Mme la présidente. La parole est à M. Frédéric Buval. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Frédéric Buval. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à titre liminaire à saluer mon collègue Dominique Théophile, dont le courage politique concernant le scandale de la pollution des sols par le chlordécone aux Antilles guidera – je l'espère – nos travaux d'aujourd'hui.
Nous voici donc de nouveau réunis dans ce même hémicycle, à quelques semaines d'intervalle, pour débattre et enfin réparer l'une des plus grandes injustices de ce siècle. Réparer une injustice, ce n'est pas un acte de charité : c'est une obligation républicaine !
Là où l'État a failli, il doit maintenant assumer. Oui, assumer ! C'est si simple et si difficile à la fois : mes chers collègues, il ne suffira pas de mots creux ou de poches vides, car il est question, ici et maintenant, de rendre à chacun ce que la faute publique lui a arraché.
Édouard Glissant nous dirait : « Je meurs encore, vous qui passez… Ce n'est pas la mort que je crains, mais qu'elle me soit volée. »
Refuser de regarder en face le scandale du chlordécone, c'est comme refuser d'amputer une jambe gangrenée, une plaie béante qui empoisonne l'ensemble du corps social.
Le chlordécone est un poison lent qui n'est pas seulement dans les eaux et dans les terres : il coule dans nos veines, dans nos silences, dans nos regards baissés, dans nos pleurs, dans nos deuils. Comme toute gangrène, s'il n'est pas stoppé, immédiatement et définitivement, sans équivoque et sans faux-semblant, il rongera jusqu'à l'âme de notre pays.
Nous ne pouvons fuir plus longtemps nos responsabilités, car plus de 90 % de la population de la Guadeloupe et de la Martinique est contaminée par ce pesticide.
Ce pesticide rémanent, autorisé en toute connaissance de cause, a traversé les nappes phréatiques, les aliments et les utérus et le fera encore durant des centaines d'années. Il s'avère aujourd'hui que la Martinique détient un triste record : elle occupe le premier rang mondial en termes d'incidence du cancer de la prostate. Il y a des milliers de malades, des morts, et des générations entières y sont encore exposées quotidiennement.
Ce scandale sanitaire et environnemental est clairement un scandale d'État, car l'État savait et il a laissé faire ! Le principe de précaution fut piétiné, le droit à la santé ignoré, l'égalité républicaine bafouée.
Mes chers collègues, nous ne pourrons plus longtemps nous exonérer collectivement de la responsabilité totale de l'État dans les préjudices causés par l'autorisation de l'usage prolongé du chlordécone aux Antilles.
Nous le devons à nos compatriotes des Antilles, puisque la toxicité du chlordécone était déjà connue des pouvoirs publics depuis 1968, soit quatre longues années avant l'autorisation officielle accordée par l'État français en 1972.
Cette autorisation, accordée à titre dérogatoire, a été reconduite plusieurs fois par les autorités administratives et sanitaires françaises, pendant plus de vingt ans, et ce malgré la grande grève agricole en Martinique en 1974, malgré l'incident survenu dans une usine en Virginie et l'interdiction du chlordécone dès 1976 aux États-Unis, malgré les mises en garde répétées des scientifiques concernant le chlordécone, reconnu dès 1979 comme perturbateur endocrinien, probablement cancérigène.
Parallèlement à ses conséquences sanitaires, cet écocide affecte aussi l'activité économique et sociale, que ce soit dans le secteur agricole ou pour la pêche.
De plus, en l'absence de réponse politique, des associations militantes se sont lancées dans un marathon judiciaire qui n'apportera pas la reconnaissance politique et symbolique attendue par toutes les victimes et réclamée par la population entière.
Cette proposition de loi s'inscrit dans la suite de travaux législatifs menés précédemment ; je pense notamment au texte déposé par mon collègue du groupe RDPI, qui a permis des avancées supplémentaires pour le plan chlordécone IV, dont le budget a augmenté ces dernières années, mais qu'il convient de sanctuariser dans la loi.
