Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
M. Jean-Michel Arnaud,
M. Bernard Buis.
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Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n'y a pas d'observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.
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Communication relative à des commissions mixtes paritaires
M. le président. J'informe le Sénat que les commissions mixtes paritaires chargées d'élaborer respectivement un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi renforçant la lutte contre les fraudes aux aides publiques et un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à aménager le code de la justice pénale des mineurs et certains dispositifs relatifs à la responsabilité parentale sont chacune parvenues à l'adoption d'un texte commun.
3
Souveraineté énergétique de la France
Déclaration du Gouvernement suivie d'un débat
M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, portant sur la souveraineté énergétique de la France.
La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, RDPI, INDEP et Les Républicains.)
M. François Bayrou, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, tout le monde le sent bien : la question de la souveraineté énergétique est celle-là même de notre indépendance.
Pour dire les choses crûment, aujourd'hui, nous sommes dans une situation de dépendance : 60 % de l'énergie que nous consommons en France provient de sources fossiles, des hydrocarbures que nous importons. Ainsi, 40 % est issue du pétrole, et 20 % du gaz.
Cela pose, bien évidemment, des problèmes très préoccupants pour notre pays.
Cela pose un problème géopolitique, tout d'abord, car cette dépendance et cette vulnérabilité stratégique vis-à-vis de pays producteurs de pétrole et de gaz sont particulièrement sensibles. Il suffit d'énoncer des États comme l'Arabie Saoudite, la Russie ou les États-Unis pour mesurer à quel point, ces dernières années, cette dépendance a été à l'origine d'une difficulté politique pour notre pays.
Cela pose un problème écologique, ensuite, car ces quelque 1 000 térawattheures – soit 1 000 milliards de kilowattheures – provoquent l'émission de 280 millions de tonnes de CO2. Cette situation est en contradiction avec les engagements que nous avons pris en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En effet, nous nous sommes fixé pour objectif d'atteindre la neutralité carbone en 2050, c'est-à-dire l'équilibre entre les émissions de CO2 et l'absorption de carbone par la nature et par les technologies de capture, lorsque ces dernières existeront.
Cela pose un problème financier, enfin. Voilà trois semaines, j'ai exposé devant nos compatriotes l'état de nos finances publiques, notamment la gravité de notre déficit commercial. Ce dernier s'élève aujourd'hui à 100 milliards d'euros par an. Sur ce montant, le poste consacré aux hydrocarbures en représente près de la moitié.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est vrai !
M. François Bayrou, Premier ministre. Cette situation nous place dans un état d'urgence énergétique. Il y a une bonne nouvelle, toutefois : il existe une stratégie pour sortir de cette impasse, parce que nous disposons d'une partie des ressources requises et que la France maîtrise une proportion importante des technologies nécessaires.
La question qui se pose maintenant est celle de l'équilibre de notre politique énergétique.
Différentes sources d'énergie existent. Lesquelles mobiliser ? Quelle combinaison trouver entre celles-ci ? Comment ce mix énergétique doit-il être composé et équilibré ? C'est là que commence notre débat. (Marques d'approbation sur des travées du groupe Les Républicains.)
Permettez-moi cependant, avant d'entrer dans le vif du sujet, de dire un mot sur la méthode adoptée par le Gouvernement dans l'élaboration de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).
La précédente programmation pluriannuelle de l'énergie date d'avril 2020. Nous arrivons au terme du délai de cinq ans que la loi fixe pour sa révision. Au-delà de la loi, ce sont les faits qui imposent de la réexaminer, car la perspective sous-tendant le texte de 2020 est absolument renversée par l'actuel état du monde et les nécessités nouvelles auxquelles nous devons faire face.
Comment continuer comme si de rien n'était et être crédibles, si nous sommes sous l'empire d'un texte datant de 2020 qui prévoyait de fermer quatorze réacteurs nucléaires, alors que, selon les analyses plus récentes qui ont suivi le discours du Président de la République à Belfort du mois de février 2022, il convient d'en créer quatorze nouveaux ? Mesurons-nous à quel point le monde a changé en cinq années ?
