M. Philippe Bas, rapporteur. Oui !
M. Georges Labazée. Que vau paosa ue questio ? Vous comprenez ?
M. Philippe Bas, rapporteur. Oui !
M. Éric Doligé. Encore ! On progresse ! (Sourires.)
M. Georges Labazée. Ço qu’abeth dit en l’hora… ey vertat o pas ? [ce que vous avez dit tout à l’heure… est-ce vrai ou pas ?]
Plusieurs sénateurs du groupe Les Républicains. C’est vrai !
M. Georges Labazée. Qu’em comprenet ? Vous me comprenez ? (Oui ! sur les travées du groupe Les Républicains.) Quep trufat de nosauts [vous vous moquez de nous…] – mais gentiment.
M. Philippe Bas, rapporteur. Qui se moque de l’autre actuellement ? (Sourires.)
M. Georges Labazée. Permo qué hie encoero que yabé 20 000 personas a Montpellier… et aillos ta defende la lengua. [parce que hier encore il y avait 20 000 personnes à Montpellier… et ailleurs pour défendre la langue.]
Je pourrais continuer encore, mais le temps qui m’est imparti est pratiquement épuisé.
Mme Françoise Férat. Oui, ça suffit ! (Nouveaux sourires.)
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue !
M. Georges Labazée. J’en termine, monsieur le président, mais comme je me suis exprimé en deux langues, cela m’a pris quelques secondes supplémentaires. (Sourires.)
Madame la ministre, pour clore mon propos et cette discussion qui dure depuis trois heures, permettez-moi de citer Patrick Chamoiseau, prix Goncourt en 1992.
M. Georges Labazée. En effet, un hymne au créole, sa langue maternelle : « C’était un temps où la langue créole avait de la ressource dans l’affaire d’injurier.
M. Bruno Retailleau. Il a dépassé son temps de parole de une minute et vingt-trois secondes !
M. Georges Labazée. « Elle nous fascinait, comme tous les enfants du pays, par son aptitude à contester l’ordre français régnant dans la parole. Elle s’était comme racornie autour de l’indicible, là où les convenances du parler perdaient pied dans les mangroves du sentiment.
M. Bruno Retailleau. Maintenant, une minute et cinquante secondes !
M. Georges Labazée. « Avec elle, on existait rageusement, agressivement, de manière iconoclaste et détournée. » (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Michel Le Scouarnec et Mme Hermeline Malherbe applaudissent également.)
M. Bruno Retailleau. Deux minutes de dépassement !
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par M. Bas, au nom de la commission, d'une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (n° 662, 2014–2015).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. le rapporteur, pour la motion.
M. Philippe Bas, rapporteur. Je n’abuserai pas de mon temps de parole, monsieur le président.
Le débat que nous venons d’avoir a été, pour moi, riche d’enseignements. Il confirme totalement l’engagement que nous avons tous, nous sénateurs de la République, de sauver, défendre et promouvoir les langues régionales. Et c’est heureux, car ces langues ne menacent nullement ni l’unité de la République ni la langue française.
En revanche, tel n’est pas le cas de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Pour répondre à certains de nos collègues, je dirai que l’on ne peut mettre sur le même plan les opinions, aussi stimulantes soient-elles, d’universitaires, qui peuvent venir utilement enrichir le débat juridique et donner lieu à des articles de doctrine, lesquels peuvent être ensuite contredits par d’autres universitaires, et des décisions ou des avis rendus par nos institutions, telles que le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État, que notre Constitution charge de dire le droit. Il y a, d’un côté, les opinions et, de l’autre, du droit. Et nous vivons, fort heureusement, dans un État de droit.
Le débat constitutionnel est tranché, et ce depuis 1999. Que ceux qui s’étonnent de l’absence de ratification depuis la signature de la Charte par le gouvernement Jospin veuillent bien comprendre que, du fait de la décision du Conseil constitutionnel – c’est non pas une opinion, mais le droit ! –, il n’était pas possible de soumettre un projet de loi de ratification au Parlement. La procédure engagée par le Président de la République ne permet pas davantage de faire échec aux prescriptions de notre Constitution, pas plus qu’elle ne permettrait d’honorer la signature de la France si nous devions, sur ce fondement, accepter la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Permettez-moi de rappeler en quoi cette ratification serait contraire à la Constitution.
