B. UNE " USINE À GAZ " PLEINE D'INCERTITUDES
1. Des dépenses très lourdes...
Les
dépenses du fonds de financement de la réforme des cotisations
patronales de sécurité sociale sont
énumérées par le présent article.
Outre les frais de gestion administrative du fonds, ses dépenses sont
constituées par le versement, aux régimes de
sécurité sociale concernés, des montants correspondant
à la prise en charge :
- de la " ristourne dégressive " ;
- de l'extension du dispositif d'allégement des charges sociales de
1,3 à 1,8 SMIC ;
- de l'aide incitative à la réduction du temps de travail - aide
pérenne et générale, appelée
aide
structurelle
- qui prendrait la forme d'un allégement des
cotisations patronales de 4.000 francs par salarié et par an.
Les dépenses que le fonds de financement de la réforme des
cotisations patronales de sécurité sociale aura à
supporter sont évaluées à
64,5 milliards de francs
en 2000 :
- 39,5 milliards de francs au titre de la " ristourne
dégressive ", auparavant prise en charge par le budget de
l'emploi ;
- 7,5 milliards de francs au titre de l'extension des exonérations de
cotisations patronales de 1,3 à 1,8 SMIC ;
- 17,5 milliards de francs, pour assurer le financement de l'aide structurelle.
Ces dépenses représentent un montant considérable. Par
ailleurs, il convient de rappeler que l'article L. 131-7 du code de la
sécurité sociale, issu de l'article 5 de la loi n° 94-637 du
25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale, dite
" loi Veil ", dispose que
" toute mesure
d'exonération, totale ou partielle, de sécurité sociale
[...]
donne lieu à compensation intégrale aux
régimes concernés pendant le budget de l'Etat pendant toute la
durée d'application ".
En l'occurrence, le fonds de financement se substituera à l'Etat pour
compenser les exonérations de cotisations patronales proposées.
L'Assemblée nationale, à l'initiative de Mme Jacqueline Fraysse,
a adopté un amendement précisant que l'Etat garantit le
financement des allégements de charges.
Le fonds de financement devra assurer des dépenses bien plus importantes
encore,
" à terme "
, lorsque l'ensemble des entreprises
sera passé aux " 35 heures "
26(
*
)
:
- l'allégement sur les bas et moyens salaires, correspondant à
l'actuelle " ristourne dégressive " ainsi qu'à
l'extension du dispositif, représentera un coût de 65 milliards
de francs ;
- l'aide structurelle à la réduction du temps de travail se
traduira par un coût de 40 milliards de francs.
Soit un total de 105 milliards de francs.
Toutefois, il existe des incertitudes sur le montant des dépenses
assurées par le fonds de financement.
L'exposé des motifs du présent projet de loi indique que
" à terme, ses dépenses seront de l'ordre de 100 à
110 milliards de francs par an ".
Le Gouvernement lui-même ne
peut donc chiffrer avec précision le coût du dispositif qu'il
propose.
D'autre part, les modalités de financement du fonds dont le
présent article propose la création reposent sur une
incohérence conceptuelle. Alors que les " 35 heures " ont pour
objectif, dans l'esprit du Gouvernement, de créer des emplois, le
dispositif postule paradoxalement la stabilité des emplois, le montant
des crédits prévus, au titre de la " ristourne
dégressive " en particulier, n'étant pas appelé
à évoluer.
Si la réduction du temps de travail crée des emplois en grand
nombre, c'est-à-dire si les allégements de charges sociales
concernent un nombre croissant d'emplois, les dépenses prises en charge
par le fonds de financement seront bien plus élevées.
Pourtant, l'aspect le plus grave n'est pas là. La capacité
à financer ces recettes, en effet, est pour le moins incertaine.
En fait, le financement du passage aux " 35 heures " n'est pas
assuré.
