Mme la présidente. La parole est à M. Michel Masset. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI.)
M. Michel Masset. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je n’étais pas encore sénateur lors de la publication du rapport de la commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil sur l’action publique, dont Mme Éliane Assassi était rapporteure.
J’ai revu la vidéo de l’un des temps forts des travaux de cette commission, lorsque l’un des dirigeants de McKinsey France était interrogé au sujet d’un contrat de près de 500 000 euros pour évaluer « les évolutions du métier d’enseignant » et « accompagner » la direction interministérielle de la transformation publique dans ses réflexions sur le métier d’enseignant… Il y a de quoi laisser perplexe !
La présente proposition de loi vise à traduire la volonté d’apporter une régulation à certains errements et, ainsi, à encadrer l’intervention des cabinets de conseil privés dans les décisions publiques. Il paraît en effet nécessaire de réglementer ce domaine, dans l’optique d’une meilleure transparence et d’une protection renforcée des données de l’administration.
Voilà bientôt deux années que nous examinons ce texte. Il est temps d’atterrir !
Sur le fond, la position du groupe du RDSE n’a pas changé : nous sommes profondément attachés à l’idée d’un État fort, garant de l’intérêt général et, par conséquent, à l’affirmation de sa souveraineté face aux cabinets privés comme à la bonne utilisation des deniers publics.
Cette proposition de loi est donc toujours la bienvenue. Nous nous réjouissons que notre commission ait rétabli, sur l’initiative de Mme la rapporteure, plusieurs apports sur lesquels l’Assemblée nationale était revenue. Je pense en particulier à l’encadrement des allers-retours entre l’administration et les cabinets de conseil ou au renforcement des missions de la HATVP.
Pour autant, le Sénat ne se montre pas dogmatique, puisque nous devrions maintenir la fixation d’un seuil de 60 millions d’euros de dépenses annuelles de fonctionnement pour déterminer les établissements publics nationaux entrant dans le périmètre du texte.
Je crois également que nous pouvons nous féliciter du compromis trouvé sur la rédaction des articles 17 et 18, qui visent à protéger davantage les données de l’administration. Assurément, c’est un sujet qu’il ne faut pas négliger : les données personnelles d’une personne publique, tout comme celles d’une personne privée, ne doivent pas transiter à son insu.
Reste tout de même la question des collectivités territoriales. Si les arguments soutenant leur exclusion du champ de la loi peuvent s’entendre, notamment pour ce qui concerne les charges nouvelles créées pour ces dernières, ils n’effaceront pas les potentielles critiques. En l’état des discussions, l’exclusion des collectivités territoriales du champ de l’article 1er bis nous paraît la bonne solution pour avancer rapidement sur ce dossier. En effet, selon les conclusions mêmes de la mission flash de nos collègues députés, en l’absence d’études plus approfondies, « l’extension immédiate et systématique de l’ensemble des dispositions de la proposition de loi ne paraît pas opportune ». Cette extension « risquerait de créer une charge administrative trop importante et doit être écartée ».
Mes chers collègues, nous voterons donc naturellement pour cette proposition de loi, à l’unanimité de notre groupe, avec le vif espoir que la navette parlementaire lui permette d’aller à son terme. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI. – M. Guy Benarroche applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Duranton. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme Nicole Duranton. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd’hui pour débattre en deuxième lecture d’un texte essentiel au renforcement de la transparence et de la probité dans notre administration et nos institutions.
Ayant été membre de la commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques, je tiens à rappeler l’importance et la qualité du travail qui a été conduit sous la présidence de notre collègue Arnaud Bazin et de la rapporteure Éliane Assassi.
Notre conclusion fut unanime : la nécessité impérieuse de réguler l’intervention des cabinets de conseil dans nos politiques publiques est plus que jamais d’actualité. Il y va de l’intégrité de ces politiques.
Fruit de notre travail collectif, la présente proposition de loi a fait l’objet de débats nourris lors de son examen en première lecture dans cette assemblée. J’en retiens une volonté partagée de parvenir à un encadrement strict et efficace de l’intervention des cabinets de conseil.
Je souhaite souligner le travail de nos collègues députés et l’engagement du Gouvernement.
Des divergences subsistent concernant des points tels que le champ d’application de la loi à l’article 1er ou encore les sanctions à prévoir.
