Séance du 8 février 2000






LUTTE CONTRE LA CORRUPTION

Adoption d'un projet de loi en deuxième lecture

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture du projet de loi (n° 135, 1999-2000), modifié par l'Assemblée nationale, modifiant le code pénal et le code de procédure pénale et relatif à la lutte contre la corruption. (Rapport n° 202 [1999-2000]).
Mes chers collègues, je me permets de vous faire remarquer qu'il est dix-neuf heures cinq. Aussi, je vous demande d'être aussi concis que possible si vous voulez ne pas revenir après le dîner.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le présent projet de loi revient devant vous en seconde lecture après avoir été amendé par l'Assemblée nationale.
Je n'aborderai pas de nouveau l'économie générale de ce texte, que vous avez déjà examinée de manière approfondie et que votre rapporteur, M. José Balarello, a parfaitement décrite dans son rapport.
Je voudrais toutefois rappeler que son enjeu essentiel, qui me paraît avoir été quelque peu perdu de vue, est de lutter efficacement contre la corruption internationale et, ainsi, de contribuer à la transparence dans les transactions commerciales entre les pays.
Je constate que, malgré certaines différences d'appréciation, votre rapporteur, suivi par la commission des lois, n'a pas du tout oublié cet enjeu.
L'Assemblée nationale a modifié la définition du délit de corruption, tant nationale qu'internationale, dans le but affiché de supprimer l'exigence d'antériorité du pacte de corruption et de permettre la répression de tous les versements faits à des fonctionnaires. Ce faisant, elle a adopté une conception nouvelle de la corruption, différente de celle du droit interne positif, ainsi d'ailleurs que de celle qu'ont adoptée l'ensemble des conventions internationales négociées.
Le Gouvernement n'est, évidemment, pas hostile à une réflexion appronfondie sur la corruption, mais le présent projet de loi se veut une transposition stricte des conventions négociées. Il ne constitue donc pas le cadre adéquat pour réformer le droit de la corruption. Je ne puis donc qu'approuver la proposition de la commission des lois de revenir à la rédaction actuelle de ces délits.
En revanche, il ne m'est pas possible d'approuver les amendements de la commission tendant à diminuer ou à restreindre les peines encourues par les personnes physiques ou morales en matière de corruption dans le cadre des transactions commerciales internationales, cadre régi par la convention OCDE.
Pour les raisons que j'avais déjà exposées devant vous en première lecture, je m'opposerai donc à ces amendements. En effet, la convention OCDE nous impose de prévoir que l'éventail des sanctions applicables à la corruption internationale soit comparable à celui des sanctions applicables à la corruption des agents publics nationaux.
Enfin, l'instauration de peines effectivement plus sévères que celles qui sont prévues dans certains droits étrangers permettra de manifester la vigueur de la détermination de la France dans sa volonté de lutter contre la corruption à l'échelon international.
L'article 2, relatif à l'application de la loi dans le temps, a fait l'objet de critiques, et ces critiques ont eu pour effet d'occulter le coeur du présent projet de loi, comme je l'ai déjà dit.
Le Gouvernement a jugé utile, dans cet article 2, de rappeler que les nouveaux articles pris pour l'adaptation de notre droit aux divers traités ne sauraient avoir de portée rétroactive.
Il s'agit là de la simple application du principe général de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, qui, vous le savez, a valeur constitutionnelle.
De nombreux pays connaissent ce principe de non-rétroactivité, et son application, au regard des éléments constitutifs de leurs infractions, amènera des solutions comparables dans l'application de la loi pénale dans le temps.
Je récuse donc tous les procès d'intention qui ont pu être faits au Gouvernement quant à sa détermination de lutter, lorsque notre droit le permettra, contre les faits de corruption internationale.
L'article 2 n'est donc ni laxiste ni complaisant. Comme je l'ai dit devant l'Assemblée nationale, les entreprises et les citoyens ont droit au respect du principe constitutionnel de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère.
