M. le président. Nous en avons terminé avec les questions d’actualité au Gouvernement.

Notre prochaine séance de questions au Gouvernement aura lieu le mercredi 30 avril, à quinze heures.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures vingt, est reprise à seize heures trente-cinq, sous la présidence de M. Loïc Hervé.)

PRÉSIDENCE DE M. Loïc Hervé

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

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Dossier législatif : proposition de loi relative à la reconnaissance de la responsabilité de l'État et à l'indemnisation des victimes du chlordécone
Article 1er (début)

Responsabilité de l’État et indemnisation des victimes du chlordécone

Discussion et retrait d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, de la proposition de loi relative à la reconnaissance de la responsabilité de l’État et à l’indemnisation des victimes du chlordécone, présentée par M. Dominique Théophile (proposition n° 27, résultat des travaux de la commission n° 507, rapport n° 506).

Discussion générale

M. le président. La parole est à M. Dominique Théophile, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Dominique Théophile, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai l’honneur de vous demander de reconnaître la responsabilité de l’État dans les préjudices moraux et sanitaires subis par les populations de Guadeloupe et de Martinique, qui ont été exposées, pendant deux décennies, à un produit phytosanitaire toxique : le chlordécone.

Il est des scandales si profondément enracinés qu’ils traversent les décennies sans perdre leur capacité à susciter l’indignation.

En effet, de 1972 à 1992, l’État a autorisé la mise sur le marché de ce produit destiné à lutter contre le charançon de la banane, oubliant l’avertissement donné, dès 1968, par la Commission interministérielle d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture, qui l’avait refoulé à cause de sa persistance et de sa toxicité.

En 2019, la commission d’enquête sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat, emmenée par les députés Bénin et Letchimy, insistait déjà sur la « responsabilité de l’État dans une application accommodante de la législation ».

Aujourd’hui, le constat est sans appel : les Antilles occupent le premier rang mondial en termes d’incidence du cancer de la prostate. De surcroît, l’exposition au chlordécone multiplie par 2,5 le risque de récidive dudit cancer.

Cette pathologie n’est malheureusement pas la seule à affecter la population. Ainsi, une exposition chronique à la pollution rémanente par le chlordécone est susceptible non seulement de réduire la durée de la grossesse, mais également de provoquer un accouchement prématuré, ce qui peut entraîner de graves complications chez l’enfant, voire son décès.

L’exposition des parents à cette pollution rémanente est associée chez l’enfant à des troubles neurodéveloppementaux, au développement de leucémies et de tumeurs cérébrales, mais aussi à l’apparition d’une fente labio-palatine, appelée communément bec-de-lièvre, ou d’un hypospadias, une malformation sexuelle. Ces maladies et ces troubles du développement sont attestés et validés par la science.

Le cancer de la prostate lié à une surexposition au chlordécone a été inscrit, le 22 décembre 2021, au tableau des maladies professionnelles.

Une étude de cohorte, l’enquête Ti-Moun, menée depuis 2004, a permis d’observer que l’exposition chronique au chlordécone de la femme enceinte est associée de manière significative à une réduction de la durée de la grossesse. Ainsi, le risque de prématurité est accru pour les femmes présentant des concentrations de chlordécone dans le sang supérieures à 0,52 microgramme par litre.

En outre, des travaux sur le neurodéveloppement de l’enfant, publiés en 2022, démontrent qu’une exposition pré- et postnatale au chlordécone pourrait affecter le développement cognitif et le comportement de l’enfant.

Dans un arrêt récent, le 11 mars 2025, les juges de la cour administrative d’appel de Paris ont reconnu qu’en l’état actuel des connaissances scientifiques, des pathologies graves sont susceptibles de se développer à la suite d’une exposition chronique au chlordécone : cancer de la prostate et sa récidive chez l’homme ; prééclampsie chez la femme enceinte ; troubles du développement chez l’enfant à naître et cancers pédiatriques.

Dans cet arrêt, la cour administrative d’appel a condamné l’État à indemniser une dizaine de requérants, qui demandaient réparation du préjudice d’anxiété subi du fait de leur contamination au chlordécone.

