Mme la présidente. La parole est à M. Yves Détraigne.
M. Yves Détraigne. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’est parce que cette réforme en matière de prescription pénale est tout à fait cruciale pour notre système judiciaire que j’aurais aimé pouvoir vous parler du fond et partager avec vous nos convictions sur ce sujet. Malheureusement, dans un tel contexte, je ne pourrai pas le faire autant que je l’aurais souhaité, autant que nous l’aurions tous souhaité, si j’en crois ce qui vient d’être dit.
Les conditions dans lesquelles ce texte, pourtant si important, nous arrive sont fondamentalement discutables.
Lors de la réunion de la commission, notre rapporteur a nous a confié en toute honnêteté qu’il ne lui avait pas été possible d’étudier sereinement cette proposition de loi dans les délais que le Gouvernement a laissés au Sénat. En effet, un texte tel que celui-ci est tout à fait crucial. Il ne s’agit nullement d’un simple ajustement technique.
Modifier les conditions de la prescription pénale, c’est toucher au cœur même de notre système de justice. J’irai plus loin : modifier les conditions de la prescription pénale, c’est toucher à l’organisation même de notre vie sociale. Et j’ai la conviction que l’on ne peut s’y risquer qu’avec une main tremblante. La précipitation avec laquelle le texte a été voté à l’unanimité à l’Assemblée nationale me laisse – nous laisse ! – songeur…
Le renvoi à la commission que nous sollicitons devrait donc nous laisser le temps d’étudier sereinement cette proposition de loi. Le Sénat doit pouvoir poser une analyse raisonnée et modérée pour parvenir à rendre cette réforme juste et équilibrée. Nous ne devons pas, je le répète, nous précipiter, et ce n’est qu’à cette condition que nous aurons bien fait notre travail.
Pour autant, laissez-moi vous dire quelques mots sur le fond et sur ce que sont nos convictions sur le texte aujourd'hui soumis à notre assemblée.
Dans cet univers où tout s’accélère, où internet pose la question de la suspension du droit à l’oubli, l’extension des délais de prescription pose, je le pense, une question similaire. Le droit à l’oubli est indéniablement un outil qui concourt à la pacification de notre société. Il est parmi les fondements de ce qui rend notre vivre ensemble possible, de ce qui nous permet de faire société.
À l’heure où notre société n’en finit plus de perdre ses repères, au moment où naît et prospère le doute quant à la capacité de nos institutions à maintenir la stabilité, affaiblir cette notion essentielle qu’est le droit à l’oubli, c’est prendre le risque de déstabiliser encore notre société. J’en ai la conviction : il est tout à fait sain de ne pas chercher systématiquement à réveiller ce que le temps a apaisé. C’est même indispensable.
Pour ces raisons, il me semble nécessaire de prendre le temps de la réflexion. De même, l’analyse approfondie de l’étude de droit comparé qui a été sollicitée par la commission mérite d’être faite dans les meilleures conditions possibles.
De façon plus concrète, ce texte est porteur d’éléments qui doivent être discutés. En particulier, l’argument, souvent présenté comme un argument d’autorité, selon lequel le progrès – indéniable – des techniques doit ouvrir la voie à une extension de la prescription, est discutable, techniquement et moralement.
Il est discutable techniquement parce que les progrès permettent aussi de découvrir plus immédiatement d’éventuelles preuves. Il l’est moralement parce que cela n’est pas une raison suffisante pour remettre en cause le fait que les crimes doivent un jour être prescrits.
Enfin, il nous semble bon de modifier d’autres éléments du texte. Nous pensons ainsi qu’il est impossible d’admettre que la partie civile puisse se substituer au parquet pour interrompre les prescriptions, comme le prévoit actuellement le texte.
Vous l’avez compris, nous pensons que de nombreux points de cette réforme doivent être discutés et, le cas échéant, amendés. Nous avons le devoir de rendre ce texte juste et équilibré, ce qu’il ne nous sera possible de faire qu’avec le temps incompressible de l’analyse, de la discussion et de la réflexion.