Nous avons cependant pu trouver des compromis, notamment au sujet de l’impératif de transparence du recours aux cabinets de conseil privés. Il est fondamental que leurs consultants ne prennent pas part aux décisions administratives. Dans la même optique, il est essentiel qu’ils ne soient pas confondus avec des fonctionnaires ou des contractuels de l’administration. Il y va de l’intégrité des services et des opérateurs de l’État.
Notre engagement en faveur d’une plus grande transparence est aussi une priorité du Gouvernement, qui agit depuis plusieurs années pour mieux encadrer le recours par l’État aux cabinets de conseil privés.
La dernière grande avancée en date est la création de l’Agence de conseil interne de l’État, qui a vu le jour en mars 2024. À la fin de l’année, les 75 spécialistes de cette agence contribueront à atteindre notre objectif de réduction et d’encadrement du recours aux prestations de conseil externes. Je tiens ici à saluer le travail des agents de la direction interministérielle de la transformation publique, véritable moteur en la matière.
L’adoption de cette proposition de loi ne signifiera pas la fin du recours aux prestations de conseil : elle sera simplement l’assurance que celles-ci seront utilisées de manière rationnelle, transparente et conforme à l’intérêt général. Nos administrations emploient des fonctionnaires et des contractuels compétents. Valoriser nos talents en interne est primordial.
Il est toutefois crucial de souligner que les prestations de conseil, bien que plus fréquentes depuis 2007, sont une composante historique du fonctionnement de l’État. Elles sont utiles lorsqu’un projet se construit dans la technicité et dans l’urgence.
Mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est le fruit d’un travail collectif et dépasse les clivages politiques habituels. Elle cherche à atteindre le nécessaire équilibre entre nos besoins administratifs et les impératifs de transparence et d’intégrité que nous souhaitons voir respecter.
Je renouvelle aujourd’hui le souhait que j’ai formulé en octobre 2022, lors de la première lecture de ce texte : celui que le processus législatif nous permette de trouver un compromis et d’aboutir à un texte équilibré et efficace.
J’insiste sur la nécessité de maintenir l’équilibre qui confère à ce texte sa richesse et son efficacité. Je tiens, à cet égard, à saluer le travail fourni par notre collègue Cécile Cukierman, rapporteure de la commission des lois.
L’encadrement renforcé du recours aux cabinets de conseil privés permettra à notre administration de rester intègre, efficace et digne de la confiance de nos concitoyens.
Ce texte est indispensable. Ses dispositions, très attendues, s’inscrivent dans la lignée des recommandations de la commission d’enquête sénatoriale qui s’est penchée sur ce sujet.
C’est pour cette raison que le groupe RDPI votera en faveur de cette proposition de loi. (Mme la rapporteure applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Audrey Linkenheld.
Mme Audrey Linkenheld. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, « un phénomène tentaculaire » : voilà comment, après une polémique dont chacun se souvient, la commission d’enquête sénatoriale sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés avait fini par qualifier l’intervention de ces cabinets dans le circuit de conception et de validation de nos politiques publiques.
Sur la seule année 2021, le recours aux cabinets de conseil par les ministères et certains opérateurs de l’État a pesé pour plus de 1 milliard d’euros de dépenses publiques, alors même que – la commission d’enquête l’a constaté – certaines missions, pourtant facturées à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros, ne débouchaient, en réalité, sur rien.
C’est l’opacité régissant les relations entre les cabinets de conseil et les administrations qui rend ces dérives possibles.
C’est pour cette raison que le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain s’est impliqué, en 2021 et 2022, dans les travaux de la commission d’enquête sénatoriale, par l’intermédiaire de mes collègues Mickaël Vallet, Patrice Joly et Franck Montaugé.
C’est pourquoi notre groupe a également soutenu dès le début la proposition de loi issue en 2022 des travaux de contrôle de la commission d’enquête. Nous l’avons votée en première lecture, comme d’ailleurs l’ensemble du Sénat, parce que nous sommes convaincus qu’elle permettra de lutter efficacement contre le manque de transparence dans les relations entre les administrations et les cabinets de conseil, contre le foisonnement incontrôlé de leur recours, contre la dépossession de l’État et contre les risques déontologiques.