Ma proposition de loi vise donc à permettre à l’ensemble de la population de Guadeloupe et de Martinique d’obtenir réparation du préjudice d’anxiété subi du fait de son exposition au chlordécone sans avoir à introduire de recours devant le juge administratif. Elle a également pour objet l’obtention, par les personnes déjà malades, d’une juste indemnisation.

Pour ce faire, je propose de définir des conditions d’indemnisation et de mettre en place une autorité administrative indépendante, qui serait chargée de vérifier que lesdites conditions sont remplies et d’accorder les indemnisations sollicitées.

C’est donc à regret que j’ai appris que la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable n’avait pas adopté ce texte, estimant qu’il n’était pas suffisamment équilibré.

Cet argument est difficile à entendre pour les personnes exposées au chlordécone depuis des dizaines d’années et qui le seront encore longtemps. Cela paraît d’autant plus injuste que le présent texte fixe précisément, selon le consensus scientifique international, les conditions de la réparation.

L’article 1er vise ainsi à reconnaître la responsabilité de l’État pour les préjudices causés par l’utilisation du chlordécone et subis par les populations antillaises et à fixer le principe d’une indemnisation de ces populations ainsi que l’obligation d’organiser une campagne de prévention à l’échelle nationale.

J’insiste sur la responsabilité de l’État : dans son arrêt du 11 mars dernier, la cour administrative d’appel de Paris a relevé que « l’État a commis des fautes de nature à engager sa responsabilité à l’égard des requérants qui invoquent leur exposition à la pollution rémanente par le chlordécone en Martinique et en Guadeloupe ».

L’article 1er – fondamental – de ma proposition de loi est donc étayé par la jurisprudence administrative en la matière : il s’agit d’inscrire dans la loi ce que le juge a pu dégager de manière prétorienne. Ainsi, les nuances que souhaitait y introduire la commission lors de ses travaux n’avaient d’autre objet que de vider le texte de sa substance, aboutissant à une proposition de loi moins ambitieuse que les décisions de justice.

L’article 2 tend à fixer les conditions dans lesquelles les populations peuvent obtenir l’indemnisation prévue à l’article 1er en imposant au demandeur la charge de la preuve pour le lieu et la durée de séjour, ainsi que les préjudices indemnisés au titre de la présente proposition de loi.

Par ailleurs, le même article 2 prévoit que la liste des pathologies résultant d’une exposition au chlordécone, reconnues comme telles par la communauté scientifique internationale, soit fixée par décret.

Il a également pour objet de limiter le délai de recours à l’indemnisation à six ans à compter de la promulgation du présent texte ou du développement d’une pathologie liée à l’exposition au chlordécone.

Il vise enfin à permettre aux personnes ayant résidé au moins cinq ans aux Antilles françaises entre 1972 et 1992, ainsi qu’à leurs enfants, de bénéficier d’une indemnisation de leur préjudice d’anxiété.

De tels critères correspondent au consensus scientifique international en la matière, rappelé par la cour administrative d’appel de Paris, contrairement à ce qu’a indiqué la commission lors de ses travaux.

L’article 3 tend à ce que l’indemnisation soit versée sous forme de capital et déduite d’éventuelles réparations déjà perçues par le demandeur. Cette disposition permet de répondre à la critique présentée par la commission, qui s’inquiétait du fait qu’un travailleur ayant déjà bénéficié d’une réparation au titre du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) puisse de nouveau y prétendre au titre de la présente proposition de loi.

À l’article 4, je propose la création d’une autorité administrative indépendante, le Comité d’indemnisation des victimes du chlordécone (Civic), chargée d’examiner les demandes d’indemnisation présentées par les populations de Guadeloupe et de Martinique.

Cet article a aussi pour objet de créer une présomption de causalité pour la victime demandant une indemnisation si les critères fixés par le législateur sont réunis.

Sur ce point, je souhaite insister sur la nécessité pour le Civic de demeurer une autorité administrative indépendante, afin de se prémunir de tout risque d’impartialité. Un tel statut a déjà été retenu pour les victimes des essais nucléaires français, avec le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). Il est donc parfaitement logique que le Comité d’indemnisation des victimes du chlordécone prenne cette même forme.