Aussi, comme nous l’avions annoncé lors de la réunion de la commission, il nous paraît indispensable, pour l’instant, de renvoyer ce texte en commission. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi, passée quasiment inaperçue lors de sa discussion à l’Assemblée nationale, présente pourtant une réforme d’une importance capitale pour notre droit pénal.
D’ailleurs, comme plusieurs membres de la commission des lois du Sénat l’ont souligné, le vote unanime de nos collègues députés nous laisse songeurs, voire passablement inquiets.
Dans la droite ligne de la réforme de la procédure pénale qui vient d’être adoptée, la politique pénale est à la surenchère : durcissement des peines, création de nouveaux délits, quasi-imprescriptibilité avec la rétention de sûreté. Et à présent, on nous propose un allongement des délais de prescription.
De nombreux professionnels du droit, dont les voix sont notamment portées par le Syndicat des avocats de France et par le Syndicat de la magistrature, mais pas uniquement, se sont élevés contre ce doublement des peines, dénonçant une perpétuelle fuite en avant. En effet, la présente proposition de loi, qui repose essentiellement sur son article 1er, modifie de manière substantielle les dispositions relatives à la prescription de l’action publique – ce sont les articles 7 à 9 du code de procédure pénale –, en doublant les délais applicables en matière criminelle et délictuelle, respectivement portés de dix à vingt ans et de trois à six ans.
Le rapporteur du texte, François-Noël Buffet, a présenté en commission plusieurs amendements allant dans le sens de la surenchère : ils visent à doubler le délai de prescription pour les contraventions, lequel passerait d’un à deux ans, au motif que certaines contraventions de catégorie 5 sont des délits requalifiés. Si tel est le cas, ne faudrait-il pas revoir plus largement l’échelle des peines, plutôt que de résoudre le problème en allongeant les délais de prescription, qui plus est pour toutes les catégories de contraventions ?
Les faits délictuels ou criminels qui s’inscrivent dans une relation d’emprise ou que les victimes tardent à dénoncer relèvent déjà quasi systématiquement de règles de prescription spécifiques et dérogatoires – je pense notamment aux infractions sexuelles sur mineurs. Comme vient de le déclarer M. le rapporteur, peut-être pourrions-nous améliorer certains points dans ce domaine si nous disposions d’un peu plus de temps et si nous avions la possibilité d’effectuer quelques auditions supplémentaires ?
Ces faits sont souvent utilisés dans le débat public pour nier toute la logique de la prescription : il faudrait laisser tout le temps nécessaire à la victime de porter plainte. Or il nous semble que c’est une grave erreur d’envisager ce débat extrêmement important sous l’angle émotionnel.
Certes, il faut se préoccuper des victimes, compte tenu des conséquences psychologiques de certaines atteintes.
Cependant, nous partageons l’analyse du Syndicat de la magistrature, selon qui la solution se trouve non pas dans un illusoire allongement de la prescription, mais dans la prévention. Selon lui, il faut inciter les victimes à déposer plainte et leur rendre les choses plus faciles dans les affaires de violences physiques et/ou sexuelles. Il faut sensibiliser l’ensemble des intervenants et donner la priorité à ces enquêtes, en termes de moyens notamment, contrer certains discours de banalisation, qui existent dans tous les milieux, et financer des dispositifs permettant de faciliter la parole et de se libérer d’une emprise.
En outre, cette proposition de loi met en péril selon nous le droit à un procès équitable. Insinuer qu’il est possible de poursuivre quelqu’un vingt ans après les faits est hypocrite et mensonger. Le procès ne peut être équitable et la réponse pénale ne peut être satisfaisante au-delà d’un temps raisonnable.
La prescription contribue à garantir le caractère équitable du procès dès lors que le dépérissement des preuves, comme de la capacité d’y opposer une défense solide, demeure une réalité.
Par ailleurs, l’allongement des délais de prescription peut avoir des conséquences catastrophiques sur les droits de la défense. Comment la personne mise en cause peut-elle se défendre contre des accusations portées longtemps après les faits ?
Finalement, le droit à être jugé dans un délai raisonnable impose également des délais de prescription mesurés. La peine ne traduit pas uniquement l’évaluation de la gravité des faits et la réprobation de la société. Elle sert à punir, mais aussi à insérer ou réinsérer, dès lors qu’elle est individualisée. Il nous semblait d’ailleurs que le Gouvernement était particulièrement attaché à la notion d’individualisation des peines.
