Présidence de Mme Sylvie Robert

vice-présidente

Secrétaires :

M. François Bonhomme,

M. Bernard Buis.

Mme la présidente. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix heures trente.)

1

Convocation du Parlement en session extraordinaire

Mme la présidente. M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre communication du décret de M. le Président de la République en date du 11 juin 2025 portant convocation du Parlement en session extraordinaire à compter du mardi 1er juillet 2025.

L'ordre du jour établi de façon prévisionnelle par la conférence des présidents qui s'est réunie hier est ainsi confirmé.

2

Modification de l'ordre du jour

Mme la présidente. Par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande l'inscription à l'ordre du jour du mercredi 2 juillet 2025, après la séance de questions d'actualité au Gouvernement, et sous réserve de leur dépôt, de l'examen des conclusions de la commission mixte paritaire chargée d'élaborer un texte sur la proposition de loi visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur.

Acte est donné de cette demande.

Nous pourrions en conséquence fixer le délai limite d'inscription des orateurs au mardi 1ᵉʳ juillet 2025 à quinze heures.

Y a-t-il des observations ?…

Il en est ainsi décidé.

3

 
Dossier législatif : proposition de loi visant à reconnaître la responsabilité de l'État et à indemniser les victimes du chlordécone
Article 1er

Victimes du chlordécone

Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à reconnaître la responsabilité de l'État et à indemniser les victimes du chlordécone (proposition n° 373, texte de la commission n° 687, rapport n° 686).

Discussion générale

Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre d'État.

M. Manuel Valls, ministre d'État, ministre des outre-mer. Madame la présidente, monsieur le président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, cher Jean-François Longeot, madame la rapporteure Nicole Bonnefoy, mesdames, messieurs les sénateurs, le scandale du chlordécone est une tache dans l'histoire récente de notre pays, une fêlure dans la relation entre l'État et les territoires exposés : la Martinique et la Guadeloupe.

Je veux vous dire mon souhait et mon ambition : avancer dans la reconnaissance des préjudices subis par les victimes du chlordécone.

Nous le savons tous, dans ces territoires, les attentes sont fortes, légitimement fortes. Dans un tel contexte, il importe de ne pas décevoir et, donc, d'aboutir. Trop souvent, dans les outre-mer, les rendez-vous manqués ont nourri l'incompréhension et la défiance. Parfois, ils attisent les tensions.

La colère est compréhensible. Il faut parler de ce scandale et le traiter. Nous ne pourrons pas, malheureusement, revenir en arrière. Cependant, cette colère ne doit pas être un frein à l'action.

Nous ne devons donc pas manquer ce rendez-vous. Aux Antilles, les conséquences du chlordécone renvoient à un enjeu de cohésion et éprouvent le pacte social. Elles affectent la relation entre les territoires concernés et l'Hexagone, l'État, Paris.

On ne saurait réduire le sujet à sa dimension sanitaire ni à une question d'indemnisation, même si, évidemment, ces enjeux sont importants.

Si la posture du gouvernant ou du législateur induit parfois – logiquement ! – une forme de distance vis-à-vis des affects, il me semble en l'espèce nécessaire – en même temps, si j'ose dire – de comprendre les émotions et de mesurer les colères.

Pour lutter contre les conséquences du chlordécone, le Gouvernement agit.

La stratégie interministérielle de lutte contre le chlordécone 2021-2027, ou plan chlordécone IV est ambitieuse. Elle produit des résultats, et je veux ici saluer la directrice de projet chargée de sa coordination, Mme Edwige Duclay, ainsi que ses équipes.

Tous mes interlocuteurs aux Antilles louent l'important travail mené pour coordonner l'action des neuf ministères impliqués, aux côtés des préfets et des agences régionales de santé (ARS).

Cette stratégie se traduit par une quarantaine de mesures concrètes, que je veux rappeler. En trois ans de déploiement du plan, les crédits engagés ont été nettement supérieurs à la totalité des dépenses du précédent plan.