Je précise enfin que la mise en oeuvre du principe de non-rétroactivité s'agissant des faits de corruption internationale n'empêchera pas la poursuite, sur d'autres chefs, de faits délictueux dans l'exécution des contrats, et cela, dès l'entrée en vigueur de la présente loi.
Il en sera ainsi des faits d'abus de biens sociaux, de recel, de faux en écriture de commerce, de complicité.
L'Assemblée nationale a par ailleurs subordonné l'application du principe de non-rétroactivité de loi pénale plus sévère à une déclaration à l'administration fiscale.
Une telle approche est constitutionnellement critiquable, car elle peut conduire à l'application d'une loi plus sévère à des faits commis antérieurement à la promulgation de la loi dans l'hypothèse où cette déclaration ne serait pas faite. L'amendement de votre commission tendant à rétablir cet article dans la rédaction initiale du projet de loi ne peut donc qu'être approuvé.
J'approuve également l'amendement tendant à régler la mise en oeuvre du régime de la non-déductibilité fiscale des commissions versées sur l'entrée en vigueur des nouvelles infractions pénales. Le régime actuel est en effet incohérent en ce qu'il permet la déduction fiscale de commissions désormais illégales sur le plan pénal.
Sur le plan de la procédure, je voudrais revenir sur l'amendement de votre commission qui tend, comme en première lecture, à conférer une compétence nationale à la juridiction parisienne pour connaître des faits de corruption commis dans le cadre du commerce international.
Je m'étais opposée à l'adoption de cet amendement, en son temps, par souci de cohérence avec la politique menée en matière de lutte contre la délinquance financière par le Gouvernement.
En effet, comme je l'indiquais, le Gouvernement mène en cette matière une politique déterminée, qui tend à professionnaliser la lutte contre la délinquance financière et à renforcer les moyens des juridictions spécialisées, notamment par la mise en place de pôles économiques financiers dans les principales juridictions.
Il me semble, dans ces conditions, tout comme il a semblé à l'Assemblée nationale, qui a supprimé cette disposition, inopportun de dessaisir les juridictions spécialisées de province de ces contentieux.
Au demeurant, la juridiction parisienne se trouvera naturellement saisie de la plupart des dossiers en raison du siège social des entreprises concernées.
Pour conclure, il m'apparaît important de souligner que, en dépit d'attaques - non dénuées d'arrière-pensées - dont le présent projet de loi a fait l'objet, au demeurant sur une seule de ses dispositions, son adoption fera de la France l'un des pays les mieux armés juridiquement pour lutter contre la corruption internationale.
Notre pays ne sera pas de ceux qui, dans cette lutte, conditionnent l'application de la loi pénale à des clauses d'intérêt national, ni de ceux qui offrent, au sein même de leur administration centrale, des avis de conformité à la loi pénale à des entreprises corruptrices, ni de ceux qui poursuivent, sans grands efforts, au compte-gouttes, les corrupteurs, ni de ceux qui transigent, dans le cours même de leur procédure pénale, avec ces corrupteurs, ni de ceux qui suggèrent à leurs ressortissants d'établir leurs activités en offshore pour éviter la rigueur, alors toute relative, vous l'admettrez, de leur loi pénale !
Notre future loi sera exemplaire. Quand un pays la critiquera, il fera bien d'examiner sa propre législation, surtout si ces lacunes s'y trouvent toutes ensemble réunies ! (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. José Balarello, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je vous rappelle qu'il s'agit ici de transposer en droit français cinq engagements signés dans le cadre de l'Union européenne, outre la convention du 17 décembre 1997 concernant la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales signée dans le cadre de l'OCDE.
Le projet de loi prévoit la création de quatre incriminations nouvelles visant la corruption passive de fonctionnaires communautaires et de fonctionnaires des Etats membres de l'Union européenne, la corruption active des mêmes personnes, la corruption active d'agents publics étrangers et la corruption active de magistrats ou de personnes avant une activité juridictionnelle dans un Etat étranger.
