B. UNE POLITIQUE DE RETOUR TOUJOURS AUSSI LABORIEUSE
1. Un découplage croissant entre édiction et exécution des mesures d'éloignement
Le décrochage des mesures d'éloignement exécutées par rapport aux mesures prononcées n'est pas nouveau et a déjà été abondamment mis en évidence par la commission des lois6(*). Il ne fait toutefois que s'accentuer sur les dernières années. Selon les données transmises par le ministère de l'intérieur, l'administration et les juges prononcent désormais davantage de mesures d'éloignement qu'à la veille de la crise sanitaire (152 181 en 2019 contre 153 042 en 2022 ; 153 042 au premier semestre 2023)7(*). En parallèle, l'augmentation des éloignements exécutés est à peine perceptible. Alors que la disparition des contraintes liées à la crise sanitaire aurait dû permettre une reprise des éloignements, celle-ci ne s'est de toute évidence pas matérialisée. La police aux frontières (PAF) a ainsi procédé à 11 410 retours forcés en 2022 contre 10 091 en 2021 et nous sommes loin d'avoir retrouvé nos capacités d'éloignement pré-pandémiques. Pour mémoire 18 906 retours forcés avaient encore été exécutés en 2019 et 32 912 en 20118(*).
Source : Commission des lois à partir des données actualisées transmises par le ministère de l'intérieur9(*)
* Premier semestre 2023
Sous les réserves méthodologiques d'usage10(*), l'effondrement du taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) sur la dernière décennie reste le premier symbole d'une politique d'éloignement en échec et d'un affaissement inquiétant de l'autorité de l'État. Aucune éclaircie n'est en vue pour l'année 2023, avec un taux d'exécution de 6,9 % et moins de 5 000 OQTF exécutées au premier semestre. En l'absence de sursaut, tout laisse à penser que ce taux restera en fin d'année pour la quatrième fois consécutive sous la barre peu glorieuse de 7 %.
L'argument selon lequel la France présente de meilleures performances d'éloignement que ses partenaires européens doit enfin être relativisé. Il est vrai que nous occupons le premier rang en termes de volumes d'éloignement en 2022 - 8 640 contre 8 615 en Suède, 7 730 en Allemagne et 4 515 en Espagne selon Eurostat. Il n'en demeure pas moins que nous éloignons deux fois moins qu'avant la crise sanitaire (15 615 éloignements en 2019) et que notre première place résulte davantage de la forte détérioration des éloignements réalisés par nos principaux voisins que d'un supposé regain de performance hexagonal. À titre d'illustration, l'Allemagne a comptabilisé jusqu'à 74 080 retours en 2016 et en enregistrait encore 25 140 en 2019.
2. Une augmentation des capacités d'éloignement trop réduite et trop lente
Les rapporteurs ne minorent pas le parcours d'obstacle auxquels sont confrontés les agents de la PAF, dont le dévouement est remarquable, pour exécuter les décisions d'éloignement. Les difficultés à identifier avec certitude les intéressés, la saturation du parc de rétention administrative, les décisions défavorables des juges administratifs et judiciaires ou encore l'absence de délivrance des laissez-passer consulaires (LPC) dans les délais utiles sont autant d'éléments susceptibles de faire échouer l'éloignement, à tout moment de la procédure. L'absence de LPC représente notamment un obstacle impossible à surmonter dans bien des cas, malgré une légère amélioration du taux moyen de délivrance dans les délais en 2022 (66 % contre 54 % l'année précédente). Cette moyenne recouvre néanmoins des réalités disparates, en particulier s'agissant des trois États du Maghreb qui représentent 51 % des demandes de LPC et avec des taux de délivrance dans les délais bien inférieurs à la moyenne au premier semestre 2023 (32,3 % pour l'Algérie, 32 % pour la Tunisie et 45,7 % pour le Maroc).
Plusieurs dispositions introduites en première lecture par le Sénat au projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration favoriseront l'effectivité des éloignements telles que l'augmentation de la durée maximale des décisions d'éloignement, la limitation des protections dont bénéficient certains étrangers contre ces mesures ou encore l'inscription dans la loi de la possibilité de restreindre les visas et de moduler l'aide au développement à l'encontre des États peu coopératifs dans la lutte contre l'immigration irrégulière. Cette rénovation des outils juridiques à la disposition de l'administration ne pourra toutefois produire de résultats tangibles qu'à la condition d'être accompagnée d'un effort budgétaire conséquent de renforcement des capacités matérielles d'éloignement.