Les analyses de sang – la chlordéconémie – sont gratuites. Près de 42 500 dosages sanguins ont ainsi été réalisés.

Des analyses de sol sont également proposées gratuitement et des conseils adaptés sur l'alimentation et le jardinage sont fournis à tous ceux qui le souhaitent. Ainsi, depuis 2021, près de 12 000 analyses de sol ont été effectuées en Martinique et en Guadeloupe.

Autre résultat de notre stratégie, 98,2 % des denrées alimentaires contrôlées sont déclarées conformes et propres à la consommation.

En cas de nécessité, le surcoût du traitement de l'eau potable est pris en charge par l'État, dans le cadre d'une enveloppe annuelle dédiée. L'eau potable est conforme à 100 % en Martinique et à 97,4 % en Guadeloupe.

Plus de 300 éleveurs bovins ont fait l'objet d'un accompagnement en 2024 et une aide financière a été sollicitée pour 170 animaux en 2025. J'ai pu le constater moi-même il y a quelques mois, en Martinique notamment. Enfin, nous aidons également 800 pêcheurs.

Toutes nos actions – je viens de l'illustrer – visent un objectif : permettre aux populations antillaises de vivre sans risque chlordécone.

Beaucoup ignorent encore que le chlordécone s'élimine naturellement du corps lorsque l'on cesse de consommer des aliments contaminés, l'exposition étant – je ne vous l'apprendrai évidemment pas, mesdames, messieurs les sénateurs – essentiellement alimentaire.

Il est également possible de cultiver des produits non contaminés sur des sols pollués et d'élever des bovins de manière à éviter la contamination. Par ailleurs, on me l'a encore montré récemment, des aides existent pour accompagner ces pratiques.

L'État agit et il continuera à agir.

L'objectif « zéro risque » chlordécone est ma boussole. Son atteinte dépend des habitudes des habitants et, donc, d'un travail d'information et de sensibilisation qui sera plus que jamais poursuivi.

Il reste un besoin à satisfaire : il faut un acte solennel de reconnaissance. Traiter avec diligence et efficacité les conséquences du chlordécone doit s'accompagner d'une triple reconnaissance : celle des causes, celle des faits et celle des victimes.

Le Président de la République a prononcé des mots forts en ce sens au Morne-Rouge, le 27 septembre 2018 : « Au fond, pendant des années, pour ne pas dire des décennies, nous avons collectivement choisi de continuer à utiliser la chlordécone, là où d'autres territoires avaient cessé beaucoup plus tôt. Nous l'avons fait aussi parce que l'État, les élus locaux, les acteurs économiques ont accepté cette situation, pour ne pas dire l'ont accompagnée pendant cette période. »

Depuis cette déclaration, plusieurs initiatives parlementaires ont vu le jour. Je pense à la proposition de loi du sénateur Dominique Théophile, examinée ici même en avril dernier.

M. Patrick Kanner. Elle a été retirée !

M. Manuel Valls, ministre d'État. Je pense évidemment à la présente proposition de loi, déposée à l'Assemblée nationale par Elie Califer, et adoptée en février 2024, à l'époque contre l'avis du Gouvernement.

J'ai œuvré personnellement pour que les lignes bougent et que nous avancions, car, je le répète, il est temps que la reconnaissance de la responsabilité de l'État figure dans la loi.

C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a déposé un amendement visant à reconnaître la responsabilité de l'État pour l'ensemble des préjudices subis.

Nous aurons l'occasion d'aborder la question du préjudice moral d'anxiété. Je ne veux pas fuir ce débat, qui dépasse le seul cadre juridique.

Je rappelle tout de même que l'État a été condamné par la cour administrative d'appel de Paris en mars dernier et que d'autres procédures sont en cours. En outre, le pourvoi qu'a formulé l'État doit permettre de sécuriser une jurisprudence au plus haut niveau de la justice administrative.