Enfin, se pose l’éternelle question des moyens, à laquelle il semblerait que l’on tente toujours de répondre en s’improvisant réformateur d’un droit pénal dont l’équilibre fragile est compromis.
Or, pour éviter la prescription, il faut non pas allonger les délais, mais allouer plus de moyens aux services, qu’il s’agisse des services de greffe chargés de la mise en forme des décisions, des services de l’exécution des peines, des huissiers qui signifient les jugements, des services de police interpellateurs ou des services de l’application des peines. Une réflexion sur le sens de la peine et sur la pénalisation de certains actes est par ailleurs nécessaire.
Ce texte contient néanmoins deux avancées. Il précise la définition et la portée des motifs d’interruption du délai de prescription et fixe les conditions de sa suspension, ces éléments étant de nature à assurer une plus grande sécurité juridique. Ensuite, l’imprescriptibilité de l’action publique pour certains crimes de guerre, connexes à un ou plusieurs crimes contre l’humanité, peut paraître justifiée au regard de l’unité de régime applicable à l’échelon international en la matière.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, nous soutiendrons la motion tendant au renvoi de la proposition de loi en commission, afin que nous puissions avoir le temps d’approfondir ces questions. Il s’agit pour nous d’apporter les meilleures réponses aux attentes de la population aujourd'hui et non pas de renvoyer le texte aux calendes grecques. Nous avons besoin pour cela de temps supplémentaire. Ce laps de temps sera pour nous l’occasion d’étudier de plus près ce qui pourrait être mis en place ou proposé à la réflexion sur la question spécifique des infractions en matière d’agressions sexuelles sur mineurs et adultes.
Pour le reste, la fuite en avant sécuritaire qui nous est proposé en guise de projet de société n’est évidemment pas acceptable pour nous. La proposition de loi va à l’encontre de la justice pénale humaniste et progressiste que les sénateurs communistes, républicains et citoyens défendent. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, j’ai été le seul à m’abstenir sur la motion tendant au renvoi à la commission, qui nous a été proposée en commission.
Toutefois, je défendrai ici la position qui est celle de mon groupe et de tous les groupes, du rapporteur et du président de la commission, parce que, si je pense que ce texte, en l’état, peut donner lieu ici-même à un débat utile, je considère que le choix de tous mes collègues de solliciter le renvoi à la commission doit être considéré comme un acte positif. Vous avez d’ailleurs bien voulu le considérer ainsi, monsieur le garde des sceaux.
Je dois dire d’emblée que j’ai considéré pour ma part que le rapport d’information des députés Alain Tourret et Georges Fenech, que vous avez suivi avec beaucoup d’attention, monsieur le garde des sceaux, alors que vous étiez président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, était un travail extrêmement positif, sérieux et approfondi, sur un sujet difficile.
Nul ne méconnaîtra la nécessité de revoir la question de la prescription. Il existe d'ailleurs, à mon sens, une continuité entre les travaux du Sénat et ceux de l’Assemblée nationale.
On me permettra de citer, pour justifier l’intérêt qui doit être porté à la question de la prescription, le rapport de nos éminents collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Young : « Les délais de prescription de l’action publique apparaissent aujourd’hui excessivement courts. L’allongement des délais de prescription décidé par le législateur pour certaines catégories d’infraction, les initiatives jurisprudentielles tendant à reporter le point de départ du délai de prescription dans certains cas, comme la multiplication des motifs d’interruption et de suspension de la prescription, sont autant de témoignages de l’inadaptation des délais actuels de prescription aux attentes de la société. »
Notre collègue député Alain Tourret écrit fort justement dans son rapport :
« Au départ, l’ordonnancement des délais de prescription était adossé à la classification tripartite des infractions – contraventions, délits et crimes. Aussi les délais de prescription de l’action publique étaient-ils fixés par les articles 7 à 9 du code de procédure pénale, respectivement à un an, trois ans et dix ans, et les peines se prescrivaient-elles par trois, cinq et vingt années révolues, en application des articles 133-2 à 133-4 du code pénal.