L’article 5 de la proposition de loi aligne le régime des indemnités perçues par les victimes de préjudices causés par l’exposition au chlordécone sur celui des indemnités perçues par les victimes de maladies ionisantes ou liées à l’amiante. Il est en effet essentiel que les indemnités versées par le Civic soient affranchies de l’impôt.

Enfin, l’article 6 donne au Civic les moyens de mener à bien sa mission de service public et prévoit la compensation budgétaire du coût de la campagne de prévention mise en œuvre à large échelle.

Tel est le texte que je soumets aujourd’hui à votre sagacité. Il a déjà reçu le soutien du Gouvernement, par la voix de notre ministre des outre-mer, Manuel Valls, en Martinique. En outre, la proposition a été cosignée par près de soixante-cinq sénateurs.

Mes chers collègues, refuser ce texte, ce serait prolonger la rémanence non plus du pesticide, mais de l’indifférence. Je souhaite que nous prenions nos responsabilités, ici et maintenant, pour réparer, pour reconnaître, pour reconstruire.

Je vous invite donc à voter cette proposition de loi en l’état, pour reconstruire la Guadeloupe et la Martinique et réconcilier les peuples guadeloupéen et martiniquais avec l’État. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, GEST, SER et CRCE-K.)

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Nadège Havet, rapporteure de la commission de laménagement du territoire et du développement durable. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans ses Mémoires despoir, le général de Gaulle exprimait, avec gravité et hauteur de vue, la mission fondamentale de l’État en ces termes, désormais inscrits dans notre mémoire collective : « aussi l’État, qui répond de la France, est-il en charge, à la fois, de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain ».

La présente proposition de loi s’inscrit pleinement dans cette exigence de responsabilité, qui n’est pas étrangère à la République française. Cette dernière a endossé, par le passé, jusqu’aux souvenirs les plus vifs et honteux.

Ce texte vise à répondre, avec responsabilité et dignité, à une situation douloureuse : celle des dommages subis par les populations des Antilles françaises à la suite de l’utilisation prolongée du chlordécone. Je tiens à saluer très sincèrement l’engagement de son auteur, notre collègue Dominique Théophile.

Voilà plusieurs années que le chlordécone est un sujet particulièrement cher au Parlement. Ainsi, depuis le début des années 2000, pas moins de cinq initiatives parlementaires, essentiellement issues de l’Assemblée nationale, et cinq rapports d’information ont enrichi le débat public sur ce sujet si sensible.

Les travaux de notre ancienne collègue Catherine Procaccia, menés au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), méritent un hommage particulier. Elle a ainsi présenté deux rapports d’information, particulièrement denses, en juin 2009 et en février 2023, sur les répercussions du chlordécone dans les Antilles françaises. Dans le plus récent d’entre eux, il était fait état des contaminations des sols, des milieux aquatiques et de la faune et de la flore de Guadeloupe et de Martinique.

Sur un sujet voisin, qui n’est pas sans présenter des similitudes avec les enjeux soulevés par le texte que nous examinons, notre collègue Nicole Bonnefoy avait souligné, à la faveur de la mission commune d’information sur les pesticides, présidée par Sophie Primas, les difficultés environnementales et sanitaires que posait l’utilisation de nombreux pesticides. Je salue la qualité de sa réflexion, ainsi que son engagement.

Sans aborder exclusivement le cas du chlordécone, notre collègue Bonnefoy mettait ainsi en avant, sans le nommer, un besoin de reconnaissance et d’indemnisation des victimes exposées à ces substances profondément néfastes à la santé humaine. C’est d’ailleurs sur son initiative que le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a été institué.

Ce fonds, créé par le législateur dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, apporte une réparation forfaitaire aux personnes exposées professionnellement aux pesticides et bénéficiant d’une reconnaissance de maladie professionnelle reconnue par l’assurance maladie. Il indemnise également les parents de victimes exposées in utero à des produits phytosanitaires ayant favorisé le développement de pathologies chez l’enfant.