Je vous le dis franchement, je ne veux pas pinailler : je veux réaffirmer la responsabilité de l'État. Une décision du Conseil d'État doit permettre de consolider le dispositif d'indemnisation sur le plan juridique.

Je vous confirme donc – je le dis pour la troisième fois ! – que l'État reconnaît pleinement sa responsabilité. La clarté est la condition de la confiance. Je veux donc être très clair.

Par souci de cohérence, je vous indique que je soutiendrai l'amendement n° 2 rectifié du sénateur Frédéric Buval, qui vise à la reconnaissance, non pas d'une « part de responsabilité », mais de la pleine responsabilité de l'État.

Comme l'a rappelé le Président de la République, l'État n'est pas le seul responsable, mais il assume pleinement sa responsabilité propre. Ce sont les propriétaires des bananeraies qui ont répandu le chlordécone, mais c'est bien l'État qui a accordé des autorisations de vente d'insecticides à base de chlordécone. Cela doit être dit.

Pendant des années, ne pas le reconnaître a été une offense faite aux populations de Martinique et de Guadeloupe. Je m'interroge d'ailleurs : pourquoi ne l'a-t-on jamais fait avant ? Je souhaite que cette reconnaissance figure dans la loi.

Cette proposition de loi représente ainsi une étape importante. Elle témoignera du regard lucide de l'État sur les faits et sur sa responsabilité, grâce à l'initiative des parlementaires. Elle marquera également une avancée majeure en faveur de la reconnaissance et de l'accompagnement des victimes du chlordécone.

Pour autant, elle ne doit évidemment pas marquer la fin des travaux. Cela vaut pour les trois dimensions indissociables de la stratégie chlordécone : informer les citoyens sur les risques, protéger la santé des habitants et réparer les préjudices liés à la contamination.

Nous devons mieux protéger aujourd'hui. Nous devons aussi mieux réparer le passé. À cet égard, je veux prendre des engagements nouveaux.

Voilà quelques semaines, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi de Dominique Théophile, dont je salue le travail, même s'il a fini par retirer son texte, le Gouvernement s'était engagé à ouvrir une nouvelle voie d'indemnisation pour les personnes souffrant d'une maladie résultant d'une contamination en dehors de l'activité professionnelle.

Aujourd'hui, seules les victimes malades ayant été contaminées dans le cadre de leur travail peuvent être indemnisées, via le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP). Les autres, les victimes « non professionnelles », elles, n'y ont pas droit.

Les prendre en compte répond à une exigence d'équité. Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l'accès aux soins, et moi-même y sommes attachés. Afin de concrétiser notre volonté commune, nous avons mobilisé nos administrations respectives en ce sens. Depuis le 9 avril dernier, les travaux avancent bien ; ils se poursuivront.

Pour aboutir, il nous appartient de déterminer l'entité ayant vocation à indemniser les victimes non professionnelles. Il faudra définir quelles en seront les modalités de gestion, quel en sera le cadre et quelle sera l'articulation avec le dispositif existant pour les victimes professionnelles.

C'est un travail long, qui, pour être efficace, requiert de la précision et de l'expertise. C'est pourquoi nous finaliserons au cours des semaines à venir les contours d'une mission inter-inspections dédiée. Elle devra évidemment travailler selon un certain rythme.

Mon objectif est simple : que la reconnaissance par l'État de sa responsabilité permette aussi l'indemnisation des victimes non professionnelles, en l'occurrence selon les modalités que la mission déterminera.

Je souhaite que nous soyons prêts techniquement. Les incertitudes relatives à la gestion administrative de ce dossier ne doivent pas faire obstacle à la concrétisation de notre volonté politique.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je tenais à vous tenir informés de l'avancée des travaux annoncés, et j'aurai l'occasion d'y revenir à l'occasion de la discussion des amendements.

