EXAMEN EN DÉLÉGATION
La délégation s'est réunie le mardi 2 mai 2000 pour l'examen du présent rapport.
M. Hubert Haenel :
Mon prédécesseur avait confié à notre collègue Aymeri de Montesquiou un travail sur un sujet très intéressant et particulièrement important : l'énergie nucléaire en Europe. Avec la politique européenne des transports, c'est l'un des dossiers " lourds " qui méritent l'attention de notre délégation.
M. Aymeri de Montesquiou :
Effectivement, il s'agit d'un rapport particulièrement
" lourd ". J'ai procédé à de nombreuses
auditions et, à mesure que se multipliaient les points de vue et les
angles d'attaque, mon rapport s'est considérablement
étoffé.
Je voudrais d'abord rappeler les considérations de départ qui ont
motivé le choix de ce sujet.
La première considération est politique. On assiste à une
évolution importante et peu cohérente des Etats membres de
l'Union européenne sur la question nucléaire. Il y a trente ans,
le nucléaire apparaissait comme la seule issue face à la crise
énergétique.
Depuis, des doutes et de fortes oppositions sont apparues, qui ont conduit
certains Etats membres à se retirer du nucléaire. Plus
récemment, avec la préoccupation nouvelle du réchauffement
climatique de la planète, le nucléaire redevient une
réponse pertinente.
Aujourd'hui, au sein de l'Union européenne, les pays recourant à
l'énergie nucléaire sont minoritaires. L'Allemagne a
récemment décidé d'arrêter le nucléaire, de
manière progressive, ce qui a entraîné un débat
entre les industriels et le Gouvernement. La " sortie du
nucléaire " étant étalée sur vingt ans, des
revirements sont toujours possibles. Si l'on prend le cas de la Suède,
qui avait décidé par référendum en 1980
d'abandonner le nucléaire, l'opinion publique suédoise est
aujourd'hui redevenue favorable à cette forme d'énergie. La
Finlande, qui figure parmi les derniers Etats membres entrés dans
l'Union, s'engage résolument dans le développement de sa
filière électronucléaire.
Bref, il n'y a pas de cohérence dans les choix des quinze Etats membres.
Si l'on observe le débat interne à la France, premier pays
européen producteur d'électricité d'origine
nucléaire, personne ne peut être vraiment péremptoire sur
ce sujet.
La seconde considération est d'ordre diplomatique. Les pays d'Europe
centrale et orientale candidats à l'adhésion sont dotés de
centrales nucléaires, dont beaucoup ont une sûreté
déficiente. Faut-il fermer ces centrales ? Dans quelle mesure les
pays concernés peuvent-ils s'en passer ? L'Union européenne
doit-elle leur imposer cet effort supplémentaire ?
La troisième considération est d'ordre économique. Avec
l'ouverture du marché européen de l'électricité,
les différentes sources d'énergie se retrouvent en
compétition. Le nucléaire a-t-il encore une place dans cette
compétition ?
La dernière considération est d'ordre institutionnel. Le
traité Euratom, qui constitue le cadre juridique dans lequel la
filière électronucléaire s'est historiquement
développée en Europe, est-il toujours d'actualité ?
Le nucléaire est un sujet très controversé.
L'objectivité ne règne pas toujours dans ce domaine. Certains
fondamentalistes sont pour cette forme d'énergie, d'autres y sont au
contraire très hostiles. J'ai essayé de naviguer entre ces
opinions diverses, qui reflètent une véritable " guerre de
religion ", en procédant à de nombreuses auditions, tant
à Paris qu'à Bruxelles.
Le constat de départ est que l'Union européenne est une zone
majeure pour le nucléaire, puisqu'elle représente 40 % des
capacités électronucléaires mondiales. Mais les situations
sont très variables selon les pays : le nucléaire fournit
5 % de l'électricité aux Pays-Bas, environ 30 % en
Finlande, en Allemagne, en Espagne et au Royaume-Uni, et plus de 50 % en
Suède, en Belgique et en France. En moyenne, le nucléaire fournit
35,5 % de l'électricité en Europe.
La France représente environ 22 % de la production
européenne d'électricité, mais 47 % de sa part
d'origine nucléaire.