En première lecture, le Sénat a tout d'abord apporté, sur proposition de la commission des lois, différentes modifications rédactionnelles ; elles ont toutes été acceptées par l'Assemblée nationale et nous n'y reviendrons pas.
D'autres concernaient le fond.
Le quantum des peines frappant des actes de corruption active ou passive des fonctionnaires de l'Europe telles que définies par le projet de loi reste inchangé. Il s'agit, comme en droit interne, de dix ans de prison et de un million de francs d'amende.
En revanche, pour la corruption active d'agents publics étrangers ou de magistrats, dans le cadre du commerce international, nous avons réduit les peines de prison, les faisant passer de dix ans à cinq ans, tout en maintenant l'amende à un million de francs.
Une attribution de compétence au tribunal de grande instance de Paris, compétence concurrente avec celle de la juridiction territorialement compétente, a été prévue par nos soins.
L'Assemblée nationale, examinant le texte issu des travaux du Sénat, a refusé les trois amendements de fond que je viens d'évoquer, revenant, sur ces points précis, au texte du Gouvernement.
Elle a par ailleurs, contre l'avis du Gouvernement, modifié le texte sur différents points.
Elle a ainsi modifié le code pénal en ce qui concerne la définition du délit de corruption, ce qui nous paraît contraire à l'esprit de la convention de l'OCDE, laquelle ne demande pas une telle modification dans la transposition ; le texte de l'Assemblée nationale va même à l'encontre des « commentaires » approuvés par l'OCDE le 17 novembre 1997.
En effet, les articles du code pénal relatifs à la corruption prévoient que le délit est constitué dans le cas d'offres d'avantages proposés sans droit. Or l'Assemblée nationale a supprimé les termes « sans droit » et les a remplacés par l'expression « à tout moment ». Peut-on accepter ces modifications ? Comme le Gouvernement, nous ne le pensons pas.
L'Assemblée nationale à également modifié l'article 2 du projet de loi sur un point important, la non-rétroactivité de la loi pénale.
A cet égard, le texte initial, que le Sénat n'avait pas amendé, prévoyait que le délit n'était pas constitué si les sommes avaient été versées après l'entrée en vigueur de la convention mais en vertu de contrats signés antérieurement à cette entrée en vigueur.
L'Assemblée nationale a décidé que cette clause ne serait valable que si les commissions versées ou à verser étaient déclarées au fisc dans l'année suivant l'entrée en vigueur des incriminations nouvelles.
Enfin, l'Assemblée nationale a modifié l'article 39-2 bis du code général des impôts, article ajouté par la loi de finances rectificative de 1997.
Que vous propose, en deuxième lecture, la commission des lois ?
Nous souhaitons la réduction des pénalités à cinq ans de prison et un million de francs d'amende pour le corrupteur actif lorsque le passif est un étranger fonctionnaire ou magistrats non ressortissant de l'Union européenne.
En effet, madame le garde des sceaux, si la convention OCDE prévoit que l'éventail des sanctions applicables à la corruption d'agents publics étrangers doit être comparable aux sanctions applicables à la corruption d'agents nationaux, elle a aussi pour objectif d'assurer l'équivalence fonctionnelle entre les mesures prises par les Etats parties. Or nous avons comparé les peines appliquées lors des transpositions du texte de l'OCDE par les pays signataires et nous observons que, dans ces pays, les peines applicables sont de cinq ans en Allemagne, au Canada, en Grèce et aux Etats-Unis, de six mois en Angleterre, d'un an en Norvège, de deux ans en Suède, et de trois ans en Belgique, en Hongrie, en Islande et au Japon.
Comme nous l'avons indiqué dans notre premier rapport, il serait paradoxal que seule la France punisse la corruption d'agent public étranger de peines deux fois supérieures à celles qui sont prévues par ses partenaires.
Par ailleurs, n'en déplaise à Mme la secrétaire d'Etat aux affaires étrangères des Etats-Unis, pour qui j'ai au demeurant la plus grande estime,...