Il s’agit – ce sont les termes mêmes du projet de loi constitutionnelle ! – d’autoriser par la Constitution directement la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, complétée – c’est le verbe employé – par la déclaration interprétative annoncée lors de la signature de celle-ci, voilà maintenant plus de quinze ans.
La déclaration interprétative n’a pas de valeur constitutionnelle, même si la Constitution y fait référence : elle peut être elle-même complétée, réduite, étendue ou modifiée.
Qui plus est, cette déclaration a deux défauts, qui sont, à mon avis, dirimants.
Tout d’abord, elle est incomplète, et pour cause ! Rédigée un mois avant la décision du Conseil constitutionnel, elle n’a pas pris en compte tous les obstacles que ce dernier a relevés.
M. Roland Courteau. Vous l’avez déjà dit !
M. Philippe Bas, rapporteur. De ce fait, si cette déclaration devait être respectée – mais nous verrons dans un instant que cela n’est pas possible –, elle ne couvrirait de toute façon qu’une partie des griefs d’inconstitutionnalité arrêtés par le Conseil constitutionnel.
C’est donc un coup d’épée dans l’eau qu’on nous propose ici de donner, et ce rien de moins qu’avec une révision constitutionnelle, ce qui n’est malgré tout pas de même niveau qu’un arrêté préfectoral. Il s’agit de notre loi fondamentale, celle que nous partageons tous, quel que soit le groupe politique auquel nous appartenons !
La déclaration interprétative est tout simplement incomplète parce qu’elle ne comporte aucune réserve sur le droit imprescriptible de s’exprimer dans la vie publique dans une langue régionale, ce qui est tout à fait incompatible avec notre Constitution, ainsi que l’a relevé le Conseil constitutionnel.
Elle ne comporte aucune réserve non plus sur le fait qu’il nous faudra alors répondre à des demandes d’ajustement des circonscriptions administratives, et donc des collectivités territoriales de la France, aux aires géographiques dans lesquelles on parle des langues régionales. Là aussi, le Conseil constitutionnel l’a relevé, c’est gravement contraire à la Constitution.
En outre, cette déclaration interprétative n’empêcherait nullement l’application des stipulations de la Charte qui prévoient, de manière très nette, la mise en place par les pouvoirs publics d’instances de représentation des groupes de locuteurs de langues régionales ou minoritaires.
Par conséquent, cette déclaration interprétative, fortement lacunaire, ne règle pas les problèmes de constitutionnalité. Ces problèmes ne sont pas des arguties juridiques. La Constitution, c’est l’acte fondamental qui organise la vie en société, sur le fondement d’un certain nombre de principes hérités de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et c’est aussi l’acte fondamental qui régit les rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels et démocratiques.
Ensuite, la déclaration interprétative, si lacunaire, je le répète, ne permettrait pas non plus de respecter la Charte. C’est l’autre aspect fondamental de la révision constitutionnelle que de ne pas permettre à la France de respecter sa signature et d’empêcher le respect de cette signature avec un acte de portée constitutionnelle, ce qui est tout de même singulier. Il n’y a pas, me semble-t-il, de précédent dans l’histoire de la République d’une telle tentative de passage en force pour réviser la Constitution, en portant atteinte à la fois à ses principes fondamentaux et à la signature de notre pays.
M. André Reichardt. Très bien !
M. Philippe Bas, rapporteur. Permettez-moi d’expliquer pourquoi la déclaration interprétative ne permet pas le respect de la Charte.
C’est simple : la Charte exclut les réserves, en son article 21.
Il n’y a pas besoin de réserves pour faire son marché parmi les 98 paragraphes qui comportent des mesures que la France choisirait d’appliquer ! Nous en avons choisi trente-neuf, cosmétiques : toutes sont déjà conformes à notre droit. Dès lors, pourquoi vouloir modifier la Constitution, alors que nous pouvons appliquer spontanément les 39 paragraphes retenus par le gouvernement français depuis plus de quinze ans, sans avoir à modifier notre ordre juridique ?