En synthèse, le Gouvernement soutient l'initiative qui a prévalu à l'élaboration de ce texte.

Mon propos a toutefois pour objet de vous présenter ce qui, au-delà de cette proposition de loi, constitue notre ambition : l'objectif « zéro risque » chlordécone et la stratégie dédiée qui se déploie dans les territoires, la reconnaissance de la responsabilité de l'État et, enfin, l'ouverture d'une nouvelle voie d'indemnisation.

Ce travail n'effacera pas la tache dans notre histoire commune que constitue le scandale du chlordécone. Mais il contribuera, je l'espère très sincèrement, à l'écriture collective d'un nouveau chapitre fondé sur la confiance et le respect mutuels. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE. – Mme Catherine Conconne et M. Patrick Kanner applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mmes Solanges Nadille et Jocelyne Antoine, ainsi que M. Jacques Fernique applaudissent également.)

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons ce matin la responsabilité immense de marquer d'une pierre blanche, en les reconnaissant, les lourds préjudices subis par les populations de Guadeloupe et de Martinique, en raison de l'utilisation prolongée, entre 1972 et 1993, du produit toxique bien connu sous le nom de chlordécone.

Voilà deux mois presque jour pour jour, notre assemblée examinait le texte de notre collègue Dominique Théophile, qui visait, d'une part, à reconnaître la responsabilité de l'État dans les préjudices subis et, d'autre part, à instaurer un solide mécanisme de réparation des victimes du chlordécone.

L'auteur de la proposition de loi avait fait le choix de la retirer après que son article 1er avait été modifié. Dans l'hémicycle régnait alors un sentiment mêlé de gâchis et de remords. Nous avions l'impression d'avoir tourné le dos aux populations victimes des Antilles françaises.

C'est ce sentiment amer et ce goût d'inachevé qui ont conduit mon groupe à demander de nouveau l'inscription d'un texte visant à reconnaître la responsabilité de l'État dans les dommages subis par les populations guadeloupéenne et martiniquaise.

L'objectif de ce texte, adopté par l'Assemblée nationale en février 2024, me semble tout à fait fondamental. Il s'agit de reconnaître et d'admettre la responsabilité de l'État dans cette contamination des populations et dans cette pollution massive des sols et des eaux des territoires de Guadeloupe et de Martinique.

Ce texte, par sa nature et sa portée, diffère de la proposition de loi de notre collègue Théophile, examinée deux mois plus tôt. En effet, il ne crée pas de mécanisme de réparation intégrale ad hoc pour toutes les populations exposées au chlordécone ; il n'institue pas davantage de nouvelle autorité administrative indépendante.

Le texte qui nous est soumis aujourd'hui se concentre sur l'essentiel : le symbole que constitue la reconnaissance, mais aussi la recherche et la science, pour continuer à approfondir nos connaissances sur le phénomène et son incidence sur les populations.

Pierre angulaire de la présente proposition de loi, l'article 1er reconnaît la part de la responsabilité de l'État pour quatre chefs de préjudice.

Premièrement, les préjudices sanitaires ne font aucun doute. Au travers des auditions que j'ai menées auprès de représentants de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l'Institut de recherche pour le développement (IRD), j'ai pu mesurer l'étendue des dégâts sanitaires causés à la population.

La pollution des sols affecte en effet la totalité de la chaîne alimentaire, et notamment les circuits locaux de l'agriculture ou de la pêche. Mais la pollution touche aussi les légumes racines, qui, dans certaines zones, sont largement imprégnés de chlordécone.

Ces dommages sanitaires sont nettement objectivés par les chiffres : 95 % de la population de la Guadeloupe et de la Martinique présente des traces de chlordécone dans le sang.

Deuxièmement, le préjudice moral d'anxiété correspond à la crainte de développer une pathologie en raison d'une vie passée dans un environnement malsain et contaminé, tout en ayant conscience de consommer, aujourd'hui comme demain, des aliments présentant des traces du pesticide et, surtout, tout en sachant que ce produit toxique est un accélérateur de pathologies notamment cancérigènes.