D'autres avancées sont aussi à souligner depuis 2020, en particulier la reconnaissance de maladies professionnelles liées à l'exposition au chlordécone.
Cependant, en raison de la lourdeur dans la constitution des dossiers d'indemnisation, seuls cent cinquante dossiers ont été reçus à ce jour. Il convient donc de simplifier les procédures et d'accompagner davantage les victimes d'une maladie professionnelle.
À l'instar du dernier rapport sénatorial sur le chlordécone, le groupe RDPI appelle à aller plus loin. Il a d'ailleurs déposé des amendements que nous vous proposons de voter.
Tout d'abord, en matière de soins, nous vous proposons d'adopter, pour les Antilles, des dispositions spécifiques relatives aux soins oncologiques, afin de faciliter les traitements du cancer de la prostate, et à destination des femmes ouvrières agricoles dont les cancers du sein ou de l'utérus ne sont toujours pas reconnus comme maladie professionnelle.
Ensuite, en matière de recherche sur les possibilités de dépollution et sur l'objectif de « zéro chlordécone » dans l'alimentation, nous souhaitons améliorer la communication en faveur des populations des Antilles, mais aussi vis-à-vis de la diaspora de l'Hexagone concernant la gratuité des tests sanguins.
Mme la présidente. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Frédéric Buval. Quelle peut être la portée d'une reconnaissance de la responsabilité de l'État si l'on ne prévoit pas les modalités d'indemnisation ?
L'heure est grave, l'histoire nous regarde. Alors que les extrêmes sont à nos portes, nous devons voter cette proposition de loi ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Grosvalet. (Applaudissements sur les travées du groupe du RDSE.)
M. Philippe Grosvalet. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, « nous ne pouvons pas écrire un texte qui exclut ce que nous avons déjà gagné en justice ». Ces mots justes de notre collègue Dominique Théophile illustrent pleinement ce qu'attendent de nous les populations antillaises à propos de la responsabilité de l'État dans le scandale politique qu'a été le chlordécone.
Il y a deux mois, nous examinions dans cette assemblée un texte qui, malgré l'attente forte qu'il a suscitée aux Antilles, a connu une regrettable mésaventure et n'a pu être voté. Or il nous faut bien trouver une voie pour la reconnaissance de la responsabilité de l'État dans cette affaire.
En somme, il s'agit de ne pas rester au milieu du gué, entre une attente forte des populations locales et la décision de la cour administrative d'appel de Paris reconnaissant, le 11 mars dernier, la responsabilité de l'État, lequel « a commis des fautes en accordant des autorisations de vente d'insecticides à base de chlordécone, en permettant leur usage prolongé, en manquant de diligence pour évaluer la pollution liée à cet usage, y mettre fin, en mesurer les conséquences et informer la population touchée ».
Ce scandale politique, qui a nourri une profonde défiance des populations antillaises, continue d'affecter la vie de nos concitoyens.
C'est tout d'abord le cas en matière environnementale, avec des eaux et des terres encore contaminées par un pesticide qui agit pendant sept cents ans dans la nature.
C'est ensuite le cas en matière sanitaire, avec des risques d'exposition qui n'ont pas disparu et qui suscitent encore une forte crainte des populations quant au développement de pathologies graves. Je tiens d'ailleurs à remercier ici la commission, qui a requalifié la notion de préjudices « moraux », en préjudices « moraux d'anxiété » afin d'intégrer dans la loi la qualification dégagée par la jurisprudence administrative.
C'est enfin le cas en matière économique, avec les secteurs de la pêche, de l'agriculture et de l'alimentation, qui ont été lourdement touchés et sur lesquels pèsent aujourd'hui des normes sanitaires drastiques.
Tout cela nous oblige à trouver une issue politique pour les victimes, les territoires, les acteurs économiques concernés et les élus locaux, qui doivent gérer au premier chef les conséquences dramatiques du chlordécone sur leur territoire.
