de travail des entreprises.
Autrement dit, pour chaque niveau d'emploi, on observe un fléchissement
du salaire net reçu par le salarié. Au nouvel équilibre,
E', l'emploi diminue et le coin fiscal est à l'origine d'une
" charge fiscale excédentaire " ("
excess
burden "
) représentée sur le graphique par la surface du
triangle
abc
(triangle de Dupuis). Autrement dit, seule une partie du
surplus des salariés et des entreprises existant avant l'introduction
des cotisations sociales est prélevée par le secteur public. Le
reste (qui correspond à la surface du triangle) est une perte
sèche pour l'économie.
Le problème est en réalité plus complexe car l'incidence
des cotisations sociales sur le coût du travail suppose de comprendre au
préalable le mode de formation des salaires réels et plus
particulièrement comment ils réagissent à une variation de
cotisations (Cotis et Loufir, 1990)
30(
*
)
. Ainsi, l
e débat doit porter
au moins autant sur le poids global du prélèvement que sur le
lien entre cotisations et prestations
servies
. Autrement dit, c'est
le statut des cotisations sociales qui est important : sont-elles
perçues comme un élément de rémunération
substituable au salaire net (autrement dit comme " un
salaire différé ") ou, au contraire, comme un
prélèvement à caractère fiscal ?
31(
*
)
Tant que les individus perçoivent les cotisations comme la contrepartie
de revenus différés, autrement dit comme une prime d'assurance,
l'augmentation du prélèvement social peut être
absorbée par un fléchissement spontané des salaires nets.
Dans ce cas, le plein emploi est alors assuré car les salariés
acceptent une complète flexibilité de leur
rémunération. L'augmentation des taux de
prélèvement ne modifie pas le coût global du travail, mais
seulement son partage entre le salaire net et les cotisations, et sera sans
effet notable sur l'emploi. A l'inverse, si l'offre de travail est parfaitement
élastique et s'il n'y a pas de substitution possible entre cotisations
et salaire net, les salariés défendent un objectif de salaire net
rigide, et toute hausse de cotisations se répercute sur le coût du
travail.
Les travaux empiriques sur ces questions montrent (i) que l'augmentation des
cotisations sociales ne s'est pas traduite par une augmentation excessive du
coût du travail, (ii) que les pays qui ont les plus fortes charges
sociales ne sont pas forcément ceux qui ont le coût du travail le
plus élevé, (iii) que la relation entre coin salarial et
chômage est loin d'être évidente.
(i) Les études économétriques réalisées sur
données françaises semblent indiquer que l'alourdissement des
cotisations sociales n'a sans doute pas exercé jusqu'ici de pression
durable sur le coût du travail.
32(
*
)
En effet,
les hausses de taux de cotisation semblent avoir été
absorbées par un fléchissement spontané des salaires nets,
intervenant immédiatement en cas de hausse des cotisations
salarié et avec un délai sensiblement plus long (2 ans environ en
moyenne) en cas d'accroissement des cotisations employeurs.
Autrement dit,
dans le court terme, quand les cotisations salariés augmentent, le
salaire net diminue et le coût du travail reste fixe. En revanche,
l'augmentation des cotisations employeurs conduit à une augmentation du
coût du travail. A long terme, cependant, les cotisation employeurs
peuvent être vues, rappelons-le, comme un impôt sur les
salariés.
Même s'il est vrai que le chômage que connaît la France
depuis quinze ans constitue un environnement favorable à la
modération salariale, cette flexibilité spontanée du
marché du travail apparaît cependant remarquable, car les autres
chocs sur les coûts - on pense évidemment aux deux chocs
pétroliers - se sont heurtés au contraire à une
résistance salariale forte. Ainsi, le constat d'une flexibilité
spécifique aux chocs sur les cotisations sociales conduit à
privilégier l'hypothèse selon laquelle les salariés ou
leurs représentants, perçoivent les cotisations et les salaires
nets comme des éléments de rémunération
relativement substituables (Cotis et Loufir, 1990,
op.cit
).