Si j’évoquais précédemment la proximité de ce fonds avec notre sujet du jour, c’était non seulement pour dresser un parallèle indemnitaire et thématique, mais également pour souligner que ce fonds est un premier point d’entrée sur le long chemin de l’indemnisation des victimes du chlordécone. Ces dernières peuvent en effet le saisir, afin d’obtenir réparation du cancer de la prostate, reconnu depuis 2021 comme maladie d’origine professionnelle en raison d’une exposition aux pesticides.

Cette avancée, heureuse et récente, était d’autant plus nécessaire que cette pathologie est aujourd’hui la seule dont le lien causal avec l’exposition au chlordécone est scientifiquement établi, comblant ainsi un vide indemnitaire.

Lors de l’examen du texte en commission, dans le respect du gentlemens agreement, et selon la volonté compréhensible de l’auteur du texte, nous avons réservé le débat à la séance publique. La commission a décidé de ne pas l’adopter, sans en contester l’économie générale, ni même le bien-fondé. En effet, nous ne pouvons rester sourds aux demandes légitimes d’une population victime de cette contamination à grande échelle. Encore une fois, je veux saluer l’engagement remarquable de notre collègue Théophile.

Mes travaux préparatoires de rapporteure m’ont conduite à entendre quatorze personnes, pour un total de huit heures d’auditions, dans des temps particulièrement contraints. Partie d’une feuille blanche, mon cheminement est le résultat de l’avis d’experts, d’acteurs institutionnels et de témoignages de victimes. Sans toujours porter un regard concordant sur le contenu du texte, les personnes entendues m’ont néanmoins convaincue de la pertinence indiscutable d’un régime d’indemnisation.

Toutefois, cette initiative est perfectible. C’est bien naturel, car c’est l’essence même du travail parlementaire, tout au long de la navette, que d’enrichir et perfectionner les textes qui nous sont soumis.

Tout naturellement, la commission joue son rôle en déposant un amendement tendant à préciser la portée de la responsabilité de l’État et à la circonscrire aux dommages sanitaires. Cette précision sémantique pourrait paraître anecdotique, mais elle revêt, en droit de la responsabilité et de la réparation, une dimension fondamentale. Aux termes flous et éclectiques que sont les « préjudices moraux et sanitaires » est ainsi préférée une notion juridique sans équivoque, qui relève d’une triple condition : le caractère certain, déterminé et direct du dommage.

Nous avons également souhaité conférer au nouveau fonds un statut plus approprié que celui d’autorité administrative indépendante. Ce formalisme juridique se justifie en effet dans des situations de doute et de soupçon quant à la partialité supposée de l’autorité chargée de prendre des décisions. En l’espèce, mes auditions n’ont pas fait apparaître une telle défiance. C’est pourquoi j’ai déposé un amendement à l’article 4.

Notre ancien collègue Jacques Mézard, rapporteur de la commission d’enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l’organisation, de l’activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes, avait souligné l’existence d’une « mosaïque d’autorités administratives indépendantes ». Je propose donc de ne pas alourdir cet édifice déjà volumineux.

En outre, il convient de laisser le soin au pouvoir réglementaire de déterminer l’organisme le plus approprié pour réaliser cette indemnisation. Peut-être aurait-on pu miser sur l’existant en confiant cette mission, par exemple, au fonds d’indemnisation des victimes de pesticides…

Les personnes que j’ai entendues, notamment les chercheurs et scientifiques, ont toutes insisté sur la nécessité d’approfondir la recherche sur les liens entre exposition au chlordécone et développement de pathologies. Alors que la relation entre expertise, science et prise de décision est plus que jamais prégnante, nos espérances se tournent vers la recherche. Seule la science peut valablement ouvrir un chemin crédible de réparation.

L’article 2 du présent texte pose le principe d’une indemnisation large des victimes, sur la base d’une liste de pathologies établie après décret en Conseil d’État. Cependant, si personne ne conteste le principe d’une telle indemnisation, mes travaux ont fait apparaître un besoin de temps long, afin de ne pas comprimer l’irréductible temps de la science. Or, en l’état des connaissances scientifiques, je crains que le régime de réparation proposé dans le texte ne se limite à l’indemnisation du cancer de la prostate.