M. Pierre Fauchon. C'est nouveau !
M. José Balarello, rapporteur. ... mais qui nous a critiqués à propos de cette transposition, dans son pays, outre les peines encourues par les personnes physiques - soit une amende de 100 000 dollars et une peine de cinq ans d'emprisonnement -, l'existence du système du plea bargaining, qui permet de plaider coupable pour obtenir une forte réduction de peine et d'éviter le procès, ne permet pas de considérer que les sanctions prévues pour la corruption d'agent public étranger soient comparables à celles qui sont prévues pour la corruption d'un agent public national comme cela est souhaité dans la convention de l'OCDE, surtout si l'on ajoute que le déclenchement de l'action publique appartient au seul attorney général, qui dispose d'un pouvoir d'appréciation de l'opportunité des poursuites, et que les poursuites ne sont engagées qu'après autorisation du grand jury.
On ne peut non plus nous objecter qu'il n'y a pas corrélation entre la peine et le montant de l'amende, ce défaut de corrélation se trouvant dans d'autres dispositions du code pénal, notamment en matière de recel.
Dans le même ordre d'idées, je vous proposerai à nouveau de supprimer de la liste des peines applicables aux personnes morales : les fermetures d'établissement, l'exclusion des marchés publics et l'impossibilité d'émettre des chèques.
En effet, de deux choses l'une : ou l'on est décidé à appliquer ces peines, et cela peut provoquer des licenciements massifs, des fermetures dans nos industries exportatrices les plus importantes, ou l'on est décidé à ne pas les appliquer, et il me paraît superflu de les mentionner.
Je vous proposerai de continuer à choisir le tribunal de grande instance de Paris comme juridiction compétente. Il est certain que, si les dix pôles économiques et financiers étaient créés - ceux que vous avez en projet, madame le ministre - et s'ils avaient été dotés chacun d'une compétence ratione loci - ce que je vous propose - couvrant à eux tous la totalité du territoire, comme c'est le cas pour les cours administratives d'appel, notre position eût été différente. Puisque ce n'est pas le cas, nous maintenons notre amendement. Toutefois, comme la compétence est concurrente, rien n'empêchera ultérieurement une modification.
S'agissant de l'article 1er, je vous propose le maintien du texte présenté initialement par le Gouvernement et voté par le Sénat en première lecture. L'Assemblée nationale l'a modifié en ce qui concerne la définition du délit de corruption, ce qui aboutit à ne pas seulement transposer les textes européens, mais à modifier en outre au passage notre droit interne - l'article 435-1 du nouveau code pénal - en supprimant les termes : « sans droit » et en y substituant les termes : « à tout moment ».
Ces modifications, qui paraissent anodines, ont en fait des conséquences peu acceptables, car elles peuvent avaliser des distorsions de concurrence à l'échelle mondiale.
En effet, les commentaires de l'OCDE, adoptés en novembre 1997 à Paris, précisent, en leur article 8 : « L'infraction n'est pas constituée lorsque l'avantage est permis ou requis par la loi ou la réglementation écrite du pays de l'agent public étranger, y compris la jurisprudence. »
Les termes : « sans droit » sont donc importants. Les termes : « à tout moment » ne le sont pas moins, car, actuellement, le délit de corruption n'est constitué que lorsque le pacte de corruption est antérieur aux actes d'exécution. Il faut une sollicitation préalable à l'acte pour que le délit soit constitué. Dans le cas contraire, cela pourra être l'abus de bien social et le recel d'abus de bien social.
L'expression : « à tout moment » signifie que l'on étend considérablement le champ d'action du délit prévu dans le code pénal en modifiant ledit code à l'occasion d'une transposition des textes européens.
En outre, l'Assemblée nationale a modifié l'article 2 du projet de façon substantielle sur le problème de la rétroactivité.
En effet, le texte présenté par le Gouvernement et voté par le Sénat prévoyait que les nouveaux délits ne s'appliqueraient pas aux sommes versées, même après la mise en vigueur des nouveaux textes, s'il apparaissait qu'il s'agissait de l'exécution de contrats signés avant cette mise en vigueur.