(ii) Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le niveau plus
ou moins élevé des cotisations employeurs n'explique pas les
différences de coûts de la main-d'oeuvre entre les
différents pays.
En effet, si on se réfère aux pays de l'Union européenne,
on constate que ceux qui ont les charges sociales les plus lourdes (France,
Espagne, Suède) ont le plus souvent des salaires nets relativement
faibles de sorte que le coût du travail n'y est pas spécialement
plus élevé que dans les pays où les charges sociales sont
plus faibles (Danemark et Pays-Bas). Comme le souligne Euzéby (1997),
les coûts de main-d'oeuvre se présentent comme un tout, peu
importe la manière dont ils se décomposent entre salaires directs
et charges sociales
33(
*
)
.
Le cas de la France d'un côté, et celui du Danemark, de l'autre
sont à cet égard frappants. Dans le premier pays, les entreprises
supportent des charges sociales élevées (27,3 % des
prélèvements obligatoires en 1993) mais elles versent des
salaires directs relativement bas et les impôts sur le revenu des
personnes physiques sont particulièrement faibles (13,9 % en 1993). Au
Danemark, en revanche, si les entreprises supportent des charges sociales
faibles (elles représentaient en 1993, 0,7 % des
prélèvements obligatoires), elles versent des salaires
élevés mais les impôts, en particulier l'impôt sur le
revenu des personnes physiques, sont aussi élevés (ces derniers
représentaient en 1993 52,1 % des prélèvements
obligatoires). Au total, le coût du travail n'est pas moins
élevé au Danemark qu'en France car le coin socialo-fiscal est
pratiquement le même.
Un tel résultat n'est pas surprenant en lui-même car il ne faut
pas oublier que les écarts entre pays dans le niveau des coûts de
la main-d'oeuvre reflètent pour une large part les différences
existant dans le niveau des salaires bruts.
Graphique 6 :
Source
: IRES 1998
(iii)
La France se situe dans une position moyenne au sein des pays de
l'OCDE quand on raisonne en terme de coin fiscal global.
Celui-ci est mesuré par le poids de l'ensemble des
prélèvements y compris les impôts dans le coût du
travail (les cotisations sociales et l'impôt sur le revenu sont
calculés sur la base du revenu de l'ouvrier moyen).
Certains peuvent être tentés de rapprocher les évolutions
du coin salarial et du chômage. En effet, les deux courbes
évoluent avec un parallélisme remarquable, les évolutions
du coin salarial précédant même de quelques trimestres les
évolutions du chômage. Si l'on se limite à cette seule
observation, l'évolution du coin salarial peut faire figure de bonne
hypothèse dans l'explication de la montée du chômage.
La superposition graphique de ces deux courbes en niveau doit néanmoins
être interprétée avec beaucoup de prudence. Ainsi, un
graphique qui mettrait en regard les variations du coin salarial et les
variations du taux de chômage serait beaucoup moins spectaculaire.
En
outre, l'antériorité des mouvements du coin salarial sur ceux du
taux de chômage ne permet pas de conclure à à une
éventuelle causalité.
En effet, quand le taux de
chômage s'accroît, les prélèvements sur la population
active occupée doivent augmenter pour financer diverses prestations dont
les indemnités chômage : le coin salarial augmente.
L'augmentation du coin salarial peut alors induire une augmentation du
chômage, de sorte qu'il en résulte un cercle vicieux entre coin
salarial et chômage sans que l'on puisse déterminer le sens de la
causalité.
En outre, il convient de souligner que, les
cotisations sociales étant assises sur les salaires, la
déformation du partage de la revenu national observée depuis le
début des années 80 au détriment de la masse salariale a
produit, mécaniquement, une réduction de l'assiette de ces
prélèvements.
Graphique 7 : Coin salarial et taux de chômage