« Ce bel ordonnancement a peu à peu éclaté avec la multiplication des régimes légaux de prescription abrégée ou allongée. Le législateur a, d’une part, instauré des délais de prescription de l’action publique écourtés, comme pour certaines infractions de presse, afin de préserver la liberté d’expression, ou certaines infractions prévues par le code électoral, pour éviter la remise en cause trop tardive d’un scrutin et ne pas bouleverser la composition d’un organe élu. Il a, d’autre part, prévu des délais de prescription allongés pour tenir compte de la vulnérabilité particulière des victimes et de la gravité ou du caractère particulièrement odieux de certaines infractions – infractions, notamment sexuelles, sur les mineurs ; actes terroristes ; trafic de stupéfiants, etc. – »
J’ai tenu à livrer ces deux citations pour montrer l’évidence de cette proposition de loi, dans le droit fil de celle qui a été adoptée sur l’initiative du Sénat.
Nous devons garder à l’esprit un certain nombre de considérations philosophiques. Le droit à l’oubli, d’abord. Il existe, disait-on, une grande loi de l’oubli qui a beaucoup inspiré les législateurs dès le moment où a été pensée la prescription.
Toutefois, dans le même temps – j’en discutais avec Michelle Meunier – l’oubli de certains actes et l’impunité de leurs auteurs ont un caractère insupportable. Il nous faut donc prendre en compte à la fois l’exigence humaniste de ne pas ressasser indéfiniment certaines choses et l’inspiration, non moins humaniste, de ceux qui nous disent que des crimes insupportables ne peuvent sombrer dans l’oubli.
Nous devons ensuite considérer une autre nécessité que celles dont je viens d’évoquer le caractère philosophique et moral : la question des preuves. Celle-ci se pose assurément sous un jour nouveau ; plusieurs d’entre vous, mes chers collègues, l’ont dit, ainsi que M. le garde des sceaux. En effet, les évolutions scientifiques relatives aux empreintes génétiques nous donnent évidemment la capacité de découvrir aujourd’hui des preuves longtemps après, ce qui n’était pas possible auparavant. Notre droit doit prendre en compte ces incontestables évolutions.
Je sais, mes chers collègues, que notre choix de renvoyer ce texte en commission suscitera quelques frustrations. Je sais combien Michèle Meunier est attachée à ce que, pour les crimes relevant de l’article 706-47 du code de procédure pénale ou de l’article L. 222-10 du code pénal, l’on examine la possibilité de passer de vingt ans à trente ans pour la prescription. Ce débat est incontestablement d’actualité.
De la même manière monsieur le garde des sceaux, le fait qu’il est question des crimes de guerre m’aurait donné l’opportunité – vous le voyez, je passe de l’indicatif au conditionnel ! (Sourires.) – de vous interroger sur la proposition de loi, votée à l’unanimité par le Sénat, tendant à modifier l’article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale.
Nous avons eu l’occasion d’en discuter, et nombre de juristes et d’associations se mobilisent sur ce sujet, comme vous avez pu le lire récemment dans la presse. Cette question est très importante, et j’espère vivement que, grâce au dialogue et à l’effort de tous, nous parviendrons à ce que ce texte adopté unanimement par le Sénat soit débattu à l’Assemblée nationale.
Je reviens à l’essentiel du sujet. Nous voterons le renvoi de ce texte en commission à la fin de la discussion générale, durant laquelle, je le fais observer à Mme la présidente avec beaucoup de cordialité, je l’ai exonérée d’environ cinq minutes de discours ! (Sourires.)
Mme Esther Benbassa. C’est si bien, mon cher collègue, que vous devriez poursuivre !
M. Jean-Pierre Sueur. Pour conclure, nous votons cette motion de renvoi à la commission dans un état d’esprit très positif, afin de faire œuvre utile à partir du travail, qui, incontestablement, ne l’était pas moins, de nos collègues députés. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, ce texte apparaît comme la consécration législative d’un sujet débattu depuis fort longtemps et qui a fait l’objet de nombreuses propositions.
La question de la prescription, loin de relever de la simple procédure, nous interroge à la fois sur notre rapport à la mémoire, sur la manière dont nous appréhendons certaines infractions et, au-delà, sur notre rôle de législateur.