La commission d'enquête sénatoriale portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 a d'ailleurs très bien souligné la nécessité de la relance du nucléaire dans les conclusions qu'elle a rendues au mois de juillet dernier.
Nous devons assurer notre propre équilibre énergétique. Le travail en ce sens sera éclairé par l'avis des autorités prévues par la loi. Nous entendons y ajouter l'avis d'instances compétentes, par exemple celui de l'Académie des sciences. Cet équilibre doit également être défini avec les forces politiques, sociales et économiques de notre pays. Trois concertations ont eu lieu en 2023, en 2024 et au début de l'année 2025.
Maintenant, c'est la voix de la représentation nationale que le Gouvernement écoutera attentivement et dont il souhaite examiner les affirmations. C'est pourquoi, lundi 28 avril, un débat s'est tenu à l'Assemblée nationale, au cours duquel toutes les sensibilités se sont exprimées. Cet après-midi, c'est vous, mesdames, messieurs les sénateurs, que le Gouvernement entendra. Sachez que le Gouvernement s'engage à prendre en compte et à analyser chaque avis et chaque observation qui seront formulés.
C'est pourquoi j'ai également annoncé le lancement d'un groupe de travail parlementaire sur la programmation pluriannuelle de l'énergie, lequel mènera les auditions nécessaires et les études complémentaires. J'ai ainsi fait appel au sénateur Daniel Gremillet et au député Antoine Armand, qui ont fait preuve de leur engagement et de leur connaissance du dossier, ainsi que de leur attachement à la souveraineté énergétique de la France.
C'est pourquoi la publication du décret interviendra après l'examen par l'Assemblée nationale de la proposition de loi portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l'énergie du sénateur Gremillet.
Je veux saluer, depuis cette tribune, le travail mené au sein de la Haute Assemblée, lequel a permis d'aboutir à un texte qui prévoit une programmation ambitieuse, mais réaliste pour notre pays, avec pour horizon l'objectif de souveraineté et de neutralité carbone.
Dans le débat qui se tient cet après-midi, le Gouvernement n'a rien à imposer. Cette programmation pluriannuelle de l'énergie n'est pas écrite à l'avance. Toutes les analyses seront prises en compte avant sa rédaction finale. Tel était votre souhait, monsieur le président.
Ce que veut avant tout le Gouvernement, c'est un retour à la raison énergétique et budgétaire, démarche qui s'appuiera sur la science et les faits. Nous ne pouvons nous permettre de mauvais placements. Les choix d'investissement de la puissance publique doivent être réfléchis, s'inscrire dans une stratégie claire et durable et dépendre des critères essentiels exposés par le Président de la République lors de son discours de Belfort : nous devons disposer d'une énergie abondante, compétitive, décarbonée et souveraine, c'est-à-dire dont nous maîtriserons la production sur notre sol.
J'en reviens au fait initial : nous sommes, hélas ! dépendants des énergies fossiles. Pour sortir de cette dépendance, trois moyens se présentent à nous.
Tout d'abord, partout où c'est possible, nous devons encourager l'efficacité et la sobriété énergétiques. Le kilowattheure le plus sobre et le moins cher, c'est le kilowattheure économisé. Ainsi, la programmation pluriannuelle de l'énergie vise à une diminution de la consommation en énergie finale, laquelle pourrait atteindre 38 térawattheures par an sur la période 2024-2030. Comment atteindre une telle réduction, sinon d'abord grâce à une meilleure efficacité énergétique ?
Ensuite, le cheminement vers une énergie plus décarbonée passe par une large électrification des usages, qui concerne tant les foyers que les équipements de mobilité, sans oublier la réindustrialisation.