Aussi, c’est avec satisfaction et même soulagement que le groupe socialiste accueille le retour de ce texte au Sénat, en seconde lecture. Soulagement, parce que notre crainte de voir ce texte enterré était réelle face à l’obstination du Gouvernement à vouloir complexifier son cheminement parlementaire et à empêcher son aboutissement.
Alors qu’était soulignée dans les conclusions de la commission d’enquête, en 2022, une réelle urgence à légiférer sur le sujet, le recours par le Gouvernement à une procédure accélérée semblait totalement justifié. Pourtant, malgré les engagements pris, cette proposition de loi transpartisane, adoptée, je le répète, à l’unanimité par le Sénat en octobre 2022, n’a été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale que bien plus tard.
C’est finalement en février 2024 que le texte a été discuté par l’Assemblée nationale. Et là – il faut bien le dire –, tant en commission qu’en séance publique, c’est plus à un affaiblissement qu’à une amélioration qu’ont procédé conjointement la majorité de l’Assemblée nationale et l’exécutif : les établissements publics industriels et commerciaux sont exclus du champ d’application de la proposition de loi, tout comme la grande majorité des établissements de santé ; le régime de sanctions administratives initialement prévu par le Sénat est supprimé, tandis que les pouvoirs d’enquête et de sanction de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique sont amoindris. À cet égard, nous défendrons quelques amendements, dont l’un vise à assortir d’un pouvoir de sanction le nouveau pouvoir de contrôle accordé à la Cnil sur l’utilisation des données non personnelles associées aux livrables des cabinets de conseil privés.
Le principal changement apporté par la chambre basse au texte issu de la chambre haute est l’ajout des collectivités de grande taille dans le périmètre d’application de la proposition de loi. Cet ajout ne dupe personne ! Pris la main dans le sac il y a quelques années du fait de son recours excessif, voire abusif, et opaque aux cabinets de conseil privés, le Gouvernement veut faire diversion en jetant le doute sur les collectivités territoriales, avec un amendement sorti du chapeau lors de la séance publique à l’Assemblée nationale. N’ayant fait l’objet ni d’une étude de faisabilité et d’impact ni d’une concertation avec les associations d’élus, cette intégration des collectivités territoriales ne sert qu’à perturber la suite du processus législatif et à fragiliser le compromis entre les deux chambres.
Notre groupe ne laissera pas faire cela et il a soutenu la suppression en commission des lois, sur l’initiative de la rapporteure, de cette disposition. L’essentiel du texte doit concerner les administrations et les opérateurs nationaux. La question des collectivités locales ne saurait être posée que différemment, parce que leurs missions sont distinctes et que les contrôles auxquels elles sont soumises pour leurs comptes et pratiques sont déjà bien établis. En tout état de cause, comme elles n’ont pas été associées, elles ne peuvent pas être incluses. Le Sénat en est convaincu, et nous espérons que les députés se rallieront in fine à cette position puisqu’ils ont eux-mêmes estimé, dans la mission flash menée par l’Assemblée nationale en juillet 2023, qu’« une étude plus approfondie sur le sujet gagnerait à être menée ».
Le texte que nous examinons aujourd’hui a, en tout cas, pu retrouver toute son ambition grâce au travail de qualité effectué en commission des lois par la rapporteure Cécile Cukierman : la quasi-totalité des régressions actées par l’Assemblée nationale sont corrigées et les ajouts pertinents sont conservés. Nous en sommes satisfaits, car nous sommes favorables à l’installation d’une relation de transparence entre les administrations et les cabinets de conseil, mais surtout parce que nous souhaitons que soient mieux valorisées les ressources humaines internes de nos administrations. Non seulement leurs fonctionnaires ont des compétences souvent équivalentes à celles des consultants privés, mais ils ont aussi ce petit « plus » : le sens du service public et l’attachement à l’intérêt général !
C’est la raison pour laquelle je m’étais déjà réjouie avec mon groupe, lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2024, de l’internalisation de certaines prestations, notamment au travers du recrutement de huit équivalents temps plein à la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (Diese).
Nous saluons ces efforts ainsi que ceux qui visent à établir plus de transparence, consentis par les administrations depuis la commission d’enquête. Pourtant, les manœuvres dilatoires du Gouvernement à l’Assemblée nationale tendent à prouver qu’il reste nécessaire d’encadrer ces pratiques dans la loi. Ce sera un pas vers la restauration de la confiance de nos concitoyens dans l’action publique et dans la capacité de l’État à concevoir ses politiques publiques sans interférence inutile, sans ingérence, des intérêts privés et toujours dans l’intérêt général.