Cette proposition de loi, adoptée à l'unanimité en commission, ce dont je me réjouis au nom du groupe du RDSE, apparaît mieux calibrée pour apporter une reconnaissance pleine et entière aux victimes du chlordécone et orienter l'action de l'État vers des mesures réparatrices sur les plans environnemental, sanitaire et économique.
En particulier, je souhaite évoquer l'excellente avancée introduite en commission sur la recherche à destination des femmes pour mieux déterminer l'existence d'un lien causal entre la survenue d'une pathologie et la contamination au chlordécone.
En revanche, nous resterons particulièrement vigilants sur le volet indemnitaire. L'objectif d'indemnisation de « toutes » les victimes, inscrit au cinquième alinéa de l'article 1er, ne doit pas rester lettre morte. Parce que les mots ont un sens, l'État devra vraiment se donner les moyens d'atteindre cet objectif.
Les populations antillaises ont mené un long combat de dix-huit années pour la juste reconnaissance du préjudice subi. Souhaitons qu'elles n'aient pas à en mener un second, ici au Parlement, pour la reconnaissance des réparations auxquelles elles ont droit et que nous leur devons.
Le groupe du RDSE votera – évidemment ! – pour ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI, ainsi que sur des travées des groupes GEST et SER.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-François Longeot.
M. Jean-François Longeot. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'interviens en ma qualité d'orateur du groupe Union Centriste, et non en tant que président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.
Je salue tout d'abord l'initiative de nos collègues socialistes d'avoir inscrit ce texte dans leur espace réservé. Son examen nous donne l'occasion de débattre pleinement sur un sujet d'une importance majeure : la reconnaissance de la responsabilité de l'État dans les dommages et les pollutions subis par les habitants des Antilles françaises.
Parler de scandale lorsque l'on évoque l'histoire du chlordécone n'est pas une hyperbole. Les conséquences de l'utilisation de ce pesticide pendant près de vingt ans, à la fin du siècle dernier, sont vives aujourd'hui et continueront à l'être encore longtemps pour les populations et pour la qualité des espaces naturels.
D'une part, la terre, les nappes phréatiques et la chaîne alimentaire ont été contaminées par la molécule pour plusieurs siècles. Selon les rapports établis par l'Opecst, elle y perdurera entre six cents et sept cents ans. À l'heure où nous parlons, la population est toujours exposée quotidiennement à la molécule, essentiellement par l'alimentation.
D'autre part, l'impact sanitaire a été dramatique pour les populations et il le reste aujourd'hui. Il n'est pas seulement question de personnes ayant travaillé dans les bananeraies et qui ont été directement en contact avec le produit. Non, on parle de la quasi-intégralité des habitants : selon les travaux scientifiques, 92 % des Martiniquais et 95 % des Guadeloupéens sont contaminés au chlordécone, évidemment selon un niveau de gravité variable.
Au-delà de la reconnaissance de la responsabilité de l'État et de la dimension symbolique de ce texte, je pense également que les objectifs programmatiques qu'il fixe permettront, au long cours, un avenir meilleur pour les habitants de ces territoires.
L'objectif de dépollution des sols et des eaux, bien qu'en l'état très difficile à atteindre, me semble à cet égard fondamental. Si les solutions scientifiques n'ont pas encore émergé aujourd'hui, nous pouvons légitimement placer nos espoirs dans certaines études en cours.
Je me félicite également de l'insertion dans le texte d'un alinéa spécifiquement consacré à la recherche en faveur des femmes. Ainsi que le soulignait la rapporteure dans son intervention, ces dernières ont souffert d'une cécité de la science et des pouvoirs publics : il faut que cela change.
Notre groupe partage l'esprit de ce texte, qui va dans le sens d'une plus grande reconnaissance des maux des victimes des contaminations. Avec cette proposition de loi, nous posons une première pierre fondamentale à un édifice complexe ; elle permettra d'envisager sereinement, une fois le consensus scientifique international solidement établi, l'instauration d'une indemnisation des victimes à une plus grande échelle.