Cette notion peut sembler floue et complexe, mais elle est communément maniée par le juge administratif lorsqu'il est saisi d'une action en reconnaissance de responsabilité ou d'un recours pour une demande de réparation. À cette occasion, il est amené à procéder, par une appréciation fine, dite in concreto, à l'examen de l'ensemble des pièces que lui soumet une personne s'estimant victime de ce préjudice.

Le juge recourt à cette notion avec précaution. Saisie par près de 1 300 requérants au sujet du chlordécone en mars 2025, la cour administrative d'appel de Paris a ainsi admis ce préjudice pour seulement neuf d'entre eux.

Troisièmement, le préjudice environnemental demeure au stade du développement jurisprudentiel. Si cette notion n'est pas parfaitement balisée, elle connaît un certain essor devant les juridictions de droit commun. Le tribunal administratif de Paris a ainsi admis le préjudice environnemental en 2021, dans le cadre de la célèbre « affaire du siècle ».

Dans le cas du chlordécone, la pollution ne fait que peu de doute : les sols, bien sûr, mais aussi les nappes phréatiques, les eaux de surface et les espaces maritimes à proximité des îles présentent des traces de la molécule.

Quatrièmement, le préjudice économique constitue une perte de gains pour celui dont l'activité marchande est affectée. C'est bien évidemment le cas des pêcheurs et des agriculteurs, sur lesquels pèsent des normes sanitaires drastiques.

À cet égard, dans le cadre du plan chlordécone IV, les pêcheurs et les agriculteurs peuvent bénéficier d'une compensation de ces pertes financières.

Le texte que nous examinons ce matin a été modifié par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, dont je remercie le président pour ses qualités d'écoute et de dialogue.

La commission a souhaité préciser les contours de la responsabilité de l'État, non pas en la circonscrivant pour en réduire la portée symbolique et pratique, mais plutôt pour s'inscrire dans une démarche constructive de recherche de coresponsabilités.

Face à ce scandale sanitaire et environnemental, comme pour d'autres avant lui – je pense notamment au scandale de l'amiante –, l'État ne saurait être regardé comme le seul et l'unique responsable.

Pour autant, a-t-il permis l'utilisation du chlordécone en autorisant administrativement son utilisation en Guadeloupe et en Martinique pour lutter contre un ravageur ? Oui, c'est absolument incontestable.

Est-il le seul à avoir souhaité l'utilisation de ce pesticide ? Je ne le crois pas. Les exploitants agricoles et les industriels producteurs de chlordécone à l'époque doivent aujourd'hui faire face à leurs responsabilités.

Il serait en effet trop facile de se ranger derrière l'État et de lui imputer l'ardoise de toutes ses erreurs passées. Le moment venu, il reviendra à la justice d'identifier les coresponsables de cette contamination et de cette pollution.

Sur mon initiative, la commission a également cherché à renforcer la recherche à destination des femmes, afin de faire état des contaminations qu'elles subissent.

Au sujet de la place des femmes dans l'histoire, Marguerite Yourcenar évoquait, dans son discours de réception à l'Académie française, « une troupe invisible de femmes ».

Parfois contaminées au chlordécone, les femmes sont pourtant demeurées invisibles sous les lumières de la science, réduites, dans le cadre de la réponse de l'État à la contamination, à de simples ombres chinoises.

Il est désormais urgent de changer de braquet et d'approfondir les investigations sur les pathologies directement subies par les femmes. L'objectif est qu'elles puissent bénéficier, elles aussi, le cas échéant, d'un mécanisme de réparation comparable à celui dont profitent les hommes au travers du FIVP.

Sans la science, il n'y a pas d'objectivation ; or, sans objectivation, aucune perspective d'indemnisation sérieuse et robuste n'est envisageable. L'enjeu est donc immense !