Le groupe socialiste votera donc pour la proposition de loi telle qu’elle a été rétablie et améliorée par la commission des lois, et par certains amendements que nous examinerons en séance. (Mme la rapporteure applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Arnaud Bazin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Arnaud Bazin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission d’enquête que j’ai eu l’honneur de présider, et dont notre collègue Éliane Assassi étant rapporteure, a déposé en mars 2022 un rapport, adopté à l’unanimité de ses membres, lequel a mis en évidence un phénomène que nous avons qualifié de « tentaculaire », dans un contexte d’opacité et de risques déontologiques majeurs.
Ce rapport a eu un grand retentissement médiatique et public, avec un record de consultation des réseaux sociaux du Sénat et du site internet lors des auditions publiques. Il a fait l’objet de 3,5 millions de publications et partages dans les jours suivant sa parution.
« Phénomène tentaculaire », disais-je, car celui-ci a représenté au moins 1 milliard d’euros en 2021, ces dépenses ayant plus que doublé depuis 2017. La commission d’enquête a d’ailleurs dû compiler elle-même ces dépenses pour les estimer a minima, puisqu’il est très tôt apparu qu’aucun document budgétaire n’en faisait de synthèse.
« Phénomène tentaculaire » aussi parce que les cabinets de conseil sont intervenus sur des sujets majeurs : gestion de la crise sanitaire, assurance chômage, aides personnelles au logement (APL), stratégie nationale de santé (SNS), aide juridictionnelle, etc. Solliciter un cabinet de conseil est devenu une habitude…
Pourtant, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous. On comprend pourquoi les cabinets souhaitent rester discrets, ou behind the scene comme disent les représentants de McKinsey, et pourquoi les documents produits ne sont le plus souvent pas estampillés… Il a ainsi été relevé qu’un rapport sur l’avenir du métier d’enseignant, facturé 496 800 euros, n’a eu aucune suite de l’aveu même du ministère, ou qu’une prestation pour une convention des managers de l’État a été facturée 558 900 euros pour un évènement qui n’a jamais eu lieu. (M. Bruno Sido s’exclame.)
Mme Nathalie Goulet. Eh oui…
M. Arnaud Bazin. Nous avons également mis en évidence des risques déontologiques majeurs.
Il s’agit, tout d’abord, du risque de conflit d’intérêts : un cabinet peut travailler pour une politique vaccinale de l’État tout en étant prestataire régulier d’une société productrice de vaccins, sans qu’il en soit fait mention. La pratique de la prestation pro bono, gratuite mais potentiellement suivie de commandes ultérieures, le pantouflage – allers-retours entre les administrations d’État et les cabinets de conseils privés – ainsi que le risque de réutilisation de données sont d’autres sujets déontologiques qui méritaient d’être traités.
Il est à noter que deux autres rapports confortent, s’il en était besoin, le diagnostic posé par la commission d’enquête du Sénat : l’un de l’inspection générale des finances (IGF), l’autre de la Cour des comptes. Ceux-ci reprennent très largement nos conclusions et confortent ainsi nos propositions.
Les membres de la commission d’enquête ont donc déposé une proposition de loi, qui vient maintenant en deuxième lecture et comprend dix-neuf articles, pour mettre en œuvre les dix-neuf propositions du rapport, afin d’en finir avec l’opacité des prestations de conseil, de mieux encadrer le recours aux consultants et de renforcer les exigences déontologiques. Ce texte a été adopté à l’unanimité par notre assemblée le 10 octobre 2022. Toutefois, il aura fallu attendre quinze mois pour qu’il soit inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Il me faut à cet égard remercier M. le président du Sénat et la conférence des présidents, qui nous permettent, peu après le retour du texte de l’Assemblée nationale, d’en débattre cet après-midi, illustrant la mobilisation vigoureuse du Sénat sur ce sujet.