Il n’est pas douteux que ce que nous avons qualifié, ou plutôt, ce que vous avez qualifié – je m’adresse au Gouvernement – de « déclaration interprétative », ce sont en réalité des réserves, lesquelles ne sont pas conformes aux stipulations de la Charte.
Qu’arrivera-t-il si nous ratifions la Charte dans ces conditions ?
C’est très simple : la Charte, dans ses parties IV et V, organise les conditions de la surveillance du respect, par les différentes parties signataires, des stipulations qu’elle comporte. Aux termes de la Charte, un comité d’experts présente des rapports sur la politique suivie et le comité des ministres du Conseil de l’Europe pourra formuler des recommandations.
Or, dans la mesure où la France refuse des stipulations essentielles de la Charte au moment de la ratification, la première chose que fera le comité des ministres – il y sera obligé ; comment pourrait-il en être autrement ? –, c’est constater qu’elle est en infraction et il lui demandera de se mettre en conformité.
Cela prouve tout simplement que l’on veut nous conduire dans une voie sans issue, une double impasse constitutionnelle et conventionnelle.
M. Roland Courteau. Il ne faut pas exagérer !
M. Philippe Bas, rapporteur. Dans ces conditions, l’affaire est tranchée :…
M. Bruno Sido. Eh oui !
M. Philippe Bas, rapporteur. … nous ne pouvons que renvoyer au Président de la République son projet de révision constitutionnelle, en lui demandant, cette fois, d’être plus attentif au respect de ses obligations constitutionnelles, à savoir, d’une part, le respect de la Constitution et, d’autre part, le respect des engagements internationaux de la France. Je n’invente rien : c’est l’article 5 de notre Constitution ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur quelques travées de l’UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. Alain Anziani, contre la motion.
M. Alain Anziani. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, M. le rapporteur a constaté à juste raison que, dans le long débat qui a occupé notre après-midi, il y avait eu le droit et des opinions. Monsieur Bas, je suis d’accord avec vous : il y a eu beaucoup d’opinions.
Ainsi, certains ont soutenu que le projet de loi constitutionnelle porterait atteinte à l’unité de la République ; c’est une opinion. D’autres n’ont pas craint d’affirmer qu’il favoriserait le communautarisme ; encore une opinion, et excessive !
M. Roland Courteau. Sans aucun doute !
M. Alain Anziani. D’autres encore ont prétendu que le projet de loi constitutionnelle bafouerait les fondements de notre droit ; toujours une opinion, je vous l’affirme !
Pour répondre à M. le rapporteur, j’examinerai deux questions.
La première est celle qui nous est le plus immédiatement posée : la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est-elle compatible avec notre Constitution ? Pour moi, comme pour Mme la garde des sceaux, la réponse est : à l’évidence, oui !
À ceux qui en douteraient, permettez-moi de présenter une observation, d’ailleurs suggérée par notre garde des sceaux dans son intervention liminaire : quel est notre pouvoir, à nous qui sommes le constituant, et quel est, au-delà de nous, celui du peuple souverain ? Chers collègues qui êtes hostiles à la ratification de la Charte, posez-vous un instant cette question ! Sommes-nous subordonnés au pouvoir judiciaire, voulons-nous être subordonnés aux traités européens, ou bien avons-nous le pouvoir d’affirmer la primauté des grandes règles de notre République, auxquelles nous sommes tous attachés : l’indivisibilité de la République, l’égalité devant la loi et le choix du français pour langue de la République, conformément à l’article 2 de la Constitution ?
M. Marc Daunis. Très bien !
M. Alain Anziani. Quelle est la réponse apportée par notre droit ? Notre droit affirme la suprématie de la Constitution sur les traités européens ! Il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel pour s’en assurer.
M. Philippe Bas, rapporteur. En effet, ce n’est pas une bien grande découverte !
M. Alain Anziani. J’ai même été consulter l’excellent manuel de notre collègue Hugues Portelli (Exclamations et sourires.) : on y lit, évidemment, que la Constitution a une valeur supérieure à celle des traités.