Certes, nous avons le devoir de souscrire à l’imprescriptibilité de certains crimes, dont les crimes contre l’humanité, qui contribue à la construction de notre mémoire collective, si tant est que l’histoire prenne ensuite la relève, elle qui survivra à la disparition des témoins.
Nous ne saurions cependant perdre de vue le fait que les mémoires de souffrance contribuent à la formation et à la cristallisation d’identités fondées sur la « victimité ». Or être victime, ou exiger d’être reconnu comme telle, est aussi un moyen, pour certains groupes, de manifester leur existence, voire, pour certains individus, de trouver place dans une communauté reconstruite de souffrants ou d’ayants souffert. La revendication victimaire tourne ainsi, dans certains cas, à la posture morale.
Ce qui manque, quand une société comme la nôtre se noie dans une pléthore de mémoires, c’est l’empathie responsabilisante. À cet égard, l’allongement des délais de prescription comporte indéniablement un risque d’inflation des devoirs de mémoire, sous diverses formes, qui divisent la société entre accusateurs et criminels, gênent le fonctionnement de la démocratie et nous empêchent de nous projeter en avant.
Par ailleurs, en 2006, le professeur Jean Danet s’interrogeait très justement en relevant que « la prescription [devenait] alors une échelle de gravité des infractions concurrente de celles des peines. » La conviction qu’il ne devait pas en être ainsi a guidé le groupe écologiste, lorsque nous avons eu à nous prononcer sur certains textes, notamment celui de Mmes Dini et Jouanno, relatif aux infractions sexuelles.
La proposition de loi discutée aujourd’hui regroupe les délais de prescription de droit commun et les délais dérogatoires, disséminés dans différents articles du code de procédure pénale. Elle porte, en matière criminelle, de dix ans à vingt ans le délai de prescription de droit commun et de trois ans à six ans en matière délictuelle. Le délai de prescription des contraventions est maintenu à un an.
La nécessité de mettre à plat le droit de la prescription ne fait aucun doute à nos yeux. L’allongement des délais de prescription de droit commun en matière délictuelle et criminelle peut néanmoins poser bien des questions, délicates et cruciales.
Il peut ainsi envoyer des signes encourageants à une société valorisant toujours plus le discours victimaire, jusqu’à la création d’un secrétariat d’État aux victimes. Ce dernier, certes, est utile pour aider les victimes du 13 novembre dernier et leurs familles. Il n’est toutefois pas certain qu’il soit opportun de pérenniser son existence.
On peut assurément souhaiter un allongement raisonnable de certains délais de prescription, qui prenne en considération le temps nécessaire aux victimes pour recouvrer la mémoire du délit subi, comme dans les cas de viols et d’agressions sexuelles commis sur les mineurs.
Néanmoins, nul ne saurait oublier que la prescription est aussi une forme de protection des victimes. C’est ce que met en exergue le Syndicat de la magistrature, qui considère qu’allonger les délais de prescription et envisager l’ouverture de procédures très tardives, « c’est oublier, d’abord, que le procès qui se termine par un acquittement ou une relaxe au bénéfice du doute, en raison de l’absence ou de l’insuffisance des preuves, est d’une très grande violence pour la victime. Elle vit ces décisions comme une négation de sa parole et ce, alors qu’elle a supporté la réactivation de son traumatisme et, parfois, le mépris renouvelé de la personne mise en cause tout au long de l’enquête et du procès. »
Toutes ces questions sont passionnantes, pour les historiens comme pour les législateurs. Nous n’aurons toutefois probablement pas l’occasion d’en débattre, la motion de renvoi à la commission ayant toutes les chances d’être adoptée.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. Au contraire, nous aurons précisément l’occasion d’en parler !
Mme Esther Benbassa. Si nous approuvons cette motion, dont nous comprenons les motifs, nous espérons toutefois que cette proposition de loi, qui traite d’un vrai problème de société, ne rejoindra pas la trop longue liste des réformes jetées aux oubliettes.
Mme la présidente. La parole est à M. Antoine Lefèvre.