Enfin, il est des domaines que nous n'explorons pas ou pas assez. Je pense à la chaleur renouvelable issue de la biomasse, c'est-à-dire la transformation de matière organique en énergie. J'insiste également sur la géothermie, gisement inépuisable et potentiellement gratuit d'énergie, une fois les investissements amortis, qui permet de réaliser dans les logements équipés 80 % d'économies d'énergie pour le chauffage et 90 % pour la climatisation. Avec l'évolution du climat, il est plausible que nous ayons besoin des deux.
Le Gouvernement a donc la volonté d'accélérer le déploiement de ce mode de production non polluant. Je rappelle que, sur une demande que je lui ai adressée alors que j'avais la responsabilité du Haut-Commissariat au plan, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a estimé à 100 térawattheures annuels le potentiel d'économies de gaz accessible en quinze à vingt ans grâce à la géothermie de surface. Cela équivaut environ – j'ai conscience de l'immensité de ce chiffre –, si nous sommes volontairement optimistes, à 20 % de la production de nos centrales nucléaires.
C'est un trésor sur lequel nous sommes assis ou plutôt sur lequel nous sommes debout. Si j'ai moi-même proposé des études, lorsque j'étais à la tête du Haut-Commissariat au plan, nous n'avons pas été seuls dans ce combat. Ainsi, le sénateur Rémi Cardon a publié l'année dernière une note sur la réindustrialisation pour la Fondation Jean-Jaurès. Il y encourage le développement de cette énergie, qui permet de répondre « tout autant à l'enjeu de la territorialisation de notre industrie qu'à celui de la transition énergétique indispensable pour les années à venir » : « aucune autre vision territorialisée de la réindustrialisation ne saurait mieux s'incarner qu'à travers la géothermie ». Il va sans dire que je partage totalement cette vision.
Pour que cette chance puisse être saisie, des conditions doivent être remplies. Au mois de juin prochain, le Gouvernement formulera des propositions pour développer la filière française dans tous les domaines, à commencer par le forage, car nous avons depuis très longtemps perdu l'habitude de former des foreurs en nombre suffisant. La production et l'installation de pompes à chaleur sont aussi concernées.
Surtout, la clé de ce développement consiste à trouver les modèles de financement efficaces facilitant l'installation de pompes à chaleur dans les foyers français à des coûts moins prohibitifs. En effet, le modèle de prêt que nous préconiserons sera étalé dans le temps.
Toutes ces actions complémentaires permettront de réduire notre dépendance aux énergies fossiles.
Mesdames, messieurs les sénateurs, vous mesurez la logique de cette dynamique d'électrification de nos usages : la consommation d'électricité décarbonée prendra progressivement la place de l'utilisation du gaz ou du pétrole.
Certes, la consommation d'électricité a triplé de 1973 à 2010, mais elle ne représente aujourd'hui que 27 % de l'énergie finale consommée. L'Académie des sciences a très justement noté une stagnation, depuis 2010, de notre consommation d'électricité, autour de 450 térawattheures annuels.
L'électrification des usages est un objectif que le Gouvernement poursuit activement. Elle concerne notre industrie, nos transports et le bâtiment.
Dans le secteur industriel, des trajectoires sont ainsi engagées pour décarboner les cinquante sites les plus émetteurs de dioxyde de carbone, avec un soutien public fort via France 2030. Tout le monde l'a en tête : une électricité compétitive, reflétant les coûts du nucléaire existant, est bénéfique aux industriels. Toutefois, il est aussi dans l'intérêt d'EDF d'encourager cette demande d'électricité en base, particulièrement adaptée à son outil de production nucléaire. Nous estimons que tout notre pays bénéficiera de ce grand accord gagnant-gagnant, essentiel pour notre stratégie de réindustrialisation.
Dans le secteur des transports, le bonus et le leasing social, ainsi que les incitations financières à électrifier les flottes d'entreprise, doivent stimuler la demande de véhicules électriques fabriqués en Europe.
Dans le domaine du bâtiment, grâce à MaPrimeRénov' et aux certificats d'économies d'énergie (CEE), le Gouvernement encourage, partout où cela est techniquement possible, le passage aux pompes à chaleur, d'autant que ces dernières sont souvent fabriquées en France.