M. Hugues Portelli. Dans l’ordre interne seulement !
M. Alain Anziani. Dès lors, personne ne doit douter que toutes les dispositions du bloc constitutionnel, préambule compris, en particulier celles qui affirment la souveraineté nationale, l’égalité et le choix du français pour langue de la République, primeront nécessairement la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Cette certitude est renforcée par deux précautions prises par le gouvernement de notre pays lors de la signature de la Charte.
On rappelle trop peu que la France n’a pas signé la totalité de la Charte : elle n’a souscrit qu’à 39 engagements sur 98, ainsi qu’elle en avait le droit et à l’instar d’autres pays. Or, au moment de choisir les engagements auxquels nous souscririons, nous avons bien entendu écarté tous ceux qui nous paraissaient contraires à nos règles, en particulier le droit imprescriptible pour le locuteur d’une langue régionale d’en faire usage, dont M. le rapporteur vient encore de parler.
M. Philippe Bas, rapporteur. Cela n’est pas dans la déclaration interprétative !
M. Alain Anziani. On nous objecte que, sans doute, la France n’a pas signé l’ensemble de la Charte, mais que la question ne doit pas être posée dans ces termes ; le problème viendrait non pas de ce que la France a accepté, mais de ce qu’elle n’a pas accepté : du préambule de la Charte et de l’article 2 de celle-ci, qui pourraient nous être imposés contre notre volonté.
Or ce risque est écarté par la seconde précaution que nous avons prise au moment de la signature de la Charte. De fait, sur les conseils d’un éminent professeur de droit, Guy Carcassonne, la France a déposé une déclaration interprétative, qui fixe la lecture qu’elle fait de cette charte et la manière dont elle entend l’appliquer. Dans ce document, qu’il faut examiner de façon sérieuse, la France affirme en particulier qu’il n’y aura pas lieu de reconnaître des droits spécifiques aux locuteurs de langues minoritaires ni d’imposer une autre langue que le français dans les relations avec l’administration.
Poussons le débat jusqu’au bout. Le dépôt d’une telle déclaration interprétative est-il une spécificité française ? Non pas ! À la vérité, tous les pays qui ont signé la Charte européenne en ont déposé une, et l’Allemagne en a même déposé deux !
M. Roland Courteau. Vous avez raison de le rappeler !
M. Alain Anziani. Cette déclaration interprétative constitue-t-elle une réserve ? Telle est la seconde question à laquelle je souhaite m’attacher, étant entendu que la réserve est interdite d’une façon générale par la convention de Vienne, en plus de l’être par la Charte. Mes chers collègues, je vais tâcher de vous démontrer qu’elle n’en est pas une.
Pour une raison trop rarement citée, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est précédée d’un rapport explicatif, qui fournit les clés de lecture de tous les points délicats. Un rapport dont personne n’a parlé, hormis vous, madame la garde des sceaux ! Il précise pourtant que la Charte a une vocation culturelle, de sorte qu’elle ne saurait remettre en cause les principes de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale des États. (M. Jacques Mézard s’exclame.) Notre déclaration interprétative ne disant pas autre chose, elle est profondément en accord avec l’esprit de la Charte. Dès lors, elle ne peut pas être tenue pour une réserve.
M. Philippe Bas, rapporteur. C’est inexact !
M. Alain Anziani. Monsieur le rapporteur, ce raisonnement est confirmé par un certain nombre d’ouvrages, en particulier par celui du professeur Gicquel, dont je vous recommande la lecture.
M. Philippe Bas, rapporteur. Le Conseil constitutionnel a rendu une décision !
M. Alain Anziani. Monsieur le président, vous voudrez bien augmenter un peu mon temps de parole, puisque je suis constamment interrompu.
Reste l’opposition formée par le Conseil constitutionnel et par le Conseil d’État, que l’on présente comme une sorte d’Himalaya d’inconstitutionnalité.
Qu’a conclu, au juste, le Conseil constitutionnel ? Qu’une révision de la Constitution était nécessaire à la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Eh bien, tel est précisément l’objet du présent projet de loi constitutionnelle !