J’achèverai mon propos en insistant sur l’importance de bâtir un régime d’indemnisation crédible et proportionné. Ce jalon est essentiel au rétablissement du lien de confiance qui unit la métropole à ses territoires ultramarins des Antilles. (Applaudissements sur des travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Yannick Neuder, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargé de la santé et de laccès aux soins. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est d’un sujet difficile et complexe, qui emporte des enjeux historiques, juridiques, sanitaires, sociaux et environnementaux, dont nous débattons cette après-midi.

Ce sujet n’est pas nouveau. Il est le fruit d’une époque et de pratiques tardivement, mais heureusement, révolues. Cependant, il reste d’une actualité brûlante, puisque nos concitoyens de Martinique et de Guadeloupe vivent chaque jour avec les conséquences et les contraintes de la pollution environnementale liée à l’épandage du chlordécone.

Les sénateurs ultramarins présents ce soir les décriraient mieux que moi, mais je suis bien conscient des difficultés induites pour les cultures, pour la pêche, pour l’accès à l’eau potable, pour l’alimentation et, bien évidemment, des risques pour la santé individuelle et collective.

En outre, ce sujet charrie beaucoup de colère, beaucoup d’émotions, beaucoup de peurs et beaucoup de défiance. Ces sentiments sont légitimes, de même que les attentes des Martiniquais et des Guadeloupéens. Votre proposition de loi, monsieur le sénateur Théophile, soulève donc des enjeux tout à fait pertinents.

L’État doit y répondre en responsabilité, c’est-à-dire sans détour, en regardant le sujet en face, en le prenant dans sa globalité, tout en envisageant ses multiples facettes.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je voudrais commencer par saluer l’engagement du sénateur Dominique Théophile, comme celui de tous les parlementaires ultramarins, qui portent l’enjeu du chlordécone avec conviction depuis des années. Votre proposition de loi marque une nouvelle étape sur le chemin de la réparation des dommages liés à l’autorisation de cet insecticide toxique.

Cette nouvelle étape porte d’abord sur la reconnaissance de la responsabilité de l’État. Au regard des homologations et dérogations accordées à cet insecticide toxique, celle-ci est établie. Elle n’est plus à démontrer et a déjà été reconnue par des décisions de justice, ainsi que par le chef de l’État lui-même dans son discours de septembre 2018, à Morne-Rouge, en Martinique.

Votre proposition de loi a vocation à inscrire cette reconnaissance dans la loi, ce que j’accueille favorablement. En effet, cette responsabilité étant pleinement assumée, il n’y a pas de difficulté à la consacrer dans notre droit et je mesure l’importance symbolique non négligeable que cela revêt.

Je vous remercie de nouveau, monsieur le sénateur Théophile, pour l’échange téléphonique musclé que nous avons eu, qui a fait prendre pleinement conscience du dossier à l’élu de l’Isère que je suis, alors que mon département est à plus de 8 000 kilomètres de votre territoire.

Dans ce cadre, la formulation proposée par Mme la rapporteure Nadège Havet, dont je salue l’important travail sur ce texte, me semble être tout à fait juste, à la hauteur des enjeux et de nature à rassembler. En effet, cette rédaction permet de bien reconnaître une responsabilité des pouvoirs publics, à une époque d’aveuglement collectif ayant conduit à continuer d’autoriser et d’utiliser le chlordécone, alors que d’autres territoires avaient cessé bien plus tôt d’y avoir recours et que les risques étaient avérés.

Graver la responsabilité assumée et établie de l’État dans le désastre environnemental qu’a été l’utilisation prolongée du chlordécone est un préalable moral, intellectuel et symbolique essentiel. Cependant, le devoir de l’État et des responsables publics d’aujourd’hui est de continuer d’agir toujours mieux, pour réparer les préjudices liés à la contamination et pour protéger la santé des habitants, tout en informant ces derniers sur les risques qu’ils encourent.

Votre proposition de loi marque également une étape essentielle pour améliorer l’indemnisation des victimes sanitaires du chlordécone. Depuis 2020, le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a permis de dédommager les professionnels directement touchés.