Si le développement de la production devait toutefois être plus rapide que la croissance de la demande française, l'exportation continuera de fournir un débouché à l'énergie produite. Nous ne cherchons pas à surproduire, mais la surproduction est un mal moindre que la sous-production, surtout pour un pays comme le nôtre, qui connaît une balance commerciale très déficitaire.
Chaque source d'électricité doit donc être jugée à l'aune des critères que j'ai mentionnés, en toute transparence et en toute objectivité : électricité souveraine, électricité abondante, électricité compétitive, électricité décarbonée. Si ces quatre conditions sont remplies, il faut investir ; dans le cas contraire, nous ne devons pas hésiter à remettre en cause nos choix.
À cet égard, je note une convergence entre les orientations du Gouvernement et celles qui sont développées dans la proposition de loi portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l'énergie de Daniel Gremillet, adoptée par le Sénat le 16 octobre dernier. (Marques d'approbation sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Fabien Gay s'exclame.)
L'une de nos convictions communes est que le socle de notre mix électrique doit être la production d'énergie nucléaire, grâce à laquelle la France est aujourd'hui une véritable puissance électrique et la première exportatrice d'électricité en Europe en 2023.
Décarbonée, souveraine, abondante, compétitive : l'énergie nucléaire remplit tous les critères annoncés.
Il s'agit d'une énergie décarbonée. C'est parce que nous disposons du nucléaire que notre système électrique actuel a l'un des taux d'émission de CO2 par kilowattheure d'électricité les plus bas au monde : 21,3 grammes, contre 350 pour nos voisins allemands, qui se sont privés de l'atout nucléaire.
Il s'agit d'une énergie souveraine. La France a développé, dans le domaine du nucléaire, une filière industrielle nationale complète, qui lui permet de maîtriser la conception et la construction de ses propres installations de production d'électricité, d'enrichissement d'uranium et de fabrication du combustible, en passant par le recyclage. Le nucléaire permet à la France d'être, dans ce secteur, indépendante, ce qui est une force considérable pour notre souveraineté énergétique.
Nous savons bien que nous n'avons plus de mines actives sur notre sol, mais nous disposons de stocks importants d'uranium, nous garantissant des années de disponibilité du combustible. Le conseil de politique nucléaire présidé à la mi-mars par le Président de la République a également validé une stratégie de développement des activités minières d'Orano.
Il s'agit, enfin, d'une énergie compétitive. Le coût complet de l'électricité nucléaire a ainsi été estimé par la Commission de régulation de l'énergie (CRE) à environ 60 euros par mégawattheure, ce qui est particulièrement avantageux par rapport aux autres moyens de production, et qui explique que notre électricité soit moins chère qu'ailleurs en Europe.
Au regard de ces caractéristiques, il est juste que nous investissions dans cette filière. Il est juste que le choix d'une véritable relance du nucléaire, déterminée et continue ait été fait.
Pour autant, nous ne pouvons nous reposer sur les investissements réalisés, si judicieusement, dans les années 1970, dans le cadre du plan Messmer. Ce dernier a permis de doter la France de réacteurs nucléaires en un temps record et d'assurer à notre pays son indépendance énergétique.
Nous devons prendre conscience du fait que, si nous ne faisons rien, un abîme dangereux risquerait de s'ouvrir sous nos pieds. En effet, l'essentiel de notre parc ayant été mis en service entre 1980 et 1995, ses capacités de production pourraient s'arrêter d'ici à 2040, si nous étions négligents. Le risque serait alors celui de ce que les observateurs appellent l'effet falaise : une chute brutale de la production d'électricité en quelques mois.
Afin de lisser cet effet falaise, nous devons tout mettre en œuvre pour prolonger, en toute sécurité, le fonctionnement de notre parc nucléaire. De nombreux experts évoquent une durée de soixante ans, voire davantage, en respectant toutes les exigences de sûreté, lesquelles, de surcroît, sont constamment renforcées.