À ce stade, laissons à la science le temps nécessaire pour progresser dans la connaissance de cette molécule et de son incidence sur la santé humaine. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et Les Républicains. – M. Jacques Fernique applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Evelyne Corbière Naminzo. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
Mme Evelyne Corbière Naminzo. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, combien de textes encore faudra-t-il pour enfin reconnaître une injustice de plus de trente ans et pour en indemniser les victimes ?
Deux mois après la discussion que nous avons eue ici sur le même sujet, nous nous retrouvons pour discuter à nouveau de la question du chlordécone. Trente-deux ans après son retrait réel du marché en Guadeloupe et en Martinique, soit trois ans de trop par rapport au reste du territoire français, nous allons débattre d'un produit qui n'aurait peut-être jamais dû être vendu.
Le chlordécone est une illustration des choix que nous sommes amenés à faire dans cet hémicycle et au Gouvernement. Ces choix privilégient trop souvent l'économie et les profits de quelques-uns au détriment de la santé de toutes et tous.
Si quand on aime, on ne compte pas, de toute évidence il y a des mal-aimés. Il y a celles et ceux qui ont dû subir, injustement, la prolongation de la vente d'un produit pourtant jugé cancérigène probable par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) quinze ans plus tôt. Il y a celles et ceux qui, aujourd'hui, en subissent les conséquences par des cancers, des malformations et une terre impropre à la culture.
L'ensemble de la biodiversité a été touché par ce produit phytosanitaire utilisé pour protéger les cultures de banane. Le chlordécone a effectivement tué le charançon du bananier, considéré comme nuisible. Mais il a aussi provoqué des cancers, notamment celui de la prostate qui cause la mort de huit mille personnes chaque année en France.
Ce que demandent nos compatriotes des Antilles, en particulier en Guadeloupe et en Martinique, c'est simplement la justice.
Il faut d'abord redire que l'État français savait. Les États-Unis avaient interdit le chlordécone dès 1977, avant même que l'OMS confirme en 1979 les craintes quant à sa toxicité. Comment l'État français pourrait-il prétendre qu'il ignorait les dangers du chlordécone ?
Nous demandons aussi que des études approfondies soient menées, notamment pour mieux connaître les conséquences de ce poison sur la santé des femmes et des sols et éclaircir tout ce qui est encore opaque pour estimer les risques que l'État français a fait courir.
L'utilisation de ce produit a eu des conséquences sanitaires, y compris un préjudice moral d'anxiété. C'était le cœur du débat ici en avril dernier, en plus de la question financière qui en découle.
Ce préjudice moral d'anxiété n'est pas reconnu aujourd'hui comme une conséquence de l'usage du chlordécone. Il est pourtant réel, quand on sait que plus de 90 % de la population est contaminée et vit dans la crainte de consommer certains aliments ou de développer une maladie grave.
Nous avons entendu qu'il ne fallait pas faire d'exception pour les victimes du chlordécone et que le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) pouvait suffire. Ce n'est pas acceptable, parce que ce sont justement les exceptions qui ont permis la vente du produit et causé la contamination des Guadeloupéens et des Martiniquais. Ce fonds d'indemnisation a été sous-doté et est sous-employé aujourd'hui, si bien que les derniers chiffres publics font état de cent cinquante-quatre dossiers validés.
Comment l'expliquer, quand plus de 90 % de la population est contaminée par le poison du chlordécone ? Comment, et pourquoi, ne pas créer dans ce contexte un fonds dédié, plus lisible, qui réponde à l'objectif d'indemnisation que nous devons inscrire dans la loi ?
Le texte a été modifié en commission, notamment pour préciser que l'État reconnaissait une « part » de responsabilité, comme s'il n'était pas le seul responsable.