En ce qui concerne l'industrie nucléaire européenne, on constate
une très forte concentration. Depuis que Framatome a racheté les
activités nucléaires de Siemens et BNFL celles d'ABB, on a un
quasi duopole franco-britannique.
Une interrogation pèse sur la rentabilité réelle du
nucléaire, compte tenu des investissements massifs que cette
filière énergétique exige. Néanmoins, le
nucléaire a toujours un coût de production inférieur
à celui des énergies fossiles. Le gaz est aujourd'hui à la
mode en Europe, en tant que source d'énergie facile d'emploi,
relativement peu émettrice de CO
2
et abondante. Mais le gaz
présente des difficultés d'approvisionnement et pose un vrai
problème d'autonomie énergétique. A l'inverse, l'uranium
provient de sources géographiquement variées et peut facilement
être stocké en raison de sa haute teneur énergétique.
En ce qui concerne les énergies renouvelables, celles-ci ne sont pas
exemptes d'inconvénients. Les éoliennes entraînent des
nuisances graves en termes de pollution sonore et d'occupation de l'espace. La
biomasse pose des problèmes de stockage difficilement surmontables, qui
la rend impropre à des usages intensifs en zone urbaine.
L'énergie solaire revient à la mode, notamment avec les nouvelles
technologies d'intégration des cellules photoélectriques dans les
surfaces des bâtiments. Toutefois, compte tenu de l'ampleur des besoins
énergétiques, aucune de ces sources d'énergie ne peut
prétendre remplacer le nucléaire à échéance
prévisible.
L'inconvénient majeur de la filière
électronucléaire est la production de déchets radioactifs,
pour lesquels il n'existe pas encore de solutions vraiment satisfaisantes. Mais
je considère qu'il n'y a pas, en Europe occidentale du moins, de
problème de sûreté des installations. Pour la gestion des
déchets, on peut d'abord diminuer leur volume en les retraitant.
Ensuite, on peut soit les enterrer en couche géologique profonde, soit
les stocker en " sub-surface " de manière réversible
afin de pouvoir les reprendre si les progrès de la recherche sur la
transmutation deviennent tels qu'ils permettent de diminuer leur
radiotoxicité.
Un point qui me paraît psychologiquement important est que chaque Etat
doit disposer de son propre centre d'enfouissement de déchets
nucléaires. Il faut éviter de se retrouver avec un
" mistigri " radioactif que l'on se passerait entre pays
européens. A cet égard, la tentation qu'a eue un moment le
Gouvernement de M. Schroeder de dénoncer l'accord avec la France
pour le retraitement des déchets nucléaires allemands à
La Hague est inquiétante.
Pour ce qui est du futur, une interrogation importante me paraît relative
à l'EPR (
European Pressurized Reactor
). Le " compte à
rebours " des étapes nécessaires est tel qu'il faut une
décision rapide aujourd'hui, si l'on veut renouveler à temps le
parc des centrales nucléaires existantes. On peut certes prolonger la
durée de vie de celles-ci, mais il serait irresponsable de ne pas mettre
en chantier dès aujourd'hui un prototype. Les divergences internes au
Gouvernement de M. Lionel Jospin constituent à cet égard un
frein important.
En ce qui concerne la question du réchauffement climatique,
l'alternative est soit le nucléaire, soit les gaz à effet de
serre. Lors de la conférence de Kyoto en 1997, l'Union européenne
s'est engagée à diminuer de 8 % ses émissions de
CO
2
entre 1990 et 2012. De ce point de vue, le nucléaire
constitue un atout majeur pour la France, qui s'est engagée à
stabiliser ses émissions de CO
2
. Mais la Commission
européenne ne fait jamais allusion au nucléaire dans ses
programmes de lutte contre le réchauffement climatique, et cet avantage
n'est pas mis au crédit de la France. Il me semble que le Gouvernement
devrait être plus ferme sur ce point. Nous nous engageons dans une
compétition internationale très coûteuse pour
réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le projet
communautaire d'écotaxe, qui me paraît équilibré et
loyal, a été refusé sous prétexte qu'il
avantagerait trop les Etats membres dotés de centrales
nucléaires. Le nucléaire a certes des inconvénients, mais
les énergies fossiles également : refuser le
nucléaire, c'est choisir l'effet de serre. Il n'y a pas de solution
entièrement satisfaisante.