Il nous faut aussi préparer l'avenir et investir dans le nouveau nucléaire français. Le Gouvernement soutient donc fermement le développement du programme EPR2 (Evolutionary Power Reactor 2), qui vise à construire six nouveaux réacteurs de forte puissance, pour une première mise en service d'ici à 2038. Certes, ces réacteurs seront plus coûteux que les réacteurs existants déjà amortis, mais ils devraient produire une électricité à un prix maximal de 100 euros le mégawattheure.
M. Fabien Gay. Vraiment, 100 euros ?
M. François Bayrou, Premier ministre. Ce programme est la priorité d'EDF pour les années à venir. Nous en connaissons bien l'enjeu : il s'agit de démontrer la maîtrise industrielle de l'entreprise, afin d'envisager la construction de nouveaux réacteurs. Il en est prévu quatorze au total d'ici à 2050, dont le coût unitaire devrait baisser grâce à l'effet de série.
Nous devons également envisager de repousser la frontière technologique du nucléaire, en encourageant le développement des projets français de petits réacteurs nucléaires et en progressant dans la fermeture du cycle nucléaire. Cela passe notamment par le développement d'installations de traitement-recyclage et de réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides, ainsi que l'a décidé le dernier conseil de politique nucléaire. Grâce à ce nouveau nucléaire, nous avons l'espoir d'annuler environ la moitié de l'effet falaise d'ici à 2050.
Le récent accident qui a touché l'ensemble de la péninsule ibérique a montré une chose, du moins si l'on écoute attentivement les experts les plus pertinents de notre système de distribution : il est dangereux de concentrer l'ensemble de la consommation sur une seule source d'énergie.
M. Guillaume Gontard. Exactement !
M. François Bayrou, Premier ministre. Notre meilleure garantie, c'est un équilibre qui comprend les énergies renouvelables, particulièrement celles qui sont immédiatement pilotables. En particulier, je rappelle les vertus de l'hydroélectricité, laquelle permet de mobiliser instantanément des puissances considérables et qui dispose de la capacité de stockage la plus significative.
Mme Cécile Cukierman. Oui. C'est pourquoi nous luttons contre la privatisation de l'hydroélectricité !
M. François Bayrou, Premier ministre. Ainsi, ces sources d'énergie renouvelable méritent un soutien raisonné. Cet équilibre est une garantie. Le mix électrique qui nous paraît le plus à même d'assurer à la France une indépendance énergétique suppose d'associer à notre première orientation, pronucléaire, celle du soutien raisonné aux énergies renouvelables, qui est aussi affirmé dans la proposition de loi de M. Daniel Gremillet récemment adoptée par le Sénat.
Par soutien raisonné, j'entends un soutien progressif, suivant certaines conditions, qui correspondent aux quatre critères précédemment énoncés.
Une énergie décarbonée ? Cela suppose de prendre en compte dans le bilan objectif le carbone émis lors de la fabrication des équipements nécessaires à la production de l'énergie.
Une énergie abondante ? La question qui se pose est plutôt celle de la disponibilité de ces énergies, qui sont intermittentes, donc difficilement pilotables. Pour certaines énergies renouvelables, comme le solaire, les pics de production ne correspondent pas aux pics de consommation. Ainsi, l'énergie solaire est surtout produite à la mi-journée, à un moment où la consommation est plus faible. Pour traiter ce problème, il faut accentuer la flexibilité de nos usages et déplacer la demande vers les heures méridiennes, ce que permettra l'évolution prochaine des heures creuses. Il faut également développer les capacités de stockage. En outre, nous devons prendre en compte, comme l'a souligné M. Jean-François Longeot dans le récent courrier qu'il m'a adressé, le repowering, qui permet d'augmenter la capacité des installations existantes.
Les énergies renouvelables sont-elles souveraines et compétitives ? J'aimerais ici soulever toutes les questions qui demeurent et auxquelles notre débat doit, je crois, apporter des réponses.