2. ... et des recettes incertaines
Le volet
recettes du fonds de financement de la réforme des cotisations
patronales de sécurité sociale est la source de très vives
interrogations et inquiétudes pour votre rapporteur pour avis, en raison
de son caractère extrêmement incertain.
Son homologue de l'Assemblée nationale, M. Jérôme Cahuzac,
n'est d'ailleurs pas loin de partager ce sentiment. Il estime ainsi, dans son
avis
27(
*
)
sur le présent
projet de loi de financement, que
" des garanties doivent être
données sur le financement ".
A cet égard, l'adoption par l'Assemblée nationale d'un amendement
présenté précisément par M. Cahuzac,
précisant que
" les recettes et les dépenses du fonds
doivent être équilibrées, dans les conditions
prévues par les lois de financement de la sécurité
sociale "
n'est par fortuite.
a) Le dispositif initial du Gouvernement
•
Les recettes du fonds de financement sont énumérées par le
présent article.
Au nombre de sept dans le dispositif initial du Gouvernement, elles devaient
financer les dépenses décrites plus haut de la manière
suivante :
- les dépenses engagées au titre du financement de
la
" ristourne dégressive "
, soit
39,5 milliards de
francs
, sont assurées par l'affectation au fonds de financement
d'une
fraction du produit du droit de consommation sur les tabacs
manufacturés
actuellement versé au budget de Etat ;
l'article 29 du projet de loi de finances pour 2000 permet cette affectation,
à hauteur de 85,50 % du produit de ce droit de consommation, soit
précisément 39,5 milliards de francs en 2000 ;
-
l'extension de l'exonération des cotisations patronales de 1,3
à 1,8 SMIC
, dont le coût devrait s'établir
à
7,5 milliards de francs
en 2000, ne pourra être
financée que par la
création de deux nouveaux
prélèvements, réalisée par le présent projet
de loi
:
* en premier lieu,
une contribution sociale
(article 3 du projet de
loi de financement)
, au taux de 3,3 %, sur les bénéfices des
sociétés réalisant plus de 50 millions de francs de
chiffre d'affaires
viendrait prendre le relais de la surtaxe temporaire sur
les bénéfices des sociétés instaurée en
1997
28(
*
)
, et devrait rapporter
4,3 milliards de francs
en 2000 ;
*
en second lieu,
l' " écotaxe "
(article 4), c'est-à-dire l'extension, en 2000, de l'assiette de la
taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) aux
granulats, aux phosphates et aux produits phytosanitaires (puis à la
consommation d'énergie en 2001), serait à la charge des
entreprises et devrait engendrer un produit fiscal estimé à
3,2 milliards de francs
en 2000.
- le financement de l'aide structurelle
, soit
17,5 milliards de
francs
en 2000,
était assuré, dans le dispositif
initial du Gouvernement, de deux manières :
*
par
une dotation budgétaire
de 4,3 milliards de
francs
, qui est inscrite au budget de l'emploi pour 2000, et qui peut
être considérée comme une subvention de l'Etat au fonds de
financement de la réforme des cotisations patronales de
sécurité sociale (par ailleurs, 2,5 milliards de francs sont
destinés aux aides incitatives à la réduction du temps de
travail dans le cadre de la loi " Robien ", mais n'ont pas vocation
à être intégrés dans le nouveau fonds
29(
*
)
) ; l'Assemblée nationale,
à l'initiative de sa commission des finances, saisie pour avis, a
adopté un amendement précisant que la contribution de l'Etat est
déterminée
" dans les conditions fixées par la loi
de finances "
;
* par une mise à contribution des
organismes de protection
sociale, évaluée entre 11,5 et 12,5 milliards de francs
, et
dont la répartition ne s'opérait pas selon des critères
clairs et objectifs : l'UNEDIC aurait dû être mise à
contribution pour un montant compris entre 6 et 7 milliards de francs, et
les caisses de sécurité sociale à hauteur de
5,5 milliards de francs.