Certes, la catastrophe de Tchernobyl a eu un effet désastreux pour
l'image de l'énergie nucléaire en Europe. La version officielle
de l'origine de l'accident est que les responsables de l'équipe de
conduite de la centrale ont perdu le contrôle du réacteur lors
d'une expérimentation volontairement hors des limites de
sûreté. Toutefois, un reportage récent d'une
télévision allemande a défendu la thèse d'un
tremblement de terre à l'origine de l'accident. En Europe occidentale,
les centrales nucléaires sont bâties selon des normes
anti-sismiques sévères, et sont situées dans des zones
à faible risque sismique.
Quoi qu'il en soit, dans toute l'histoire de la filière
électronucléaire, nulle part ailleurs il n'y a eu d'accidents
aussi graves. On pourrait se livrer à des comparaisons de mauvais
goût entre le nombre de mineurs morts dans les mines de charbon ou des
suites de la silicose et le nombre des morts résultant de l'accident de
Tchernobyl. Mais le nucléaire reste symboliquement effrayant à
cause de la bombe d'Hiroshima.
En Europe de l'Est, il existe trois types de réacteurs de conception
soviétique : les réacteurs RBMK et VVER 230, qui n'ont
pas d'enceinte de confinement extérieure, et les autres classes de
réacteurs VVER, qui présentent un niveau de sûreté
satisfaisant. L'effort financier consenti par les pays occidentaux
réunis au sein du G7 pour améliorer la sûreté de ces
réacteurs est considérable : 720 millions de dollars
sont nécessaires pour les travaux d'urgence sur les réacteurs
RBMK et VVER 230, 5,7 milliards de dollars pour la mise à niveau de
tous les réacteurs. Mais il ne s'agit pas là d'engagement de
dépenses de la part des pays occidentaux. En 1998, ceux-ci n'avaient
encore engagé que 1,5 milliard d'euros pour la mise aux normes de
sûreté des réacteurs nucléaires d'Europe de l'Est.
Cela dit, on ne peut pas généraliser la situation dramatique du
réacteur RBMK de Tchernobyl. Certaines centrales d'Europe de l'Est
présentent des niveaux de sûreté comparables à ceux
des centrales occidentales d'âge identique. Il existe au Royaume-Uni des
centrales de la vieille génération refroidies par gaz qui sont
plus dangereuses que les centrales de conception soviétique
récentes.
Je crois qu'il faut faire particulièrement attention aux pays d'Europe
centrale et orientale candidats à l'adhésion. Ceux-ci ont
déjà subi une chute de 30 à 35 % de leur production
industrielle. Il serait bienvenu que l'Union européenne ne se comporte
pas vis-à-vis d'eux comme envers des protectorats. Ils disposent d'un
véritable savoir-faire dans le domaine nucléaire et
d'ingénieurs de très haut niveau, qui constituent une base solide
pour développer une relation de coopération confiante, sur un
pied d'égalité. Si l'Union européenne s'adresse avec
arrogance aux pays d'Europe occidentale et orientale, elle risque de les
braquer.
Des économies d'énergie considérables peuvent être
réalisées en Europe de l'Est. Le gâchis du réseau de
chauffage urbain de la ville de Kiev serait ainsi équivalent à la
production d'électricité du réacteur n° 4, toujours
en fonctionnement, de la centrale de Tchernobyl. Des gains importants sont
à réaliser en améliorant des installations qui datent
d'une autre époque.
Récemment, les autorités de sûreté nucléaire
des pays d'Europe occidentale se sont regroupées au sein d'une
association, pour analyser la sûreté nucléaire en Europe de
l'Est et conseiller l'Union européenne. L'esprit d'échange qui
inspire ce club, où l'information circule de manière ouverte et
transparente, me paraît très important. La catastrophe de
Tchernobyl a eu des conséquences désastreuses dans l'opinion
publique parce que l'on a voulu occulter l'information. Il en est
résulté une " psychose " préjudiciable à
l'ensemble de la filière nucléaire en Europe.