Tout d'abord, force est de constater que, pour le moment, nous ne maîtrisons pas la filière photovoltaïque.
Mme Cécile Cukierman. Et pour cause !
M. François Bayrou, Premier ministre. Nous importons aujourd'hui la quasi-totalité de nos panneaux photovoltaïques, à 85 % en provenance de Chine, de sorte que notre déficit commercial dans ce domaine est de 1,1 milliard d'euros en 2024.
M. Fabien Gay. Eh voilà !
M. François Bayrou, Premier ministre. Le Gouvernement souhaite accompagner les projets de gigafactories, pour localiser en France la production d'une partie des panneaux solaires que nous installons. Ces projets, qui doivent encore être consolidés, sont essentiels pour que notre politique énergétique aille de pair avec notre politique industrielle.
J'en viens à la compétitivité. L'énergie photovoltaïque nous revient à environ 100 euros le mégawattheure, lorsqu'elle est installée sur toitures.
Elle pourrait être très compétitive si l'on disposait de grandes installations au sol, dans des endroits très ensoleillés. C'est le cas en Espagne, où le prix de l'énergie descend jusqu'à 40 euros le mégawattheure.
Une question ne peut être éludée : sommes-nous prêts à accepter l'artificialisation de très grandes surfaces afin de développer, dans les régions qui s'y prêteraient, une production massive d'énergie solaire très bon marché ? (Mme Cécile Cukierman s'exclame.)
L'éolien constitue l'autre grande source d'électricité renouvelable intermittente. L'éolien terrestre est doté d'équipements principalement importés. Son coût de revient est assez compétitif, entre 80 et 90 euros le mégawattheure. Toutefois, son acceptabilité diminue à mesure que le nombre d'éoliennes augmente.
C'est pourquoi le développement de cette source d'énergie ne peut être que mesuré, toujours selon les recommandations de M. Longeot, en privilégiant l'augmentation de la puissance des champs éoliens existants.
Contrairement à ses voisins de la mer du Nord, la France a accusé un certain retard dans le développement de la filière de l'éolien en mer. Cela lui offre l'avantage un peu paradoxal de ne pas avoir à essuyer les plâtres, si j'ose dire.
Aujourd'hui, une filière industrielle est en train de se développer, non seulement avec la fabrication de turbines, notamment au Havre, de pales d'éoliennes à Cherbourg et de sous-stations électriques à Saint-Nazaire, mais aussi avec un projet d'usine de câble sous-marin, conduit par Réseau de transport d'électricité (RTE), et des investissements importants dans plusieurs ports français.
L'éolien en mer produit-il une énergie compétitive ? Oui, si l'on parle d'éolien en mer posé. En se fondant sur les coûts constatés lors des derniers appels d'offres, son coût total est compris entre 70 et 80 euros le mégawattheure, en intégrant le coût du raccordement.
Si elle est très adaptée à la mer du Nord, qui est peu profonde, cette technologie l'est beaucoup moins pour nos autres façades maritimes, surtout si, pour des raisons d'acceptabilité, nous souhaitons éloigner les éoliennes de la côte. Dans ce cas, la technologie de l'éolien flottant peut être envisagée, mais elle est plus risquée et plus coûteuse – de l'ordre de 150 euros le mégawattheure, raccordement compris.
C'est un domaine dans lequel la France se situe à la frontière technologique. Nous avons donc besoin d'avancer avec mesure.
Je l'ai dit, je souhaite que ce débat n'élude aucune question et serve à exprimer la vérité la plus simple. La coexistence à long terme des énergies renouvelables et du nucléaire dans notre mix électrique est une question que nous devons traiter.
La semaine dernière, de nombreux députés ont exprimé des inquiétudes sur ce sujet. Je répondrai à trois d'entre elles.
Premièrement, les énergies renouvelables risquent-elles de déstabiliser le système de production ?