Le Sénat avait d'ailleurs complété l'article 2 pour préciser la date d'entrée en vigueur, à savoir après le dépôt des instruments de ratification par la France et non pas à la date d'entrée en application de la convention de l'OCDE, qui répond à un critère particulier et est en application depuis février 1999.
L'Assemblée nationale n'a pas supprimé cette possibilité, mais l'a fait dépendre d'une déclaration à l'administration fiscale dans l'année qui suivra la mise en oeuvre des nouvelles incriminations.
Nous restons opposés à cette modification et nous approuvons le texte initial du projet de loi, car la non-rétroactivité d'une loi pénale plus sévère est l'une des bases de notre droit pénal. Dès lors, le texte adopté par l'Assemblée nationale pourrait être inconstitutionnel.
Reste la modification, opérée par l'Assemblée nationale, de l'article 39-2 du code général des impôts. Cet article, qui a été inséré dans ce code par la loi de finances rectificative de 1997, supprime la déductibilité « pour les contrats conclus au cours d'exercices ouverts, à compter de l'entrée en vigueur de la convention » de l'OCDE. L'Assemblée nationale a prévu la suppression de la déductibilité dès le jour de l'entrée en vigueur de la convention. De ce fait, des versements effectués après l'entrée en vigueur mais prévus dans des contrats signés avant la date d'application de la convention OCDE en France ne seraient plus déductibles.
Nous proposons un système intermédiaire entre celui de l'Assemblée nationale et celui du Gouvernement : nous acceptons que la déductibilité s'arrête le jour de l'entrée en vigueur de la convention, mais seulement pour les contrats futurs, et nous avons déposé un amendement en ce sens.
Tels sont, mes chers collègues, les points essentiels de ces six textes ayant pour origine l'Union européenne et l'OCDE, et qui doivent être transposés en droit interne dans tous les Etats signataires. Nous les jugeons fondés, car, comme nous l'avons écrit dans notre premier rapport, la corruption dans le commerce international porte atteinte aux fondements mêmes de la démocratie et entrave le développement d'un grand nombre de pays émergents.
Aussi, nous vous demandons, madame la ministre, de faire en sorte que d'autres grands pays s'engagent rapidement à adopter la convention de l'OCDE, afin que certains ne tirent pas avantage de la rigueur dont d'autres auront fait preuve (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Marc.
M. François Marc. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, dans sa déclaration de politique générale du 19 juin 1997, le Premier ministre a proposé aux Français un « nouveau pacte républicain », fondé sur un retour aux sources de notre République et sur la modernisation de notre démocratie, jugeant « indispensable de rétablir les règles de l'éthique républicaine ».
La corruption, la fraude fiscale, les détournements de fonds, contribuent, comme les autres comportements délictueux, à la rupture du pacte républicain et du lien social. L'exigence de transparence et d'équité dans la vie économique et financière, qu'elle soit publique ou privée, doit s'imposer à tous.
C'est dans cette conjoncture que la France a signé plusieurs traités internationaux ayant pour objectif de renforcer la lutte contre la corruption et les fraudes aux intérêts financiers de la Communauté européenne.
Le projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui en deuxième lecture a pour objet l'adaptation de notre droit interne et la transposition en son sein de l'ensemble des engagements contractés dans ces différents traités. Pour ce faire, il est proposé d'ajouter dans le code pénal un chapitre supplémentaire afin d'incriminer la corruption active et passive des fonctionnaires nationaux des Etats membres de l'Union, en application des conventions signées dans le cadre de l'Union européenne, et la corruption active des fonctionnaires étrangers commise dans le cadre du commerce international, en application de la convention de l'OCDE.
Dans le projet de loi initial, il était proposé que l'ensemble des incriminations créées soient punies de peines de dix ans d'emprisonnement et de un million de francs d'amende, prévues pour des faits similaires commis par des fonctionnaires nationaux.