Dans son intervention en faveur de la sûreté nucléaire
à l'Est, la Commission européenne a souffert de la faiblesse de
ses capacités d'expertise. Un montant de 850 millions d'euros a
été engagé entre 1990 et 1997 dans le cadre des programmes
PHARE et TACIS, la Russie et l'Ukraine étant les principaux
bénéficiaires. Or, ces crédits ont été
très mal gérés. L'appréciation de la Cour des
comptes européenne dans le rapport spécial qu'elle a
consacré en 1998 à ce sujet est sévère :
absence de suivi des projets, ressources humaines rares et
hétéroclites, lenteur des procédures de gestion, ignorance
des résultats finaux. On a ainsi gâché beaucoup d'argent,
dans des opérations de " copinage " à travers
lesquelles les bureaux d'études occidentaux ont accaparé les
crédits. Si l'on avait travaillé en confiance et en association
plus étroite avec les pays concernés, les choses se seraient
passées bien mieux. Car il n'y a pas de " fatalisme slave "
à l'égard du risque nucléaire. Il s'agit de gens
informés, qui acceptent de recourir à cette source
d'énergie en connaissance de cause.
Un autre point important est l'attachement des pays d'Europe centrale et
nucléaire à leurs centrales nucléaires. Quiconque a
voyagé dans ces contrées a vu des paysages dévastés
par la pollution générée par les énergies fossiles.
Ces pays, qui étaient totalement dépendants de l'URSS pour leur
approvisionnement en énergie, veulent conserver leur relative
indépendance énergétique actuelle. Nous aurions beaucoup
de mal à les obliger à renoncer complètement à
leurs centrales nucléaires, qui procurent par ailleurs à certains
d'entre eux des ressources en devises grâce aux exportations
d'électricité.
En ce qui concerne le cadre juridique du nucléaire en Europe, je crois
que l'on est arrivé au bout des possibilités du traité
Euratom.
Au départ, il y a eu un enthousiasme partagé pour
l'énergie nucléaire, et tous les Etats membres allaient dans le
même sens. Aujourd'hui, chacun a choisi sa voie et il n'y a pas de
politique commune dans le domaine nucléaire.
La procédure de codécision entre le Conseil et le Parlement
européen, qui a été instaurée par l'Acte unique et
étendue par les traités de Maastricht et d'Amsterdam, n'existe
pas dans le cadre du traité Euratom, qui n'a pas bougé sur ce
point depuis l'origine. Le Parlement européen en conçoit un
dépit bien compréhensible. Alors qu'il comporte
déjà une minorité " verte " très active
dans ses prises de position antinucléaires, sa majorité refuse
d'être mise à l'écart dans ce domaine et manifeste son
mécontentement en usant de ses pouvoirs budgétaires à
l'encontre des programmes communs de recherche nucléaire.
Je crains qu'il n'y ait pas de solution à ce problème
institutionnel, du fait de l'absence d'homogénéité des
positions des Etats membres sur le nucléaire. Il semble difficile pour
la France d'accepter de " remettre les clefs de la maison " au
Parlement européen. Mais en même temps, faute d'une meilleure
intégration au processus de décision communautaire, l'opposition
du Parlement européen au nucléaire risque d'être durable.
Les commissaires européens sont également divisés. Il faut
toutefois noter que Mme Loyola de Palacio, commissaire chargée de
l'énergie, veut clairement resituer la question nucléaire dans la
double perspective de la sécurité d'approvisionnement
énergétique de l'Europe et de la lutte contre l'effet de serre.
Les crédits consacrés à la recherche nucléaire
commune ne représentent plus aujourd'hui que 10 % du montant total du
programme-cadre de recherche et de développement (PCRD).
Cette situation reflète le problème à long terme que
constitue la crise des vocations des jeunes scientifiques européens pour
la recherche nucléaire. L'Europe risque de manquer bientôt de
cerveaux dans ce domaine. On ne peut pourtant pas se permettre d'avoir une
rupture des connaissances et du savoir-faire entre les fondateurs de la
filière nucléaire européenne et les responsables de son
suivi.
Le Centre commun de recherche était spécialisé dans le
nucléaire lors de sa création, même s'il s'est beaucoup
diversifié depuis. Il constitue toujours une référence
scientifique mondiale dans ce domaine, où il coopère avec
l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA). Je n'ai pas d'opinion sur
la pertinence des reproches qui lui sont faits à propos de sa gestion.
Mais sa valeur scientifique est certaine, même ses critiques le
reconnaissent.
Je constate l'obsolescence de l'Agence d'approvisionnement de l'Euratom, qui
dispose en théorie d'un droit d'option sur toutes les matières
fissiles produites ou importées dans l'Union européenne.