Force est de constater que le budget proposé pour 2024 ne permettra pas d'atteindre cet objectif et, notamment, de répondre aux difficultés d'un dispositif de rétention administrative qui touche ses limites. Malgré les hautes ambitions affichées, le développement des capacités des centres de rétention administrative (CRA) se poursuit à un rythme lent. Si 102 places supplémentaires doivent prochainement être livrées pour une capacité totale de 1 959 places en 2024 (livraison du CRA d'Olivet - 90 places- et extension de celui de Perpignan - 12 places), la prochaine programmée est celle du CRA de Bordeaux (140 places) et ne devrait pas intervenir avant 2026.
Source : Commission des lois à partir des données actualisées transmises par le ministère de l'intérieur
Cet état de fait rend plus qu'improbable le respect de la trajectoire fixée dans la LOPMI (3 000 places à horizon 2027), et ce d'autant plus que d'importants chantiers de sécurisation vont devoir être conduits dans les prochains mois en conséquence, notamment, des instructions ministérielles du 3 août 2022 qui ont conduit à privilégier le placement en CRA des profils les plus dangereux pour l'ordre public. Par ailleurs, le taux d'éloignement des étrangers placés en CRA stagne à 43,2 %.
De la même manière, l'extension des locaux de rétention administrative reste modique, avec 166 places disponibles au 1er janvier 2023, dont 35 en outre-mer, et 43 places supplémentaires programmées pour 2024.
3. Quelques signes positifs de faible envergure
Plusieurs éléments encourageants doivent néanmoins être relevés pour l'année 2024, sans qu'ils ne soient de nature à changer le constat d'ensemble d'un sous-financement chronique de la politique de retour. Peuvent notamment être cités :
- un dynamisme des retours aidés qui se confirme avec 4 981 étrangers retournés par cette voie dans leur pays en 2022 et 3 564 au premier semestre 2023 selon les données transmises par l'Ofii. Ces bons résultats proviennent, d'une part, de la disparition des contraintes sanitaires et, d'autre part, des premiers effets la réforme des aides au retour volontaire afin de les rendre plus incitatives. Un arrêté du ministre de l'intérieur du 11 octobre 2023 a ainsi revalorisé les montants des pécules attribués, tout en les rendant fortement dégressif et en conditionnant directement le versement de cette aide à l'édiction d'une mesure d'éloignement ;
- l'attribution par le gouvernement britannique d'une somme de 540 M€ sur trois ans afin de lutter contre le phénomène des « small boats », en application de l'accord de Sandhurst du 10 mars 2023. Selon les informations figurant dans les documents budgétaires, cette sécurisation des crédits permet d'envisager des projets de long terme et notamment l'aménagement d'un CRA en zone Nord ;
- le fléchage de 12 M€ supplémentaires vers la PAF afin de financer la modernisation de ses équipements (acquisition de drones, d'intercepteurs nautiques, etc.).
* 6 Voir notamment : rapport d'information n° 626 (2021-2022) de François-Noël Buffet « Services de l'État et immigration, retrouver sens et efficacité », 10 mai 2022 ; rapport n° 433 (2022-2023) de Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère sur le projet de loi n° 304 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, 15 mars 2023.
* 7 Avec une répartition pour 2022 et le premier semestre 2023 de respectivement 134 280 et 72 738 obligations de quitter le territoire français, 2 051 et 1 300 interdictions de territoire français, 344 et 280 expulsions ainsi que 16 367 et 7 633 réadmissions.
* 8 Projets annuels de performance « Immigration, Asile et Immigration » des PLF pour 2013 et 2021.
* 9 Des retraitements de données portant sur les années 2016 à 2022 expliquent les évolutions marginales observées par rapport aux données présentées l'année précédente.
* 10 Le taux d'exécution des OQTF est un indicateur comportant plusieurs limites liées à l'existence d'un décalage temporel entre l'émission de la mesure et son exécution, à l'impossibilité d'exécuter certaines OQTF le temps que les recours juridictionnels les visant soient purgés, des difficultés à quantifier avec certitude le nombre de retours spontanés ainsi que de la possibilité qu'un même étranger fasse l'objet de plusieurs OQTF distinctes.