Le nucléaire a pris une part importante au sein de notre mix électrique à partir des années 1980. De ce fait, sa modulation est une réalité ancienne à laquelle nous sommes habitués. Elle permet de suivre les variations de la consommation au sein d'une même journée.
Si nous électrifions davantage nos usages et réussissons notre réindustrialisation, la demande électrique augmentera et le nucléaire devra beaucoup moins moduler à la baisse. Cela limitera les effets de concurrence entre les énergies renouvelables et le nucléaire.
J'ajoute quelques mots sur le blackout intervenu la semaine dernière dans la péninsule ibérique. Une analyse provisoire nous permet de penser que la situation de la France n'est pas absolument comparable à celle de l'Espagne.
Tout d'abord, la part des énergies renouvelables dans notre mix électrique est bien moindre : 27%, contre 52 % en Espagne en 2023.
Ensuite, le nucléaire est le socle de notre mix électrique et a vocation à le rester. En outre, nous avons l'énergie hydroélectrique pour atout.
Enfin, notre situation géographique nous permet de bénéficier de plus grandes et utiles interconnexions.
Pour ces raisons, nous sommes structurellement moins à risque ; je le dis toutefois avec prudence. Il n'empêche que nous continuerons à veiller à la sécurité et à la continuité de notre approvisionnement électrique.
Deuxièmement, le prix des énergies renouvelables risque-t-il d'augmenter la facture d'électricité des Français ?
Nous devons comparer ce qui est comparable et considérer les coûts complets, c'est-à-dire les coûts de production, auxquels s'ajoutent les besoins en flexibilité et les coûts d'adaptation du réseau. C'est ce que je me suis efforcé à faire devant vous pour chaque source d'énergie que j'ai mentionnée, mesdames, messieurs les sénateurs.
Le coût complet de l'électricité renouvelable, intégrant le coût du soutien public, doit être un élément déterminant dans chacune de nos décisions. Nous devons déployer les filières les plus compétitives, tout en poursuivant le développement des filières en devenir, afin de rester à la frontière technologique.
Troisièmement, le coût des énergies renouvelables pour la collectivité s'élève-t-il à 300 milliards d'euros, comme nous avons pu l'entendre ?
Il faut ici être mesuré et critique, au vrai sens du terme, c'est-à-dire distinguer précisément les éléments dont nous parlons. Ce montant inclut tout d'abord les coûts des réseaux jusqu'en 2040, soit 100 milliards d'euros pour les réseaux de transport et 100 milliards d'euros pour les réseaux de distribution, dont une partie minoritaire concerne l'adaptation du réseau au changement climatique, la modernisation de lignes installées il y a parfois cent ans et le raccordement de nouveaux clients. Je pense notamment aux nouveaux réacteurs nucléaires ou aux data centers, qui sont extrêmement gourmands en énergie.
Les 100 milliards d'euros restants correspondent à une estimation maximaliste du coût du soutien public jusqu'en 2060, par le biais du mécanisme de tarif d'achat garanti de l'électricité. Si le prix de marché est inférieur au prix de référence, l'État paie la différence ; à l'inverse, si le prix de marché est supérieur, les producteurs reversent des recettes à l'État.
La programmation annuelle de l'énergie, telle qu'elle est actuellement envisagée, retient un scénario de prix médian, selon lequel le coût du soutien public à la production d'énergie éolienne et photovoltaïque devrait être compris entre 31 milliards et 50 milliards d'euros.
Étant donné la difficulté à prévoir l'évolution des prix de l'électricité, nous devons, dans un souci de vérité, envisager plusieurs scénarios possibles. Si les prix sont bas, le soutien public pourrait avoisiner les 100 milliards d'euros. En revanche, si les prix sont élevés, l'État empocherait 42 milliards d'euros.
Quoi qu'il en soit, je serai attentif à ce que la programmation annuelle de l'énergie, dans sa version finale, optimise le coût des énergies renouvelables pour la collectivité. Je pense que des améliorations sont possibles sur ce point.