L'abondance de l'uranium sur le marché mondial l'a réduite
à un rôle de simple greffier, chargé d'enregistrer les
contrats d'approvisionnement négociés directement par l'industrie
nucléaire européenne.
En revanche, la compétence extérieure de la Communauté
européenne de l'énergie atomique se traduit par une politique
active d'accords de coopération Euratom avec les pays tiers.
Enfin, la politique commune de protection sanitaire contre les radiations est
devenue prioritaire, ce qui me paraît une bonne chose pour le futur du
nucléaire. La Commission européenne revendique une
compétence en matière de sûreté des centrales
nucléaires. Les Etats membres refusent de la suivre, et de lui
déléguer ce qui reste une compétence nationale, et il n'y
a pas aujourd'hui d'harmonisation possible dans ce domaine. Mais un accord
existe pour autoriser la Commission à intervenir dans les domaines du
transport international de matières nucléaires, du
démantèlement des centrales nucléaires et de la gestion
des déchets radioactifs.
Il nous faut aujourd'hui faire un effort d'imagination. La conférence
intergouvernementale en cours traite des institutions européennes, dont
fait partie le traité Euratom. Faut-il conserver inchangé un
traité vieux de quarante ans, et qui est devenu largement
obsolète ? Il faudra trouver un juste équilibre entre le
respect du principe de subsidiarité et les intérêts communs
des Etats membres de l'Union européenne.
A l'issue de la présentation du rapport, le débat suivant
s'est engagé.
M. Hubert Haenel :
Je
rappelle que, lorsqu'elle a examiné la réforme des institutions
européennes actuellement en cours dans le cadre de la Conférence
intergouvernementale, notre délégation a souhaité que la
règle du vote à l'unanimité au sein du Conseil demeure
pour les choix énergétiques.
Votre rapport souligne que l'Union européenne n'a pas de politique en
matière d'énergie, et encore moins en matière de
nucléaire. Je crois qu'il faut conserver le cadre du traité
Euratom, qui est toujours mieux que rien.
M. Aymeri de Montesquiou :
Je précise que, même si les pays d'Europe centrale et orientale candidats à l'adhésion acceptent aujourd'hui les " oukases " de l'Union européenne, une fois entrés dans l'Union, ils redeviendront libres de concrétiser ou non leurs engagements de fermer les réacteurs dangereux, en vertu du traité Euratom qui consacre la liberté de choix des Etats membres.
M. Hubert Haenel :
Le commissaire européen chargé de ces questions, Mme Loyola de Palacio aborde les choses de manière très pragmatique. Le débat sur l'énergie nucléaire en Europe ne fait que commencer. Je crois qu'il est important que la délégation prenne position.
M. Jacques Oudin :
Si
l'Union européenne a réussi dans certains domaines, elle n'a pas
fait ses preuves dans d'autres, où existent des oppositions entre Etats
membres et des approches idéologiques. L'absence de politique
européenne de sécurité maritime a produit la marée
noire de l'Erika. L'absence de politique européenne des transports se
traduit par la saturation de toutes les infrastructures de transport sur le
continent. L'absence de politique européenne nucléaire nous place
devant le choix paradoxal entre effet de serre ou énergie
nucléaire. Je crois important de rappeler aux autorités
françaises, qui doivent prendre position sur cette question, qu'il y a
un tabou du nucléaire en Europe.
Du point de vue environnemental, l'énergie nucléaire est la plus
propre, avec les énergies renouvelables. Mais on ne voit vraiment pas
laquelle de celles-ci pourrait remplacer complètement le
nucléaire. Ce constat est encore plus vrai si l'on élargit
l'analyse au niveau mondial. Vous pouvez imaginer le niveau de pollution de la
Chine, de l'Inde ou du Brésil, lorsque ces pays rattraperont le niveau
de consommation énergétique de l'Union européenne.
Il ne faut pas ignorer non plus la question de l'indépendance
énergétique. L'opposition entre pays développés et
pays sous-développés se retrouve sur le terrain de
l'énergie. L'indépendance énergétique est un
facteur de la compétition internationale. En ce qui concerne les
coûts, le nucléaire est de loin l'énergie la plus
compétitive, en dépit des progrès du gaz et de la
cogénération. Cela dit, que devons-nous faire ?