Mes chers collègues, je tiens à souligner que les travaux que j'ai menés au nom de la commission m'ont également permis de prendre la pleine mesure de l'investissement de l'État dans la lutte contre les effets de cette molécule dans les Antilles françaises.

Le plan chlordécone IV constitue une réponse significative, certes encore insuffisante, mais sans commune mesure avec les précédentes versions de ce dispositif. Il marque un effort plus structuré, avec un accent porté sur l'ensemble de la chaîne de la contamination : prévention, recherche et accompagnement des victimes.

J'appelle votre attention sur ce dernier point. L'association Phyto-Victimes – que je connais très bien –, présente en Martinique et depuis peu en Guadeloupe, joue un rôle d'orientation et d'accompagnement des personnes contaminées et potentiellement éligibles au FIVP.

Or cette association m'a alertée sur des risques de coupes budgétaires qui pourraient mettre en péril son action en faveur de ces territoires à partir de 2026. Le Gouvernement peut-il nous apporter la garantie que les crédits destinés à financer l'action de Phyto-Victimes dans ces territoires seront maintenus ?

Mes chers collègues, nos compatriotes ultramarins nous regardent et comptent sur nous pour avancer sur ce long chemin de la reconnaissance et du symbole.

Les modifications apportées par la commission permettent d'aboutir à un texte équilibré, qui reconnaît les souffrances et les préjudices subis par les populations des Antilles françaises.

Le Parlement est, avec le chef de l'État, le seul à même d'universaliser, en les reconnaissant, les souvenirs douloureux et les peurs du présent. Il me semble que ce pas en avant ferait l'honneur de notre Haute Assemblée. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – M. Teva Rohfritsch applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat.

M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, deux mois après l'examen de la proposition de loi déposée par Dominique Théophile et les membres du groupe RDPI, nous voici de nouveau réunis pour examiner un texte sur le sujet grave et important de l'usage du chlordécone aux Antilles.

Je profite de l'occasion pour saluer de nouveau le travail effectué par notre collègue Nadège Havet, rapporteure en avril dernier du texte que je viens de mentionner, un travail difficile sur un sujet si délicat.

Cette fois-ci, il s'agit d'une proposition de loi adoptée en janvier 2024 à l'Assemblée nationale.

Pour celles et ceux qui n'auraient pas suivi le débat précédent, je rappelle que le chlordécone est un pesticide utilisé pendant plus de vingt ans dans les bananeraies aux Antilles, notamment en Guadeloupe et en Martinique, du début des années 1970 au début des années 1990.

Le premier problème est que pesticide a une rémanence particulièrement forte : les nappes phréatiques et la chaîne alimentaire sont contaminées par la molécule pour plusieurs siècles.

Les personnes sont également contaminées : ainsi, plus de 90 % des Antillais ont cette molécule dans leur sang. Si, pour certains, le taux de chlordécone relevé est insuffisant pour être dangereux, pour d'autres, la contamination se traduit par des troubles neurologiques, des problèmes d'infertilité, des cancers et même des malformations congénitales pour les enfants exposés in utero.

Je rappelle ce chiffre effrayant : le taux d'incidence des cancers de la prostate est deux fois supérieur dans les Antilles à celui constaté dans l'Hexagone.

Un autre problème fait du sujet du chlordécone un véritable scandale : l'État savait.

Il a sciemment autorisé l'utilisation d'un produit dont plusieurs rapports ont reconnu, puis confirmé très tôt sa dangerosité, dans les années 1970 et dans les années 1980. Je rappelle que les États-Unis avaient interdit ce produit dès 1976, précisément pour cette raison. Il s'agit donc non pas d'un accident, mais de décisions administratives prises en connaissance de cause.

Même après l'interdiction tardive du produit, en 1990, une dérogation sera encore accordée pour les Antilles jusqu'en 1993.