Au sein du mix d'énergies renouvelables, je n'oublie pas nos barrages hydroélectriques, sources – au sens littéral du terme – d'énergie, qui nous permettent d'injecter rapidement de grandes quantités d'électricité.
Il est nécessaire de relancer les investissements dans cette énergie particulièrement vertueuse, ce qui suppose de sortir du contentieux avec la Commission européenne qui nous paralyse depuis plus de quinze ans.
L'hydroélectricité est, à ce jour, le moyen le plus efficace pour stocker de grandes quantités d'électricité. C'est une énergie souveraine qui permet d'assurer entre 10 % et 15 % de notre production électrique, en fonction des années et de la météo, et dont la flexibilité est essentielle au bon fonctionnement de notre système électrique.
Je dirai un mot enfin de l'hydrogène, méthode de stockage direct d'électricité non dépendante des réseaux. Le 15 avril dernier, l'État a présenté sa nouvelle stratégie nationale, qui prend en compte la réalité du temps de développement des électrolyseurs.
Cette stratégie met l'accent sur le développement de l'hydrogène dans l'industrie et les mobilités lourdes, avec des dispositifs de soutien pour décarboner les usages dans ces secteurs. Le développement des biogaz, des biocarburants et des carburants de synthèse doit permettre d'atteindre le même objectif.
Enfin, nous devons tenir compte de la dernière source d'électricité dont nous disposons : les énergies fossiles. Il faut regarder avec lucidité la situation actuelle, même si nous n'aurons plus à parler de cette source d'énergie à l'avenir.
Notez que ces énergies restent marginales dans notre mix électrique, puisqu'elles ne représentent que 3,7 % de notre production totale d'électricité.
La France doit mettre à l'arrêt l'ensemble de ses centrales à charbon d'ici à 2027, conformément à l'engagement pris par le Président de la République de sortir notre pays de la dépendance aux énergies fossiles d'ici à 2050.
Dans cette perspective, le Gouvernement a soutenu la loi visant à convertir des centrales à charbon vers des combustibles moins émetteurs en dioxyde de carbone pour permettre une transition écologique plus juste socialement, qui permet la conversion au gaz de la centrale à charbon de Saint-Avold.
Il convient désormais de traduire cette avancée dans la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie. En effet, le gaz émet deux à trois fois moins de CO2 que le charbon pour produire la même quantité d'énergie, et encore moins si l'on recourt au biogaz issu de la biomasse.
Les quatorze centrales à gaz dont nous disposons n'ont pas vocation à beaucoup fonctionner dans l'année, mais, en complément des barrages hydroélectriques, elles constituent des moyens de production très flexibles et utiles pour absorber les variations de la demande ou de l'offre d'électricité.
Mesdames, messieurs les sénateurs, dans notre réflexion sur la souveraineté énergétique de notre pays, deux mots doivent guider nos analyses : prospective et perspective. Il s'agit en effet de voir les choses dans l'espace et dans le temps.
C'est bien ce que le Gouvernement a cherché à faire. Dans la présente déclaration, vous avez entendu les orientations qui sont les nôtres, vous avez entendu une parole fondée sur des faits et des données précises et rigoureuses, vous avez aussi entendu les interrogations qui demeurent.
S'ouvre maintenant le débat.
Je veux réaffirmer, ici, que nous serons très attentifs aux arguments avancés par tous ceux qui interviendront, car c'est d'arguments fondés sur des faits et des données objectives que nous avons besoin. Si des éléments nous ont échappé, nous les intégrerons à notre raisonnement sans hésiter.
Les choix que le Parlement et le Gouvernement prendront de manière coresponsable engageront pour des décennies l'avenir de notre pays, sur l'un des principaux socles de notre équilibre économique, écologique et social.
Ces décisions lourdes méritent d'être éclairées par un débat honnête et exigeant, guidé par la raison et le sens de l'intérêt général. (Applaudissements sur les traves des groupes UC, RDSE, RDPI, INDEP et Les Républicains.)