Notre assemblée, en première lecture, a ramené à cinq ans la peine d'emprisonnement prévue aux articles 435-3 et 435-4, respectivement relatifs à la corruption active de fonctionnaires des Etats non membres de l'Union européenne et à la corruption de fonctionnaires appartenant à des organisations internationales autres que la Communauté européenne.
Le Sénat a, en effet, constaté que la plupart des pays ayant transposé dans leur droit interne la convention de l'OCDE prévoyaient des peines d'emprisonnement inférieures à celles qui sont prévues par le projet de loi. Il lui a donc paru souhaitable de respecter le principe d'équivalence entre les sanctions prévues par les Etats parties, principe inscrit dans la convention.
L'Assemblée nationale est, à juste titre, revenue aux peines initialement prévues par le projet de loi.
Je regrette, monsieur le rapporteur, que vous réitériez votre proposition de première lecture. En effet, si, comme vous, je suis favorable à l'équivalence des sanctions, je considère que le nivellement doit se faire par le haut et non par le bas.
Par ailleurs, si votre amendement était adopté, le responsable d'une entreprise française qui corromprait un fonctionnaire français ou un fonctionnaire d'un autre Etat membre de l'Union européenne encourrait une peine de dix ans d'emprisonnement, alors qu'il n'encourrait qu'une peine de cinq ans s'il corrompait un agent public d'un Etat non membre de l'Union européenne. Cette disparité de sanctions serait injustifiée.
De plus, l'alinéa 1 de l'article 3 de la convention OCDE dispose que la corruption d'un agent public étranger doit être passible de sanctions pénales efficaces, proportionnées et dissuasives, et que les sanctions applicables doivent être comparables à celles qui sont applicables à la corruption des agents publics nationaux.
Ainsi, le projet de loi se borne à respecter les dispositions de la convention OCDE.
Enfin, je rappelle que la peine maximale fixée ne constitue pour le juge qu'une limite supérieure : il est libre de prononcer une peine inférieure.
Je regrette donc de ne pas pouvoir vous suivre dans cette voie.
Je regrette aussi, monsieur le rapporteur, que vous proposiez, comme en première lecture, de limiter la liste des peines applicables aux personnes morales. Là encore, il doit y avoir adéquation des peines prononcées contre des personnes morales françaises et des peines prononcées contre des personnes morales étrangères.
En revanche, je me félicite que vous proposiez de rétablir le texte de l'article 2 dans sa rédaction issue des travaux du Sénat.
En effet, l'Assemblée nationale a voulu encadrer le principe posé par l'article 2, selon lequel les nouvelles incriminations ne s'appliqueraient pas aux faits commis à l'occasion de contrats signés antérieurement à l'entrée en vigueur de la convention visée par les nouveaux articles du code pénal, et ce afin d'éviter que les entreprises n'utilisent ces dispositions pour contourner l'application de la loi nouvelle.
Le dispositif retenu par l'Assemblée nationale présente cependant de nombreux inconvénients, tant juridiques que pratiques. Il est donc souhaitable, comme le propose le Gouvernement, de le supprimer.
Introduit par l'Assemblée nationale, l'article 4 bis modifie l'article 39-2 du code général des impôts, issu de la loi de finances rectificative pour 1997, afin de faire coïncider la fin de la déductibilité fiscale avec l'entrée en vigueur de la convention OCDE.
Cette disposition a deux conséquences : tout d'abord, elle supprime la déductibilité des commissions à compter de l'entrée en vigueur de la convention ; ensuite, elle supprime la déductibilité non seulement pour les commissions versées dans le cadre des contrats futurs, mais également pour des commissions versées dans le cadre de contrats passés.
Je me réjouis que la commission des lois propose que la déductibilité disparaisse dès l'entrée en vigueur de la convention OCDE mais seulement pour les contrats futurs.
Le groupe socialiste soutient pleinement le projet de loi. Toutefois, si les amendements de la commission relatifs au quantum de la peine en matière de corruption active d'agents publics étrangers ou appartenant à des organisations internationales autres que la Communauté européenne et de corruption active de magistrats d'un Etat étranger ou d'une organisation internationale publique, ainsi que les peines applicables aux personnes morales devaient être adoptés, nous serions contraints de nous abstenir.