Les responsabilités dans ce scandale n'ont jamais été clairement reconnues et cette lacune ne contribue nullement à apaiser la colère, légitime, des nombreuses victimes.

Enfin et surtout, le problème est que toutes les victimes n'ont pas obtenu réparation des dommages causés par leur exposition au chlordécone.

Certes, certaines d'entre elles ont pu bénéficier d'un système d'indemnisation : depuis 2021, le cancer de la prostate est reconnu comme maladie professionnelle chez les travailleurs de bananeraies qui ont été exposés au pesticide. Une indemnisation est également possible pour les enfants qui y ont été exposés in utero et qui présentent certaines pathologies.

Il serait toutefois hypocrite, et surtout injuste, de ne pas reconnaître les pathologies liées au chlordécone dont souffrent les victimes qui n'entrent dans aucune de ces catégories.

En effet, comme le rappelait Mme la rapporteure, les femmes ne peuvent pas obtenir réparation sur le fondement des mécanismes existants.

C'est pourquoi nous nous réjouissons sincèrement de l'amendement adopté en commission, qui vise à fixer comme objectif la recherche de pathologies développées par les femmes en raison d'une exposition au chlordécone. C'est le minimum que nous leur devons.

Le texte prévoit aussi la reconnaissance de la responsabilité de l'État dans les préjudices subis, responsabilité devenue en commission la « part de » responsabilité. Sur ce point, notre groupe soutient l'idée selon laquelle la responsabilité est partagée entre une multitude d'acteurs, y compris au niveau local. Si l'État savait, il n'était pas le seul, comme vous l'avez rappelé, monsieur le ministre.

Enfin, ayons l'honnêteté de le dire, cette proposition de loi a une portée symbolique. « L'État s'assigne pour objectif » n'est pas une formule juridiquement très engageante.

Aussi, nous voterons ce texte, tout en espérant qu'elle trouvera rapidement une traduction beaucoup plus concrète. Les victimes ont besoin non pas de promesses, mais d'actes. (M. le président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Louis-Jean de Nicolaÿ. (M. Jean-Marc Delia applaudit.)

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. Madame la présidente, monsieur le ministre d'État, mes chers collègues, nous sommes appelés aujourd'hui à nous exprimer sur un sujet d'une gravité sanitaire, environnementale et humaine majeure : la pollution persistante au chlordécone en Martinique et en Guadeloupe.

Ce pesticide hautement toxique, utilisé pendant plus de vingt ans dans les bananeraies antillaises, a laissé une trace indélébile sur ces territoires, constituant un dossier exemplaire de défaillance systémique.

Nous avons désormais la responsabilité d'apporter une réponse structurelle et juste à cette crise, et de pallier la carence de l'État, qui a été pour le moins peu diligent, que ce soit en matière de mesures de précaution comme de reconnaissance officielle.

Cela passe à la fois par la science, par le droit, et par une volonté politique sans ambiguïté. Mais il est tout aussi nécessaire de replacer cette affaire dans son contexte historique et territorial.

L'usage du chlordécone débute en 1972 dans les Antilles françaises, alors que la banane constitue la principale ressource économique locale. La filière est confrontée à un ravageur redoutable, le charançon du bananier, qui menace la viabilité de nombreuses exploitations.

Le chlordécone, qui bénéficie déjà d'autorisations aux États-Unis, apparaît alors comme le seul produit efficace disponible. Il est homologué en France malgré des signaux d'alerte encore peu exploités.

Dans les années 1970 à 1990, la toxicité à long terme de la molécule est insuffisamment prise en compte. Des suspensions ont lieu, suivies de dérogations, jusqu'au retrait définitif du produit en 1993.

Cela n'excuse pas les manquements graves dans la gestion de la crise ni l'inaction administrative qui s'en est suivie, mais cela invite à nuancer le récit d'une décision cynique ou pleinement consciente.