Force est de constater que le Gouvernement souhaite mettre la poussière sous le tapis par tous les moyens. Je citerai, pour illustrer cette volonté dilatoire : la circulaire du Premier ministre, publiée le jour même de l’audition de Mme de Montchalin par la commission d’enquête ; la conférence de presse lunaire de cette dernière avec Olivier Dussopt le 30 mars 2022, en pleine campagne présidentielle ; le refus d’inscrire la proposition de loi à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, alors que vous vous étiez engagé ici même, monsieur le ministre, « à faire cheminer le texte », selon vos propres mots ; la publication d’un jaune budgétaire encore très éloigné de ce que réclame la transparence ; la création récente de l’Agence de conseil interne de l’État, qui n’est qu’une nouvelle dénomination de la DITP et une opération de communication, un contre-feu supplémentaire ; enfin, la tentative d’extension de la proposition de loi aux collectivités territoriales, alors que nous ne disposons d’aucune donnée fiable sur le sujet – nous y reviendrons au cours du débat.
Enfin, au bout de quinze mois, le texte a été examiné par l’Assemblée nationale, après une énième manœuvre dilatoire : une mission d’information sur le périmètre de la proposition de loi – c’est inédit dans les procédures du Parlement –, dont la conclusion vise à demander un nouveau rapport sur les cabinets de conseil dans les collectivités.
Pourtant, la commission d’enquête et le Sénat ont toujours affirmé que le recours par l’État aux prestations de conseil était parfaitement légitime quand il était nécessaire. Les exigences que nous portons sont simplement la transparence de ce recours et le contrôle des conditions, notamment déontologiques, dans lesquelles il intervient.
Si la version issue de la commission des lois de l’Assemblée nationale me semblait fidèle à l’esprit de notre texte et s’inscrivait, en responsabilité, dans les enjeux que nous avions mis en évidence, le texte qui nous est soumis, issu de la séance publique de ladite assemblée, a dénaturé notre proposition de loi en réduisant ses ambitions.
Je citerai quelques exemples : exclusion d’établissements publics d’importance – Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), Agence française de développement (AFD), Union des groupements d’achats publics (Ugap), etc. ; renvoi de la définition des prestations à un décret, à la main du Gouvernement ; réduction draconienne des obligations de publicité, donc de la nécessaire transparence ; réduction des pouvoirs de contrôle et de sanction de la HATVP ; suppression d’un meilleur contrôle des pantouflages ; non-application de la loi aux contrats en cours, ce qui introduit un délai de quatre ans avant le début d’une mise en œuvre de la transparence. C’est pourquoi je remercie Mme la rapporteure, ainsi que les commissaires aux lois, qui ont fermement maintenu l’ambition du texte initial du Sénat en revenant sur les reculs les plus graves du texte opérés en séance publique à l’Assemblée nationale.
Fidèle à l’ambition de transparence et de déontologie, j’ai toutefois déposé quelques amendements. Je me permets ainsi d’appeler votre attention, mes chers collègues, sur la nécessité de supprimer le décret devant préciser le périmètre des prestations concernées. Si cette version était adoptée, même avec l’obligation d’un décret en Conseil d’État, comme l’a prévu la commission, nous courrions à l’évidence un risque de dénaturation, voire de déstabilisation, de la présente proposition de loi.
Il se trouve que, dans un registre très voisin, nous avons eu à connaître d’un fâcheux exemple : le décret n° 2017-867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts, a renié l’esprit de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, qui concernait l’inscription au registre des représentants d’intérêt de la HATVP, en diminuant considérablement sa portée, à telle enseigne que les membres du comité de déontologie parlementaire du Sénat, après audition de l’ensemble des parties prenantes, ont déposé à l’unanimité une proposition de loi pour revenir sur ce décret. J’espère que nous débattrons de ce texte dans les prochains mois.
Le risque consiste donc, si notre proposition de loi maintient ce décret, à en voir la portée considérablement diminuée, surtout dans le contexte que j’ai rappelé, très hostile de la part du Gouvernement.
Aujourd’hui, personne ne connaît la liste des prestations de conseil de l’État ou de ses opérateurs, et, si nous votions le texte issu de l’Assemblée nationale, nous ne serions pas près de la connaître.
Si la démarche qui répond aux exigences démocratiques de base – transparence, contrôle, déontologie, protection des données – ne parvenait pas à son terme, la question du rapport entre les gouvernements d’Emmanuel Macron et les cabinets de conseil privés serait posée de façon particulièrement aiguë.