L’article 2 du texte permettra de renforcer les possibilités d’indemnisation de toutes celles et de tous ceux qui subissent un dommage sanitaire. C’est, encore une fois, juste et légitime.

Pour être solide et efficace, ce nouveau régime d’indemnisation doit reposer sur des éléments probants, adossés à des considérations scientifiques, afin de prouver l’imputabilité du dommage à l’exposition continue au chlordécone.

Je salue l’important travail réalisé sur ce point par la rapporteure. La rédaction qu’elle propose permettra de mettre en œuvre concrètement ce nouveau dispositif, au bénéfice des victimes.

Un État qui prend ses responsabilités, c’est un État qui reconnaît, un État qui répare, mais c’est aussi, et j’y suis particulièrement attentif en tant que ministre de la santé, un État qui agit pour combattre la pollution au chlordécone et ses répercussions. Ainsi notre stratégie de lutte contre la pollution par le chlordécone, publiée en 2021, traduit-elle cette ambition en répondant à trois impératifs : informer, protéger et réparer par l’action.

Notre méthode repose sur la prise en compte des travaux scientifiques, sur la concertation, sur l’écoute, sur le dialogue et sur la collaboration avec tous les acteurs locaux, partenaires essentiels, mais aussi sur l’accompagnement des personnes concernées par cette pollution, car nous avons besoin de tout le monde pour sortir du risque chlordécone. Cela se traduit par des mesures très concrètes.

Premièrement, pour tous les habitants, l’État procède à des contrôles renforcés des aliments et de l’eau potable et prend en charge les surcoûts de traitement de celle-ci, là où c’est nécessaire. Il fait de même pour les analyses des sols et de sang, depuis 2021, et assure un accompagnement adapté pour comprendre et réduire l’exposition alimentaire.

Deuxièmement, pour les pêcheurs et pour les agriculteurs, des analyses des sols sont financées et des aides techniques et financières sont prodiguées – aux pêcheurs depuis 2022 et aux éleveurs de bovins depuis 2024.

Tout cela est soutenu par un budget inédit, fixé initialement à 92 millions d’euros et rehaussé à 130 millions d’euros, soit plus que la somme des trois plans précédents. En quatre ans, plus de 48 millions d’euros de fonds publics ont déjà été engagés, soit 22 millions de plus que les crédits consacrés au plan précédent, qui portait sur les années 2014 à 2020.

En tant que ministre de la santé, je compte m’appuyer sur cette mobilisation renforcée des moyens de l’État pour avancer sur deux points prioritaires.

Le premier concerne la recherche pour l’amélioration continue des connaissances scientifiques, notamment sur la santé des femmes, et la dépollution des sols. À terme, ce volet devrait mobiliser 40 % des crédits de la stratégie.

Le deuxième point porte sur le dépistage et la prévention. La présence de chlordécone dans le sang n’est pas systématiquement dangereuse et, surtout, elle est réversible par des actions portant, notamment, sur l’alimentation.

Encore faut-il pour cela connaître son taux de chlordécone et savoir quelle action mettre en place. Depuis que je suis ministre, j’accorde toujours une attention particulière à la situation sanitaire de nos outre-mer ; je serai attentif à ce que le dépistage du chlordécone devienne un réflexe en Guadeloupe et en Martinique afin d’accompagner plus vite et de manière toujours plus ciblée et personnalisée tous ceux qui en ont besoin.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, vous l’aurez compris, je respecte votre engagement et vous pouvez compter sur le mien pour réussir cette nouvelle étape dans l’histoire de la réparation des dommages liés au chlordécone. Il s’agit autant d’un sujet de santé publique et environnementale que d’une marque de considération pour les habitants de Martinique et de Guadeloupe. Je vous remercie et je reste à votre écoute. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Frédéric Buval. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Frédéric Buval. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce texte transpartisan, que notre très cher collègue Dominique Théophile nous propose d’examiner, s’inscrit dans le sens de l’Histoire, car il s’agit aujourd’hui de réparer une injustice faite à des millions de nos compatriotes depuis des décennies.