L'État a certes failli, mais dans un contexte où les connaissances, les urgences économiques et les logiques agricoles de l'époque ont pesé lourdement sur les choix politiques.

Ce débat s'inscrit dans le prolongement d'une action publique ancienne. Dès 2008, c'est François Fillon, alors Premier ministre, qui lança le premier plan chlordécone à la suite des travaux parlementaires conduits sous la précédente majorité. Ce fut le point de départ d'une politique structurée en matière de dépollution, de recherche et de prévention sanitaire.

Le quatrième plan, en cours jusqu'en 2027 et doté d'un budget réévalué à 130 millions d'euros, soit un montant supérieur à celui des trois plans précédents cumulé, est aujourd'hui le fer de lance de la politique publique du Gouvernement pour réduire l'exposition de la population à ce pesticide.

Rapporteur pour avis de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable sur les crédits relatifs à la mission « Cohésion des territoires » depuis 2017, je m'exprime chaque année sur ces différents plans chlordécone qui font partie de mon périmètre d'examen au titre du programme 162 « Interventions territoriales de l'État », dit Pite.

C'est l'occasion pour moi d'insister – l'ensemble de mes collègues concernés par ce sujet le savent – sur le rôle central et incisif du Sénat dans la construction, la sécurisation et l'évaluation de ces plans.

Nous n'avons pas hésité, en ce qui concerne le dernier plan, à user de nos prérogatives budgétaires et législatives pour défendre la stabilité des moyens financiers, améliorer la gouvernance, accélérer l'exécution sur le terrain et garantir que les victimes soient reconnues. Nous n'avons pas non plus hésité à endosser un rôle de vigie sur l'exécution réelle des crédits, dénonçant un gaspillage potentiel dans le cas où ceux-ci ne sont pas consommés. Enfin, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a largement alerté sur les manques en matière de recherche, de transparence et de pilotage.

Vous pouvez le constater, ce sujet est loin d'être délaissé par le Sénat.

Certes, ces plans témoignent d'une réelle action de l'État, mais est-ce suffisant ?

En tout état de cause, la réponse à apporter est largement perfectible et doit indéniablement s'inscrire dans une dimension globale et compatissante.

Je le dis ici avec gravité : la République ne peut pas rester sourde à cette souffrance. Elle ne peut pas se retrancher derrière le mur du temps ou les complexités juridiques. Compte tenu de l'enjeu pour nos territoires, l'action de l'État doit être objectivée et beaucoup plus efficace.

La proposition de loi que nous examinons ce jour nous en offre en partie l'occasion, même si nous regrettons le choix de recentrer le dispositif autour de la reconnaissance symbolique de la responsabilité de l'État et des différents objectifs de réparation.

Je ne reviendrai pas sur les dernières péripéties législatives et m'en tiendrai à ce à quoi cette proposition de loi contribuera. À ce titre, le positionnement de Mme la rapporteure emporte globalement notre adhésion, notamment parce qu'elle reconnaît que l'État a sa part de responsabilité, tout en laissant ouverte la détermination de coresponsabilités possibles, et parce qu'elle souhaite renforcer la recherche à destination des femmes exposées au chlordécone.

En revanche, concernant la reconnaissance d'un préjudice moral d'anxiété, telle qu'elle a pu être dégagée par la jurisprudence administrative, il nous semble que les propositions du Gouvernement sont plus adaptées.

En conclusion, parce que les territoires ultramarins ne doivent plus être les angles morts de la République, parce que le devoir d'équité territoriale, de santé publique et de transparence s'impose à tous les gouvernements, quels qu'ils soient, parce qu'il est temps que l'État tienne enfin ses engagements et parce qu'il est primordial de rétablir la confiance, le groupe Les Républicains, au nom duquel j'interviens aujourd'hui, votera en faveur de la proposition de loi telle qu'elle a été modifiée en commission. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. le président de la commission applaudit également.)