Si tel n'est pas le cas, pourquoi revenir sur la taxe additionnelle sur les produits phytopharmaceutiques ? Si les torts sont partagés, il faut que le prélèvement des sommes nécessaires à la réparation soit également partagé. Il faut que les industriels qui vendent du poison indemnisent celles et ceux qu'ils ont empoisonnés.
J'espère que notre assemblée aura le courage d'avancer sur ce sujet grave, dans le prolongement de ce qu'ont fait nos collègues de l'Assemblée nationale qui ont adopté ce texte sans difficulté il y a déjà plus d'un an. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K, ainsi que sur des travées des groupes SER et RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. Jacques Fernique. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le caractère toxique du chlordécone est établi depuis au moins 1968, mais des intérêts économiques conjugués aux carences, aux négligences et aux impérities manifestes de l'État ont permis son usage massif entre 1972 et 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique.
Au total : un désastre humain, sanitaire, environnemental et économique ; un impact durable et généralisé pour toutes celles et tous ceux qui savent qu'ils vivent dans un environnement malsain, qui consomment des aliments contaminés, qui pêchent ou cultivent dans des milieux dégradés.
Aujourd'hui et encore pour longtemps, les Antillais expriment colère, angoisse et besoin de justice.
Pour y répondre, ce texte important, attendu, est une nouvelle tentative parlementaire – il y en a eu cinq, me semble-t-il, depuis 2016 ! Je tiens à saluer le groupe socialiste qui permet le retour de ce sujet à notre ordre du jour à peine deux mois après le rendez-vous manqué de la proposition de loi de Dominique Théophile.
Ce texte pose les bases indispensables : il reconnaît l'existence de la calamiteuse tragédie du chlordécone pour les Antilles ; il établit la lourde et irréfutable responsabilité de l'État ; il affiche la volonté d'apporter réparation aux victimes. C'est un pas en avant utile qu'il ne faut plus tarder à faire.
Le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires soutiendra cette proposition de loi, mais nous en mesurons les limites.
Ainsi, une loi dans laquelle la République française « s'assigne pour objectif » n'a pas une portée normative très étendue : notre acte politique d'aujourd'hui relève davantage de la résolution que d'un texte qui aurait une portée opérationnelle directe. Il est dommage que, pour parvenir à nos fins, nous soyons contraints d'énoncer des principes, des objectifs louables, d'exprimer une volonté, et que nous ne puissions pas adopter des actions fermes ou contraignantes.
Par ailleurs, l'objectif d'une indemnisation intégrale et non forfaitaire est affiché, mais sans cadre juridique clair, sans garantie au niveau des modalités de mise en œuvre, sans régime spécifique. Nous restons dans l'intention, pas dans l'engagement.
Rappelons que le cadre de l'indemnisation – très limitée – des victimes, en vigueur depuis 2020, et qui résulte d'une certaine façon des importants travaux de la mission d'information sur les pesticides de 2012 dont notre collègue Nicole Bonnefoy était la rapporteure, est si étriqué que moins de deux cents personnes au total en ont bénéficié.
Même constat pour ce qui est de la reconnaissance des préjudices sanitaires, moraux, économiques, écologiques : c'est essentiel, mais en l'absence de dispositifs juridiques concrets, par exemple pour l'accès à la réparation, ces principes resteront des vœux pieux.
La question de la dépollution est une autre illustration de ce décalage. Le texte évoque la nécessité d'agir, mais il faudra être bien plus précis pour déployer les actions nécessaires pour juguler les dommages causés par ce pesticide sur les sols et les eaux qui, tel que c'est parti, pourraient perdurer durant des centaines d'années.
M. Jacques Fernique. Monsieur le ministre, on ne pourra pas en rester au plan chlordécone IV ! Plusieurs autres plans seront nécessaires…
M. Jacques Fernique. Je déplore que le Gouvernement n'ait transmis ses sept amendements que ce matin. Ce n'est pas correct au regard du travail de notre commission, d'autant que quatre d'entre eux posent problème et, à mon sens, ne sont pas acceptables.