Comment ne pas entendre le cri de douleur de nos concitoyens de Martinique et de Guadeloupe, à 90 % intoxiqués dans leur chair et dans leur sang par ce pesticide rémanent, hautement toxique et cancérogène, qui empoisonne encore pour des centaines d’années les sols et les eaux des Antilles ? Comment ne pas entendre cette demande légitime de réparation d’un préjudice volontairement causé, dans l’un des derniers scandales d’État du XXe siècle ?

Entendons la déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République : « La pollution à la chlordécone est un scandale environnemental, dont souffrent la Martinique et la Guadeloupe depuis quarante ans. […] Au fond, pendant des années, pour ne pas dire des décennies, nous avons collectivement choisi de continuer à utiliser la chlordécone, là où d’autres territoires avaient cessé beaucoup plus tôt. »

Il s’agit donc bien d’un scandale d’État emportant des conséquences sanitaires, économiques, sociales et politiques qui ravagent encore le quotidien de nos compatriotes antillais.

Pour rappel, le chlordécone est un pesticide organochloré utilisé dans les Antilles pour lutter contre le charançon du bananier et qui fut autorisé par l’État à partir des années 1970, et ce jusqu’en 1993.

Pendant des décennies, les sols des Antilles ont été sciemment empoisonnés. Oui, sciemment, car la toxicité du chlordécone était connue des pouvoirs publics depuis 1968, soit quatre longues années avant l’autorisation officielle accordée par l’État en 1972.

Cette autorisation, délivrée à titre dérogatoire, a été reconduite plusieurs fois par les autorités administratives et sanitaires pendant plus de vingt ans, et ce malgré la grande grève agricole de 1974 en Martinique, pendant laquelle les ouvriers ont exprimé leurs inquiétudes concernant le chlordécone, malgré l’incident survenu dans une usine en Virginie et l’interdiction du chlordécone dès 1976 aux États-Unis, malgré les alertes répétées des scientifiques concernant le chlordécone, reconnu en 1979 comme perturbateur endocrinien probablement cancérogène.

Au scandale d’État s’ajoute désormais un scandale sanitaire, car il s’avère que la Martinique détient le triste record mondial du taux d’incidence du cancer de la prostate.

Par ailleurs, cet écocide affecte également l’activité économique et sociale dans le secteur agricole et de la pêche.

Dès lors, en l’absence de réponse politique, des associations de défense des droits de l’homme se sont tournées vers la justice nationale et internationale, jusqu’à présent en vain.

Cette proposition de loi s’inscrit dans la suite des travaux législatifs menés précédemment, mais elle permet aussi des avancées en matière de reconnaissance des maladies professionnelles liées à l’exposition au chlordécone. En effet, en raison de la complexité des procédures d’indemnisation, seuls 150 dossiers ont été reçus à ce jour, pour 12 700 travailleurs en bananeraie.

Aussi, dans la lignée des recommandations du dernier rapport sénatorial sur le chlordécone, notre groupe appelle également le Gouvernement à aller plus loin, en instaurant le dépistage systématique du cancer de la prostate dès 45 ans aux Antilles ; en accordant plus de moyens pour la recherche sur la dépollution des sols et sur le « zéro chlordécone » dans l’alimentation ; en communiquant plus avec les populations des Antilles et la diaspora de l’Hexagone sur la gratuité des tests sanguins ; enfin, en améliorant la formation des professionnels de santé par la création d’un institut spécifique dédié aux soins oncologiques, notamment pour les ouvrières agricoles, dont les cancers du sein ou de l’utérus ne sont toujours pas reconnus comme maladies professionnelles.

En somme, mes chers collègues, en prenant un peu de recul, les choses sont simples : à l’instar d’autres scandales tels que le sang contaminé ou les essais nucléaires dans le Pacifique, l’État a commis une faute qui doit être réparée. Or le code civil est clair : l’auteur d’un dommage à autrui est tenu de le réparer.

Ce principe simple et républicain ne peut être plus longtemps ignoré. Aimé Césaire nous a mis en garde : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. » Aussi, faisons preuve de courage politique, de justice et d’équité en votant ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, SER et GEST. – M. Robert Wienie Xowie applaudit également.)