Tout d'abord, il faut démontrer l'absurdité de certains
raisonnements : les rejets des centrales sont sans comparaison aucune avec
la radioactivité médicale, ou même la radioactivité
naturelle. Bien entendu, il y a l'accident de Tchernobyl et la bombe atomique.
Mais faire de la bombe atomique un argument contre l'énergie
nucléaire, c'est comparer la bombe au napalm et le moteur à
essence. En ce qui concerne les déchets, je crois qu'il y a vraiment
matière pour une politique européenne des déchets
radioactifs.
Enfin, une projection à long terme des besoins et des
développements énergétiques de l'Europe s'impose.
M. Aymeri de Montesquiou :
Il y a
une certaine hypocrisie : des Etats membres opposés au
nucléaire utilisent de l'électricité d'origine
nucléaire. Il faut poser la question de manière abrupte et
franche. On ne peut pas prétendre garder les mains propres et
" pêcher " comme les autres.
En ce qui concerne l'indépendance énergétique, les
réserves de pétrole représentent quarante à
soixante ans de consommation annuelle. Mais la France a une grande avance
technologique pour le nucléaire : il faut la conserver. C'est
pourquoi je crois très important de mettre en chantier un prototype
d'EPR.
M. Simon Sutour :
L'énergie nucléaire est importante dans mon
département, le Gard, où se trouve le site de l'usine Cogema de
Marcoule. Je partage l'essentiel des observations du rapporteur. Il faut une
décision pour l'EPR au niveau gouvernemental.
Le débat national sur le stockage des déchets nucléaires
est toujours en cours. Un site a été choisi dans la Meuse pour le
premier laboratoire souterrain de l'ANDRA, et un site est prospecté pour
un second laboratoire, non sans difficultés comme vous le savez. Dans le
Gard, les élus nationaux étaient unanimement favorables à
l'accueil d'un site de stockage. Les cinq députés et les trois
sénateurs avaient saisi le Premier ministre, sans être finalement
suivis.
Pour illustrer le caractère parfois irrationnel du débat sur le
nucléaire, je voudrais rappeler que la CRII-Rad (Commission de recherche
et d'information indépendante sur la radioactivité), organisme
indépendant animé par des techniciens de sensibilité
écologiste, a réuni une conférence de presse pour annoncer
que, d'après ses mesures, les plages de Camargue sont radioactives. De
nombreuses réservations touristiques ont été
annulées, même si le CRI-Rad s'est finalement excusé, en
reconnaissant qu'il s'agissait d'une radioactivité naturelle provenant
de certaines des roches composant le sable des plages.
Le nucléaire est sans doute l'énergie la plus écologique,
et je regrette que, au niveau de l'Union européenne, les crédits
ne soient pas à la hauteur des enjeux.
M. Hubert Durand-Chastel :
Je
partage entièrement l'opinion exprimée par notre rapporteur. Que
se passerait-il si un nouveau Tchernobyl survenait demain ? Il est
probable que l'opinion publique et l'Union européenne demanderaient
l'arrêt du nucléaire. Pour la France, ce serait une catastrophe.
Or, il y a des Tchernobyl en puissance en Europe de l'Est. Fait-on tout ce
qu'il faut pour conjurer ce risque ?
M. Emmanuel Hamel :
J'ai
simplement deux questions.
Quelle est la répartition des crédits de recherche communautaires
entre les différents Etats membres ?
Quel contrôle l'Union européenne exerce-t-elle sur les
crédits versés aux pays d'Europe de l'Est pour
l'amélioration de la sûreté de leurs centrales
nucléaires ?
M. Lucien Lanier :
Je
remercie le rapporteur d'avoir été très clair, et surtout
nuancé et calme dans ses propos. Cela me paraît d'autant plus
nécessaire que le problème du nucléaire est un
problème de " désinformation ", même s'il s'agit
d'une désinformation bien intentionnée. Il faut s'efforcer de
remonter ce courant dominant auprès de l'opinion publique.
L'Union européenne ne peut pas continuer d'avoir un taux de
dépendance de 80 % pour le pétrole, alors que les cours du
brut explosent. Le pétrole nous met entre les mains de petits pays qui
" jouent au chat et à la souris " avec les pays occidentaux.