En effet, la corruption est un mal qu'il faut combattre avec la plus grande fermeté et sans ménagement. Nous ne pouvons donc nous inscrire dans une démarche qui aurait pour conséquence d'affaiblir le dispositif proposé. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, tout le monde s'accorde à dire que la corruption constitue un véritable fléau économique, politique et social.
Si nous avons tous souhaité ici ériger la lutte contre la corruption internationale au rang de priorité, nous divergeons fortement quant à la définition et la mise en place de sanctions.
La question se pose dans les termes suivants : faut-il traiter indifféremment tout fait de corruption, qu'il soit effectué sur un fonctionnaire national ou étranger ? Convient-il, au contraire, de considérer d'un regard plus bienveillant les marchés obtenus par voie de commissions à l'étranger, dès lors qu'ils font prospérer nos entreprises ?
En première lecture, les membres du groupe communiste républicain et citoyen avaient déjà attiré l'attention sur les conséquences de l'attidude qui avait été adoptée par la majorité sénatoriale.
Cette dernière avait choisi de faire prévaloir deux poids deux mesures, selon que la corruption est réalisée sur un agent public français ou européen, ou commise dans le cadre du traité OCDE.
Nous considérions qu'elle accréditait ainsi l'idée sinon qu'il y aurait une « bonne » corruption, du moins que les actes de corruption seraient moins « graves », moins « sales » dès lors qu'il seraient commis en dehors de nos frontières.
Cette position de la majorité sénatoriale, nous la regrettons.
Fort heureusement, les députés ont eu conscience qu'on ne pouvait pas à la fois afficher une volonté de lutter contre la corruption en signant des traités anticorruption et mettre des freins à leur mise en oeuvre sous prétexte de ne pas être handicapés sur le plan économique. Ils ont voté à l'unanimité un texte qui renforce largement le dispositif anti-corruption initialement prévu par le projet de loi.
L'Assemblée nationale a ainsi opté pour l'équivalence des peines - dix ans d'emprisonnement - et la possibilité d'une responsabilité des personnes morales. De même, elle a rétabli la compétence de droit commun pour le jugement des infractions aux dispositions de la Convention OCDE. A l'heure des pôles spécialisés en matière économique et financière, il n'existe aucun argument légitime qui justifierait une compétence dérogatoire.
C'est également avec la volonté de traiter pareillement les délits de corruption, quelle que soit la nationalité du destinataire des pots-de-vin, que l'Assemblée nationale a choisi de substituer le terme « à tout moment » au terme « sans droit ».
Le rapporteur de l'Assemblée nationale a en effet souligné, avec justesse, que l'antériorité du pacte de corruption par rapport à l'acte lui-même est bien souvent difficile à démontrer.
En décidant de tourner cette difficulté, les députés se sont situés dans la droite ligne de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui considère que le versement d'une commission, même postérieure à la conclusion de l'acte, constitue une preuve de la réalité du délit de corruption, si elle est l'exécution d'une promesse antérieure.
L'Assemblée nationale a souhaité durcir le dispositif anti-corruption par deux nouvelles dispositions d'importance telle qu'elles méritent qu'on s'y attarde. Elles ne vont, en effet, pas de soi.
L'applicabilité des dispositions aux contrats en cours pose problème. L'Assemblée nationale a opté pour un système dans lequel les infractions prévues ne seraient, en principe, pas opposables aux contrats en cours. Néanmoins, la non-rétroactivité des dispositions ne jouerait que dans la mesure où les sommes seraient déclarées dans l'année suivant l'entrée en vigueur de la loi.
M. Darne, rapporteur sur le projet de loi, a expliqué qu'il s'agissait, par cette mesure, d'éviter que les entreprises ne cherchent à contourner la loi en tentant de « rattacher après coup des commissions à des contrats ».