Il nous faut donc revenir à l’ambition initiale de la proposition de loi, et la navette devra se poursuivre malgré les réserves du Gouvernement ; c’est une exigence démocratique, une demande de nos concitoyens, alors même que trois enquêtes pénales sont en cours sur ce sujet. (Applaudissements sur toutes les travées, à l’exception de celles des groupes RDPI et RDSE. – Mme la rapporteure applaudit également.)
M. Bruno Sido. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à M. Joshua Hochart.
M. Joshua Hochart. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes aujourd’hui confrontés à un phénomène d’une ampleur considérable qui menace la souveraineté même de notre État et la démocratie : l’emprise tentaculaire des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques de notre pays.
Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, les dépenses consacrées à ces cabinets ont plus que doublé, atteignant un milliard d’euros en 2021 ! Un milliard détourné des services publics au profit de sociétés privées qui influencent désormais la décision de l’État à tous les niveaux. L’omniprésence du cabinet McKinsey est d’ailleurs frappante : ses consultants ont même participé à la campagne présidentielle de 2017, dans l’opacité la plus totale.
Au-delà des symboles, des faits concrets illustrent les dérives de cette privatisation rampante de l’action publique. McKinsey s’est ainsi vu confier la gestion de la crise du covid-19 pour 12 millions d’euros, sans que les Français prennent connaissance de ses préconisations. Pis, ce même cabinet a été payé 4 millions d’euros pour suggérer de baisser les aides au logement, aggravant encore la précarité des plus fragiles !
Mes chers collègues, les risques sont multiples et les enjeux considérables. C’est ni plus ni moins que la souveraineté de notre État qui est en jeu face à cette privatisation de la décision publique, y compris sur des sujets stratégiques comme la défense, le projet de loi de finances ou la politique de santé. Sans compter le coût faramineux de ces prestations externes, qui est quatre fois plus élevé que celui de l’emploi de fonctionnaires en interne.
Un encadrement strict et des garde-fous solides sont donc indispensables pour éviter les pires dérives : conflits d’intérêts, opacité des contrats, gaspillage d’argent public… Le recours aux cabinets de conseil doit redevenir l’exception, en étant réservé à des situations véritablement exceptionnelles, et non la norme, comme c’est désormais le cas avec les gouvernements Macron.
C’est pourquoi nous voterons pour ce texte qui constitue une première étape, tout en jugeant ses dispositions encore trop timides au regard de l’urgence. Nous présenterons donc des amendements, dont certains ont été adoptés à l’Assemblée nationale, visant à renforcer significativement l’encadrement de ce recours aux cabinets de conseil, en intégrant notamment les régions et départements, lesquels prennent des décisions politiques majeures avec des budgets considérables, parfois comparables à ceux de certains ministères.
Nous souhaitons aussi faire toute la lumière sur les coûts astronomiques des prestations informatiques, externalisées à hauteur de 90 % à 95 %, sur le recours problématique et récurrent aux cabinets étrangers, ou encore sur ces contrats de maintenance applicative qui enferment l’administration dans une dépendance éternelle et coûteuse envers les consultants.
Nous ne devons pas oublier que notre pays dispose déjà d’un vivier de hauts fonctionnaires compétents, dévoués, formés pour servir l’intérêt général et élaborer des politiques publiques de qualité. Ces femmes et ces hommes, issus de nos grandes écoles et lauréats de concours prestigieux, ont acquis une expertise pointue dans leurs domaines respectifs.
Au lieu de nous reposer aveuglément sur des cabinets de conseil extérieurs, souvent étrangers à nos réalités nationales, nous devrions accorder une priorité renouvelée au travail de nos propres fonctionnaires. En leur faisant pleinement confiance et en leur donnant les moyens d’exercer leurs missions, nous préservons non seulement la souveraineté de notre État, mais aussi la pérennité de notre savoir-faire public.
Mes chers collègues, l’heure est grave. Nous ne pouvons laisser perdurer cette privatisation insidieuse et cette perte de souveraineté de notre État. En responsabilité, nous devons reprendre la main et réaffirmer la primauté de l’intérêt général sur les intérêts privés.
N’ayons pas peur d’aller au bout de la logique républicaine. Remettons l’État au cœur de la décision publique, au service des Français. Saisissons cette opportunité historique de redonner tout son sens à l’action publique !