M. Antoine Lefèvre. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, dans les affaires de crimes ou de délits, l’action publique, si elle n’est pas intentée dans un certain délai, s’éteint par l’effet de la prescription extinctive. Le délinquant ne peut plus alors être poursuivi et l’infraction dont il s’est rendu coupable va rester impunie.
La durée de cette prescription, fixée par le code d’instruction criminelle de 1808, est de dix ans pour les crimes et trois ans pour les délits.
En mars 2010, j’ai été alerté par l’association Victimes en séries, ou ViES, dont le fondateur est l’un de mes anciens professeurs de droit, actuellement avocat au barreau de Reims. Il fut le défenseur des familles des disparus de Mourmelon, ainsi que des parents de deux des victimes du tueur en série Fourniret. Ce dernier pensait échapper à la justice en avouant, d’ailleurs assez facilement, les assassinats de deux jeunes filles, car, pour lui, ils étaient « prescrits depuis belle lurette », selon ses propres termes !
Comment alors parler de ce délai aux familles qui ont perdu un proche, alors que l’évolution des technologies permet de nouvelles investigations bien après ce laps de temps ?
La raison principale de la fixation de ces délais résidait dans le dépérissement des preuves. Au fur et à mesure que le temps s’écoule à compter de la commission de l’infraction, les preuves disparaissent ou perdent beaucoup de leur valeur. Plusieurs années après le crime ou le délit, il devient alors difficile d’en découvrir les traces et les indices ou de rechercher les témoins. Ceux que l’on retrouverait auront probablement oublié ou n’auront plus que des souvenirs vagues et imprécis des faits.
Dorénavant, le motif factuel de dépérissement des preuves n’est plus valable, au vu du développement de la police scientifique et technique. Le développement des méthodes d’analyse, faisant notamment appel à l’ADN, met en lumière l’inadéquation des délais de prescription de l’action publique fixés par notre code de procédure pénale et l’intérêt de la communauté à faire juger des personnes coupables de crimes ou de délits.
De nombreuses affaires criminelles récentes montrent que, plus de dix ans après les faits, des analyses sont désormais possibles et se révèlent déterminantes pour les procès. Or le temps ne saurait atténuer ni supprimer le danger que le délinquant représente pour la société.
Les délais de prescription de l’action publique apparaissent donc aujourd’hui excessivement courts et ne permettent plus à l’État de protéger efficacement la société contre les délinquants. Les initiatives jurisprudentielles ont tendu à reporter le point de départ du délai de prescription ou à multiplier les motifs d’interruption ou de suspension de celle-ci, afin de permettre de poursuivre un délinquant au-delà du délai fixé par la loi.
Le législateur lui-même, prenant acte de l’inadaptation des délais actuels de prescription aux attentes de la société, a allongé par touches successives les délais de prescription pour certaines catégories d’infraction. Il est maintenant nécessaire de reconsidérer la durée de prescription en matière criminelle, tout en gardant à l’esprit que ce délai est justifié par la crainte qu’une action exercée trop longtemps après la commission de l’infraction ne provoque une erreur judiciaire.
J’avais donc déposé, en 2010, une proposition de loi visant à allonger les délais de prescription de droit commun de l’action publique en matière criminelle et délictuelle, qui a été cosignée par plus d’une trentaine de nos collègues, dont vous-même, monsieur le rapporteur.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. C’est vrai !
M. Antoine Lefèvre. Déposée à nouveau en 2015, pour cause de caducité, elle a, de nouveau, recueilli autant de cosignataires, mais pas toujours les mêmes, les élections sénatoriales ayant eu lieu entretemps.
Affirmant que la prescription de l’action publique en matière pénale conservait toute sa justification dans notre droit, l’objet de ma proposition n’était pas d’étendre l’imprescriptibilité, pour trois raisons principales.
Premièrement, la remise en cause de la prescription supprimerait la spécificité reconnue aux crimes contre l’humanité, comme les précédents orateurs l’ont souligné.
Deuxièmement, la remise en cause de la prescription nuirait à la bonne administration judiciaire, l’absence de prescription ferait en effet peser une charge excessive sur les services de police, contraignant les enquêteurs à choisir entre des affaires anciennes non élucidées et des dossiers plus récents.