Il convient donc de constater que les dépenses du fonds, soit
64,5 milliards de francs en 2000, n'étaient couvertes par ses
ressources qu'à hauteur de 62,8 à 63,8 milliards de francs.
Toutefois, le produit de la taxation des heures supplémentaires,
évalué entre 5,4 et 9 milliards de francs, et qui devait assurer
la trésorerie du fonds, aurait dû permettre d'apporter le
complément de financement.
• Ce dispositif initial prévoyait ainsi une participation
financière conséquente des organismes sociaux au financement des
35 heures.
L'argument du Gouvernement consistait à affirmer que, en raison des
moindres dépenses et des suppléments de recettes
résultant, pour les régimes sociaux, des créations
d'emplois engendrées par la réduction du temps de travail, les
organismes de protection sociale devaient participer au financement des 35
heures. Le Gouvernement parlait du " recyclage " des économies
de la sécurité sociale.
Or, ce " recyclage ", parfois aussi appelé
" autofinancement ", était particulièrement
hasardeux : il constituait un véritable pari, reposant sur le
présupposé d'une corrélation quasi mécanique et
proportionnelle entre réduction du temps de travail et créations
d'emplois.
En tout état de cause, les partenaires sociaux étaient
catégoriquement opposés à cette formule, que votre
commission avait déjà critiquée dans le rapport relatif au
débat d'orientation budgétaire, et qui est contraire aux
dispositions de la loi Veil du 25 juillet 1994, selon laquelle tout
allégement de cotisations sociales décidé par l'Etat doit
être intégralement compensé.
•
Le caractère hasardeux de ce mode de financement ne se
posait donc pas tant pour 2000 que pour les années à venir.
La contribution des organismes sociaux aurait pu ne pas être supportable,
qui plus est, si les " 35 heures " ne créent pas d'emplois
à la hauteur des espérances du Gouvernement et des complexes
mécanismes financiers qu'il a échafaudés. Il n'y aurait
pas eu, dès lors, d'économies à " recycler ".
Le Gouvernement n'avait donc pas assuré le financement
ex ante
d'une mesure qu'il a pourtant imposée de manière autoritaire,
tant aux entreprises qu'aux partenaires sociaux. Le financement des 35 heures
n'était donc pas seulement incertain, il était aussi
potentiellement dangereux pour l'équilibre de la sécurité
sociale et des comptes sociaux.
b) Le bricolage, tentative pour sortir d'une impasse de financement ?
Face
à l'hostilité unanime des partenaires sociaux que n'a pas
manqué de provoquer la mise à contribution autoritaire des
organismes de protection sociale, et aux menaces qui pesaient sur l'avenir du
paritarisme en France,
le Gouvernement, reconnaissant son erreur, a
finalement renoncé à une partie de son projet initial.
Cette décision l'a cependant placé dans une situation très
inconfortable, puisque son dispositif n'était plus que partiellement
financé.
L'impasse de financement dans laquelle il s'est lui-même placé l'a
conduit à proposer une nouvelle solution.
Du " recyclage " des économies de la sécurité
sociale, qui constituait pourtant, non seulement l'aspect central du mode de
financement du passage aux 35 heures, mais également la condition du
succès de cette réduction du temps de travail, il n'est
désormais plus question.
L' " autofinancement " de la mesure n'étant plus à
l'ordre du jour, le Gouvernement a donc été contraint de trouver,
dans l'urgence, d'autres sources de financement.
Ainsi, sa solution consiste-t-elle à :
-
procéder à une
nouvelle affectation de recettes
au bénéfice du fonds de financement de la réforme des
cotisations patronales de sécurité sociale, celle des
droits
sur les alcools
;
-
mobiliser
le produit de la taxation des heures
supplémentaires, également affecté au fonds de
financement.
Le produit du droit de consommation sur les alcools est aujourd'hui
affecté, à hauteur de 12 milliards de francs en 1999, au fonds de
solidarité vieillesse.