M. Ronan Dantec. Et voilà !
M. Alain Anziani. Certes, monsieur le rapporteur, le Conseil constitutionnel a estimé que la déclaration interprétative n’était pas une norme suffisante ; mais il nous est précisément proposé de lui donner une force constitutionnelle en la mentionnant au nouvel article 53–3 de la Constitution, afin qu’elle ait toute l’autorité nécessaire pour régler l’interprétation de la Charte.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
M. Alain Anziani. Le Conseil constitutionnel n’aura plus à s’interroger sur la constitutionnalité du dispositif, puisqu’il ne lui appartient pas, en vertu de sa propre jurisprudence, de juger d’une loi constitutionnelle : le pouvoir constituant s’impose au juge constitutionnel.
Du reste, ce débat s’est tenu à de multiples reprises, par exemple au sujet de la parité entre les hommes et les femmes sur les listes électorales : après que le Conseil constitutionnel eut jugé ce principe contraire à la Constitution, une révision constitutionnelle est intervenue, dont le Conseil constitutionnel n’a pu que prendre acte.
S’agissant des incertitudes juridiques soulevées par le Conseil d’État, je soutiens que, la Constitution ayant été révisée, si un Basque, un Corse ou un Breton prétend plaider devant un tribunal dans sa langue régionale, la réponse du juge sera évidente : appliquant la Constitution, et la déclaration interprétative qui y sera mentionnée, il opposera à ce justiciable une fin de non-recevoir.
Quant au juge européen, il devra faire de même. Au demeurant, je rappelle que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ne fait pas partie des normes de référence de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui est une précision importante. Surtout, il n’appartient pas au juge européen de faire prévaloir une quelconque norme sur notre Constitution. Nous qui sommes le pouvoir constituant, comment pourrions-nous seulement concevoir qu’il le puisse ?
Mes chers collègues, que se passe-t-il donc dans les vingt-cinq pays qui ont ratifié la charte européenne des langues régionales ou minoritaires ? On n’assiste pas davantage à l’effacement de l’allemand en Allemagne qu’à celui de l’anglais au Royaume-Uni. À la vérité, on n’assiste à aucune révolution linguistique ni à aucun bouleversement. La raison en est simple, quoiqu’elle n’ait pas été suffisamment signalée : l’article 5 de la Charte – cette fois je parle bien, monsieur Mézard, d’une stipulation de la Charte elle-même – prévoit que rien dans la Charte ne pourra remettre en question le principe de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États.
M. Ronan Dantec. Et voilà !
M. Alain Anziani. Sans compter que le rapport explicatif précise : « L’approche retenue par la charte respecte les principes de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale. Il s’agit, dans chaque État, de prendre en compte une réalité culturelle et sociale, et non de remettre en cause un ordre politique ou institutionnel. »
Mes chers collègues, l’Assemblée nationale a donné sa réponse : elle a adopté le projet de loi constitutionnelle à une majorité supérieure aux trois cinquièmes, une majorité de 71 %. En d’autres termes, chers collègues de droite, nombre de vos collègues députés ont voté une révision constitutionnelle de cette nature ! (Mme Patricia Schillinger applaudit.)
Mme Maryvonne Blondin. Tout à fait !
M. Philippe Bas, rapporteur. Pas celle-ci !
M. Alain Anziani. Aujourd’hui, il appartient au Sénat de décider s’il s’opposera à une aspiration légitime de nos territoires (M. Jacques Mézard s’exclame.) en se repliant, oublieux de ce qu’il représente, sur une tentation jacobine ! (Vifs applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mmes Hermeline Malherbe et Marie-Christine Blandin ainsi que M. Ronan Dantec applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je voudrais tout d’abord féliciter les oratrices et les orateurs qui se sont exprimés dans la discussion générale pour la haute tenue de leurs propos. Tous, quelque position qu’ils aient défendue, ont situé le débat au niveau qu’il mérite, en examinant les arguments juridiques mais en osant aussi se demander comment nous pouvons ouvrir un espace pour une partie importante du patrimoine non seulement linguistique, mais aussi culturel et artistique, créatif et ingénieux de la France, ce qui est le cœur de la question.