Faudra-t-il refaire une guerre du Golfe à chaque fois qu'ils menacent de
fermer le robinet ?
Il est nécessaire de s'expliquer longuement et calmement sur les enjeux
du nucléaire. Lors de notre déplacement à l'usine Cogema
de La Hague, nous avons pu constater que les exploitants nucléaires sont
toujours sur la défensive. Ailleurs, il faut prévenir
d'éventuelles actions commandos de militants anti-nucléaires
contre des navires japonais ou des trains allemands transportant des
matières nucléaires.
Mais ce travail d'explication devrait aller de pair avec une pensée
politique sur le nucléaire. Or, nous n'en avons aucune. La France a
acquis une relative indépendance énergétique grâce
au général de Gaulle, qui avait une vision de l'avenir. Mais son
point de vue n'est pas unanimement partagé en Europe. Je crois essentiel
de sortir d'une attitude défensive sur la question nucléaire.
C'est un choix de bon sens : ce n'est pas avec des bons sentiments que
l'on assurera le développement économique de demain.
M. Marcel Deneux :
Je
partage les analyses de notre rapporteur. Je travaille actuellement à un
rapport sur l'évolution du climat. Comme notre collègue Emmanuel
Hamel, je m'inquiète aussi du contrôle de l'Union
européenne sur l'utilisation des crédits consacrés
à la sûreté nucléaire à l'Est. Vous nous avez
dit que la France s'est engagée à stabiliser ses émissions
de CO
2
à leur niveau de 1990. Mais comme ces émissions
ont déjà augmenté depuis dix ans, cela veut dire qu'il
nous faut aujourd'hui les réduire, notamment en réalisant des
économies d'énergie.
Je souhaiterais que la France fasse plus pour la biomasse. Notre pays a, dans
ce domaine, un potentiel qu'il ne met pas en valeur. Les intérêts
de la pétrochimie sont puissants et nous pourrions sans doute faire
mieux. Mais la biomasse, à elle seule, n'est pas à la mesure des
besoins énergétiques globaux.
M. Aymeri de Montesquiou :
Les
emplois induits par l'industrie nucléaire sont estimés à
400 000 en Europe, dont environ 200 000 pour la France.
Les crédits communautaires consacrés à la recherche
nucléaire s'élèvent à 1,26 milliard d'euros dans le
cinquième programme-cadre de recherche, dont le montant total pour la
période 1998-2002 est de 14,96 milliards d'euros. Pour
l'amélioration de la sûreté des centrales nucléaires
en Europe de l'Est, 1,5 milliard d'euros a été
dépensé entre 1992 et 1997, le montant total des dépenses
de modernisation étant estimé à 5,7 milliards de
dollars.
Je suis d'accord avec notre collègue Marcel Deneux pour
considérer que l'on peut faire des économies d'énergie
importantes et que la biomasse a un grand potentiel, bien que ses applications
concrètes ne puissent être que très ponctuelles. A terme,
la part du nucléaire dans la production d'électricité
française devrait baisser de 80 % à 60 % seulement, les centrales
nucléaires étant utilisées en base, sans pointes de
production.
En ce qui concerne la réalité du danger de la
radioactivité, je rappellerai simplement qu'un trajet en avion à
haute altitude entre Paris et New-York équivaut à une dose de
radiation supérieure à celle résultant d'une année
passée à proximité de La Hague, au niveau de la mer. La
radioactivité naturelle varie de un à trois selon les
régions françaises, et atteint des niveaux très
supérieurs aux effluents des installations nucléaires. Il s'agit
donc surtout d'un problème de communication, l'industrie
nucléaire devant être parfaitement transparente pour être
crédible.
M. Hubert Haenel :
Je pense qu'il faudrait que vous nous fassiez périodiquement des rapports de suivi du dossier nucléaire européen. On pourrait également envisager une question orale avec débat à l'automne, puisqu'il n'y a pas d'urgence particulière dans ce domaine.
M. Aymeri de Montesquiou :
Les
choix nucléaires sont un vrai problème. Sans vouloir faire de
politique politicienne, je rappelle que les Verts ont déclaré
qu'ils quitteraient le Gouvernement si celui-ci décidait de lancer l'EPR.
A l'issue de ce débat, la délégation a
autorisé la publication du présent rapport.