Pour contribuer à l'indemnisation et à la réparation des dommages causés par le chlordécone, mon groupe voulait proposer de rehausser le plafond de la taxe sur les produits phytopharmaceutiques. Hélas, le périmètre strict du texte et le fléchage proposé ne nous ont pas permis de défendre notre amendement. Il faudra y revenir dans le cadre du prochain projet de loi de finances.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, ce texte ouvre enfin la voie ; il reste à arpenter celle-ci jusqu'au bout.
Votons-le pour qu'il serve de socle aux futures avancées opérationnelles : des mécanismes concrets de réparation, un calendrier de dépollution assorti de moyens dédiés, un fonds d'indemnisation à la hauteur, clairement défini et accessible. C'est à ces conditions que se retisseront les liens de confiance entre la République, les Guadeloupéens et les Martiniquais, des liens tant détériorés par le chlordécone. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi que sur des travées du groupe SER. – M. Teva Rohfritsch applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Victorin Lurel. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Solanges Nadille applaudit également.)
M. Victorin Lurel. Madame la présidente, monsieur le ministre d'État, mes chers collègues, contaminant cancérigène, mutagène, toxique, reprotoxique, voire mortel, insecticide persistant et permanent dans les terres et dans les chairs, poison commercialisé et utilisé malgré toutes les alertes scientifiques, le chlordécone est à l'origine d'un véritable scandale sanitaire, environnemental et économique.
La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui est un pas significatif pour permettre à chacun, comme le disait le Président de la République le 27 septembre 2018, de prendre sa part de responsabilité dans cette pollution et pour avancer sur le chemin de la réparation.
Certes, elle reste en partie symbolique, mais elle revêtira demain un caractère hautement invocatoire pour les victimes de ce drame qui demanderont indemnisation devant les juridictions. C'est en tout cas le souhait du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Sans oublier les nombreux acteurs engagés de la société civile pour faire reconnaître ce scandale – associations, experts, collectifs citoyens, avocats, chercheurs, scientifiques… –, je tiens ici à rendre un triple hommage.
Je veux tout d'abord rendre un hommage appuyé à notre collègue député Elie Califer, auteur de la présente proposition de loi et présent aujourd'hui en tribune. Cher collègue, le groupe des sénateurs socialistes te remercie pour la qualité de ton travail mené à l'Assemblée nationale et souhaite que notre assemblée prolonge, par fidélité, cette initiative.
L'évocation de cette continuité m'amène également à rendre hommage à deux de nos anciennes collègues parlementaires qui, par leur engagement et leur action, nous permettent collectivement d'aboutir aujourd'hui à cette reconnaissance.
J'adresse en ce sens une pensée reconnaissante et affectueuse à ma successeure à l'Assemblée nationale, Hélène Vainqueur-Christophe, qui n'a cessé de plaider pendant cinq ans pour la création d'un fonds d'indemnisation pour la prise en charge de la réparation intégrale des préjudices de toutes les personnes atteintes de maladies liées à l'utilisation du chlordécone.
Je pense également à Catherine Procaccia qui connaît parfaitement ce sujet et qui a tenu, quelques mois avant la fin de son mandat, à produire au nom de l'Opecst un nouveau rapport, qui reste d'actualité, sur l'évolution des connaissances scientifiques relatives à l'impact du chlordécone.
Enfin, je tiens, au nom de mon groupe, à remercier notre commission et singulièrement notre collègue Nicole Bonnefoy qui n'est pas seulement la rapporteure de cette proposition de loi, mais qui est aussi l'incarnation d'un inlassable combat contre les pesticides nocifs et pour la défense de leurs victimes.