Partant des arrêts de la Cour de cassation de 1995 et 1997 selon lesquels « le délit de corruption se renouvelle à chaque exécution dudit pacte », l'Assemblée nationale en a déduit l'illégalité des commissions versées en exécution d'un pacte conclu antérieurement à l'entrée en vigueur de la convention, dès lors qu'elles sont versées postérieurement.
L'argument n'est pas sans valeur et exprime une volonté tout à fait honorable de ne pas ouvrir de « brèches » dans le dispositif de lutte contre la corruption.
Néanmoins, le raisonnement de Mme la ministre et de la commission des lois du Sénat nous paraît devoir être examiné avec attention.
En effet, il apparaît que la jurisprudence de la Cour de cassation concerne le délai de prescription plus que la constitution de l'infraction elle-même. Par ailleurs, le fait de soumettre la remise en cause partielle du principe de non-rétroactivité de la loi pénale à une déclaration auprès de l'administration fiscale a quelque chose de choquant.
Mais, surtout, on peut s'interroger sur le point de savoir si la volonté de ne pas ouvrir une brèche dans le dispositif anti-corruption justifie d'en ouvrir une dans le principe de non-rétroactivité.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen craignent en effet que, même justifié par les meilleures raisons, cet aménagement ne se retourne un jour contre les justiciables.
En revanche, il est clair que, si le Parlement décidait de revenir sur le dispositif proposé par l'Assemblée nationale, il faudrait faire preuve d'une vigilance extrême concernant les commissions qui continueront d'être versées en application d'un contrat conclu antérieurement à l'entrée en vigueur de la convention OCDE.
On peut à juste titre craindre des détournements de la loi soit parce qu'on aura antidaté des contrats, soit parce que les commissions seront en réalité destinées à financer des contrats futurs.
Des instruments très pointus de contrôle devront impérativement être recherchés.
La deuxième innovation de l'Assemblée nationale vise l'article 39-2 bis du code général des impôts, tel qu'il a été introduit par la loi de finances rectificative de décembre 1997.
Cet article prévoyait de mettre fin au principe de la déductibilité des pots-de-vin « pour les contrats conclus au cours d'exercices ouverts à compter de l'entrée en vigueur de la convention » OCDE.
L'Assemblée nationale a souligné ceci : avec le maintien de cet article en l'état, combiné avec les dispositions relatives à l'interdiction des commissions versées dans le cadre des contrats en cours qu'elle avait souhaité adopter, on en arriverait à des commissions tout à la fois illégales et déductibles pendant un an !
Elle a donc modifié ledit article de façon à rendre immédiatement applicable la suppression de la déductibilité fiscale.
Nous sommes tout à fait d'accord avec cette modification. En effet, si les sénateurs communistes émettent quelques réserves concernant l'illégalité des commissions issues de contrats conclus antérieurement à l'entrée en vigueur de la convention, ils jugeraient inacceptable qu'elles continuent d'être déductibles. Il n'est pas admissible que le contribuable continue de payer ces commissions.
Il ne nous semble pas que l'adoption des modifications proposées par la commission des lois à l'article 2 feraient obstacle à l'adoption de l'article 4 puisqu'il ne s'agit pas d'une sanction pénale.
Lors du débat en décembre 1997, le secrétaire d'Etat au budget, M. Sautter, avait d'ailleurs rappelé que la remise en cause de la déduction pouvait intervenir en l'absence de condamnation pénale définitive.
Telle est l'analyse que les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen font du projet de loi modifié par l'Assemblée nationale.
Ce projet de loi emporte notre totale adhésion parce que, pour la première fois, on tente de lutter réellement contre la corruption internationale.
Toutefois, si la majorité sénatoriale refusait de changer sa position, le groupe communiste républicain et citoyen, vous le comprendrez, ne pourrait approuver ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle que, aux termes de l'article 42, alinéa 10, du règlement, à partir de la deuxième lecture au Sénat des projets ou propositions de loi, la discussion des articles est limitée à ceux pour lesquels les deux chambres du Parlement n'ont pas encore adopté un texte identique.

Article 1er A