J’ai écouté tous les orateurs avec la plus grande attention et, à plusieurs reprises, avec joie. J’avais prévu de répondre à chacune et à chacun à l’issue de la discussion générale, mais j’ai réalisé que cette méthode ne serait pas pertinente. Je souhaite revenir à présent sur les arguments juridiques qui ont été avancés, car il ne suffit pas de répéter un argument pour lui donner ni de la vraisemblance ni de la vérité.
Une sénatrice du groupe socialiste et républicain. En effet.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur Mézard, vous avez reproché à la garde des sceaux de ne pas faire du droit. Que vous ne vouliez pas entendre mon argumentation, je puis le concevoir, mais il n’en reste pas moins que j’ai fait du droit tout au long de mon intervention liminaire. J’ai bien présenté le projet de loi constitutionnelle, la manière dont il a été rédigé et les raisons de cette rédaction ; j’ai expliqué quel était le précédent et pour quelle raison il avait été conçu et rédigé ainsi ; j’ai exposé les principes sur lesquels repose la rédaction qui a été choisie et ce qu’implique la référence à la déclaration interprétative.
J’ai également insisté, ainsi que M. Anziani vient de le souligner, sur la souveraineté du constituant. À cet égard, je dois reconnaître que j’ai été surprise par la manière dont certains d’entre vous, les constituants, négligent et sous-estiment leur propre pouvoir. (Mmes Maryvonne Blondin et Frédérique Espagnac opinent.)
Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est à vous qu’il revient de choisir de réviser ou non notre loi fondamentale selon les règles de la Constitution (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Hermeline Malherbe et M. Ronan Dantec applaudissent également.), c’est-à-dire à la majorité des trois cinquièmes !
Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, le constituant a le droit de considérer que certaines nécessités surviennent en raison d’évolutions auxquelles il consent. Dès lors qu’il y consent, il peut donc modifier la loi fondamentale.
Reste la question – et je peux l’entendre – de savoir si le constituant fragiliserait certains principes fondamentaux de la Constitution en adoptant ce texte. Autant la souveraineté du pouvoir constituant est incontestable – il dispose du droit de modifier la loi fondamentale –, autant il n’est pas question de mettre en péril les principes fondamentaux de la Constitution.
Qu’en est-il vraiment ? Il a été fait référence à plusieurs reprises au Conseil constitutionnel qui aurait alerté sur le risque pesant sur les principes essentiels auxquels nous sommes tous profondément attachés, à savoir l’indivisibilité de la République, l’unicité du peuple français et l’égalité de tous les citoyens devant la loi.
Je vais vous donner lecture d’un passage de la décision dans laquelle le Conseil constitutionnel évoque ces principes, car vous savez parfaitement, monsieur le président de la commission des lois, qu’il existe, certes, les analyses des constitutionnalistes – nous leur sommes du reste reconnaissants d’accepter de se pencher sur nos interrogations et de nous éclairer –, mais qu’il ne faut pas mettre sur le même plan ces analyses et les avis rendus par les institutions que sont le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel.
Plutôt que de faire l’exégèse sans référence précise de la décision du Conseil constitutionnel relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en voici l’un des considérants : « Considérant qu'il résulte de ces dispositions combinées que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en ce qu'elle confère des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l'intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français ; »
Tout cela est cohérent, sauf que ces droits spécifiques n’existent pas ! (Mme Frédérique Espagnac opine.) Certes, s’ils existaient, nous risquerions incontestablement de mettre en péril l’indivisibilité de la République. Cependant, le rapport explicatif de la Charte – indépendamment des analyses des constitutionnalistes, en particulier de celles de très grande qualité émises par feu Guy Carcassonne, qui me semblent avoir été entendues ici avec la plus grande considération – précise lui-même que « la Charte vise à protéger et à promouvoir les langues régionales ou minoritaires, non les minorités linguistiques », que « pour cette raison, l’accent est mis sur la dimension culturelle et l’emploi d’une langue régionale ou minoritaire dans tous les aspects de la vie de ses locuteurs » et, enfin, que « la Charte ne crée pas de droits individuels ou collectifs pour les locuteurs de langues régionales ou minoritaires ».