Troisièmement, les méthodes de la police scientifique ont certes progressé, notamment par le recours à l’ADN, justifiant un allongement des délais, mais doit-on pour autant faire de l’ADN une preuve irréfutable ?
Cependant, la prescription doit être adaptée à l’évolution de notre société. Cela répond à une attente de nos concitoyens, qui ne peuvent plus admettre que des crimes insupportables restent impunis du fait de l’acquisition de la prescription. La fixation des délais doit prendre en compte l’évolution de la police scientifique. Si comparaison n’est pas raison, l’ensemble de nos partenaires européens dispose toutefois de délais plus importants.
Enfin, ma proposition permettait de mettre un terme à certains régimes dérogatoires, restaurant ainsi une certaine cohérence dans ce droit.
Il nous faut, en parallèle, considérer l’incompréhensible législation de la prescription des infractions commises contre les mineurs. Un exemple de situation défiant toute logique : le proxénétisme aggravé commis contre un mineur se prescrit par trois ans à compter des faits, alors que les pénalités encourues sont de dix ans, quand le recours à la prostitution d’un mineur se prescrit par dix ans à compter de la majorité, alors que les pénalités encourues sont de trois ans. Un travail considérable et méticuleux nous attend !
Je poursuivrais mon propos sur l’aspect budgétaire, en ma qualité de rapporteur de la commission des finances du budget de la justice. Les crédits de la mission justice, hors dépenses de personnel, diminuent d’année en année – de 48 millions d’euros en 2016. C’est principalement le plan de lutte antiterroriste qui permet au ministère de la justice de sauvegarder globalement ses moyens cette année.
Or il est aujourd’hui indispensable d’améliorer le fonctionnement de l’autorité judiciaire, en réduisant en particulier les délais de traitement dans les juridictions. Il faut donc donner aux juridictions judiciaires les moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs missions.
Les comparaisons européennes ne placent la France qu’au trente-septième rang sur quarante-cinq pays, au regard du critère du budget consacré à la justice rapporté au niveau du PIB par habitant, ce qui signifie que le budget alloué à la justice est comparativement moins élevé en France que dans les autres pays européens.
Pour information, l’Allemagne consacre 114 euros par habitant à la justice, contre 61 euros en France, selon une étude de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, la CEPEJ. Pour que la justice française dispose de moyens équivalant à ceux de la justice allemande, il faudrait pratiquement doubler son budget.
D’ailleurs, monsieur le garde des sceaux, depuis votre prise de fonction, vous avez fait de grandes déclarations sur la faiblesse des moyens de votre ministère, même si, pour nous, cette situation n’est pas nouvelle. Le Parlement dénonce en effet chaque année les moyens insuffisants dont dispose la justice. Comme notre collègue Jacques Mézard, je salue votre engagement en faveur des moyens de votre ministère.
Je me réjouissais, certes, de voir arriver cette proposition de loi votée à l’Assemblée nationale, puisqu’elle rejoint certaines de mes préoccupations.
Cependant, force est de constater que, d’une part les délais d’instruction de cette proposition de loi par la commission des lois sont beaucoup trop courts au regard de l’enjeu et son inscription à notre ordre du jour a été particulièrement précipitée, et que, d’autre part, aucune étude d’impact – nos collègues l’ont rappelé – n’a pu être présentée, alors même que notre justice souffre d’un déficit récurrent de moyens et que l’allongement des délais de prescription entraînera de facto des coûts supplémentaires dans le temps.
Enfin, ni notre rapporteur ni l’ensemble des sénateurs n’ont pu pleinement prendre connaissance de l’étude de législation comparée sur les actes interruptifs de la prescription chez nos voisins européens. Même si cette dernière semble dans l’ensemble être nettement plus longue, cette étude de droit comparée apparaît utile à notre réflexion.
Le législateur pourrait, certes, faire preuve de volontarisme et allonger les délais de droit commun de prescription de l’action publique, mais les conditions de cette importante réforme n’apparaissent en cet instant ni pleinement réunies ni satisfaisantes pour légiférer correctement. Vous comprendrez donc que je m’associe aux conclusions que notre rapporteur nous a soumises aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC. – M. Jacques Mézard applaudit également.)