Je peux dire, chère Nicole, que c'est grâce à ton expertise et à ton expérience que nous avons pu élaborer des propositions de loi permettant l'indemnisation des victimes du chlordécone : des textes déposés qui par moi-même en 2017, qui par Hélène Vainqueur-Christophe en 2018, qui par Olivier Serva en 2021, qui par Elie Califer en juillet 2023, qui par notre collègue Dominique Théophile plus récemment.
Quelques semaines après le choix de ce dernier de retirer sa proposition de loi sur le sujet, le groupe SER a décidé de poursuivre les débats et de continuer à chercher à cranter de nouvelles avancées.
Le texte qui nous est soumis est le fruit d'un compromis et, donc, de concessions faites de part et d'autre, comme il est de coutume dans notre assemblée. Ce texte préserve l'essentiel. Il permet même, mes chers collègues, un progrès considérable, en inscrivant dans la loi la notion de « préjudice moral d'anxiété », désormais consacrée par la juridiction administrative – monsieur le ministre, je ne parle pas de jurisprudence, puisqu'un pourvoi a été formé – et qui favorisera, demain, l'instruction des plaintes judiciaires des victimes.
Je souhaite remercier l'ensemble des groupes de notre assemblée, dont les représentants ont parfait le texte en commission en le nettoyant de ses imprécisions et redondances, en maintenant les responsabilités de l'État dans ce scandale et en réaffirmant un principe de dépollution des terres et des eaux contaminées, ainsi qu'un objectif de réparation de « toutes » les victimes du chlordécone.
Je salue ces pas réciproques et assume pleinement l'équilibre qui nous est proposé aujourd'hui.
Je terminerai en m'adressant au Gouvernement.
Monsieur le ministre d'État, il serait faux de dire que, depuis la révélation du scandale, l'État et les collectivités n'auraient rien fait. Depuis 2002, à travers plusieurs plans, l'État a mobilisé des moyens qui ont conduit notamment à la sensibilisation et à la protection de la population, au soutien des professionnels concernés, mais aussi à l'amélioration des connaissances sur ce poison.
Pour autant, compte tenu de la rémanence du chlordécone dans les milieux naturels, je continuerai de plaider pour une série d'actions d'ampleur, à la mesure des préjudices subis. Si je reconnais une inflexion en faveur du plan chlordécone IV, dont le budget est récemment passé de 92 millions à 130 millions d'euros pour la période 2021-2027, je crains que ces efforts restent sous-dimensionnés et peu adaptés à la situation.
Songeons en effet à ces chiffres : l'État s'est engagé à terme, donc dans cinq ans, à consacrer 52 millions d'euros à la recherche. Or, selon le rapport de l'Opecst que j'ai précédemment évoqué, qui est toujours d'actualité, le coût d'une dépollution totale des sols et des eaux pourrait atteindre 3,5 milliards d'euros. Nous sommes donc loin, très loin, du compte.
Par ailleurs, je crois parfaitement opportun de réaffirmer que par ses manquements coupables, par ses défaillances manifestes et par son attentisme longtemps entretenu, l'État a un impératif moral de s'engager en faveur d'une indemnisation intégrale de l'ensemble des préjudices subis par toutes les victimes du chlordécone. Reconnaître, c'est bien ; indemniser, c'est mieux.
Monsieur le ministre, je ne saurais clore cette intervention sans vous faire part de ma surprise et de ma déception, empreinte d'un fort sentiment d'injustice, à la suite du pourvoi en cassation formé par l'État pour contester le jugement rendu le 11 mars dernier par la cour administrative d'appel de Paris, lui imposant d'indemniser les victimes du chlordécone et reconnaissant un préjudice d'anxiété.
En contestant cette décision de justice, qui constitue, pour la première fois en France, une source d'espoir pour les plaignants, et plus largement pour les peuples victimes de cette pollution, je considère que l'État persiste – pour reprendre le mot du Président de la République – dans son aveuglement et commet là une faute morale grave !
Il est donc temps que nous envoyions collégialement, et j'espère unanimement, un signal fort à nos compatriotes. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – Mme Solanges Nadille applaudit également.)