5,6 milliards de francs
au titre de ce
produit changeront d'affectation, et alimenteront le fonds de financement de la
réforme des cotisations patronales de sécurité sociale, en
lieu et place des provisions de même montant qui avaient
été réalisées sur les comptes des caisses du
régime général.
Les provisions qui avaient ainsi été constituées
abonderont, quant à elles, le FSV, dont les excédents qui
devraient être dégagés en 2000 devaient initialement
être affectés au fonds de réserve des retraites !
Le Gouvernement a, ainsi, renoncé à mettre les organismes
sociaux à contribution. Il a préféré les priver
d'une partie de leurs ressources et prélever, avant même qu'il
n'existe, sur le fonds de réserve pour les retraites !
Le produit de la contribution de 10 % sur les heures supplémentaires,
payée par les entreprises qui ne sont pas encore passées aux
" 35 heures ", sera affecté au fonds de financement
susmentionné, suite à la décision de ne plus
" ponctionner " l'UNEDIC.
Le Gouvernement affirme, ainsi, que le financement de son dispositif sera
assuré pour 2000.
Il est toutefois permis d'en douter
, ne serait-ce qu'en raison des
incertitudes qui pèsent sur l'évaluation du produit de la
taxation des heures supplémentaires, comme l'a rappelé notre
collègue Louis Souvet dans son rapport précité sur le
projet de loi relatif à la réduction négociée du
temps de travail. Alors que l'étude d'impact annexée à ce
dernier projet de loi évalue le produit de cette taxation à 9
milliards de francs, Mme Martine Aubry a parlé à
l'Assemblée nationale de 7,5 milliards de francs, le rapport
économique, social et financier du projet de loi de finances pour 2000 a
évoqué 6 milliards de francs, et le rapport de M. Gaétan
Gorce
30(
*
)
, 5,4 milliards de
francs.
Surtout, un réel problème de financement se pose pour les
années à venir.
En effet, la taxation des heures supplémentaires est par nature
provisoire, puisque l'ensemble des entreprises devront être
passées aux " 35 heures " au 1
er
janvier 2002.
Dès lors, les salariés bénéficieront des
compensations financières attachées à la
réalisation d'heures de travail supplémentaires.
Par ailleurs, il était initialement prévu que le produit de cette
taxation ne soit pas directement affecté au fonds de financement, mais
lui serve de réserve de trésorerie. Son affectation et sa nature
même viennent donc d'évoluer radicalement.
Lorsque le dispositif sera pleinement opérationnel, il manquera
environ 20 milliards de francs par an, puisque le produit de la taxation des
heures supplémentaires aura disparu.
Il apparaît d'ailleurs extrêmement important de veiller à ce
que les opérateurs du fonds ne puissent en aucun cas être
financés par emprunt ou avances :
Le fonds étant une débudgétisation de compensations aux
régimes de sécurité sociale principalement
financées par l'impôt, autoriser le fonds, établissement
public national à caractère administratif, à recourir
à l'emprunt consisterait une débudgétisation de la dette
de l'Etat qui s'ajouterait à celle des opérations prises en
charges par l'établissement, débudgétisation qui nuirait
à la clarté des comptes de l'Etat ;
Le fonds supportant exclusivement des dépenses courantes et
répétitives, il serait de mauvaise méthode de permettre le
financement de ses opérations par recours à l'endettement ;
Les incertitudes pesant sur le financement du dispositif de compensation des
charges des 35 heures sont telles qu'il convient d'emblée d'exclure le
recours à des expédients pour assurer le financement des
dépenses prises en charge par le fonds.
Votre rapporteur pour avis estime donc essentiel que le fonds de financement ne
puisse recourir à l'emprunt et aux avances et que cette interdiction
soit expressément prévue par le projet de loi de financement.
Le financement des " 35 heures " n'est donc toujours pas
assuré, à terme. Ainsi, à une " usine à
gaz " a succédé une autre " usine à
gaz ".