II. UNE FRAGILITÉ LATENTE
Les prévisions du projet de budget pour 2000 paraissent assez largement bâties sur le sable des déficits cumulés des exercices précédents. A l'origine de la situation dégradée des comptes des organismes, se trouve une crise des ressources publicitaires dont la prolongation est source d'inquiétude sur la capacité de l'audiovisuel public à mettre en oeuvre les stratégies de développement indispensable à son entrée dans l'ère numérique.
A. LA CRISE DES RESSOURCES PUBLICITAIRES
On peut
saisir cette crise à travers les prévisions de recettes de 1999
à France Télévision.
Les objectifs fixés par la loi de finances de 1999 étaient en
progression, pour France Télévision, de 1,8 % par rapport
à ceux de 1998, mais de 3,5 % par rapport aux réalisations
de la même année, comme le montre le tableau ci-dessous.
En MF H.T. |
1998 |
1999 |
Evolution en % |
||
|
Loi de finances |
Réalisations |
Loi de finances |
/LDF 98 |
/ R 98 |
France 2 |
2 514 |
2 487 |
2 526 |
+ 0,5 % |
+ 1,6 % |
France 3 |
1 744 |
1 701 |
1 807 |
+ 3,6 % |
+ 6,2 % |
Total France Télévision |
4 258 |
4 188 |
4 333 |
+ 1,8 % |
+ 3,5 % |
Avec la
dégradation de l'audience des chaînes publiques, les objectifs de
1999 présentaient un risque non négligeable, notamment pour
France 3, pour laquelle une croissance réelle de + 6,2 %
était irréaliste.
C'est pourquoi, à la suite de la répartition d'un excédent
exceptionnel de perception de redevance, l'Etat a réduit le montant de
publicité nette retenu en 1999 pour les budgets de France 2 et France 3.
Par lettre commune du 8 juin 1999, la ministre de la culture et de la
communication et le secrétaire d'Etat au budget ont notifié les
nouveaux objectifs résultant de cette décision, retracés
dans le tableau suivant.
En MF |
Réalisations 1998 |
Objectifs 1999 modifiés |
Évolution en % |
France 2 |
2 487 |
2 511 |
+ 1,0 % |
France 3 |
1 701 |
1 772 |
+ 4,2 % |
France Télévision |
4 188 |
4 283 |
+ 2,3 % |
Ces
rectifications ne permettront pas pour autant d'équilibrer comptes de
France 2 et de France 3 en 1999.
En effet, comme le montre le tableau ci-dessous, les résultats
enregistrés sur les sept premiers mois de 1999 sont en retard sensible
par rapport aux objectifs modifiés, et le rattrapage est improbable
d'ici la fin de l'année.
En MF (HT) |
Objectifs corrigés au 31 juillet 99 |
Réalisations au 31 juillet 99 |
Ecart sur objectifs 99 (MF) |
France 2 |
1 400 |
1 324 |
- 76 |
France 3 |
999 |
923 |
- 76 |
France Télévision |
2 399 |
2 247 |
- 152 |
Cette
situation s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs :
- l'affaiblissement relatif du marché
" télévision " par rapport aux autres grands
supports : au premier semestre 1999, les ventes publicitaires de
l'ensemble des chaîne TV ont crû de + 6 % sur 1998, contre +
9,6 % pour la presse et + 11,7 % pour la radio.
- le renforcement de la concurrence, du fait à la fois de
l'évolution des performances en audience (chacune des deux chaînes
privées gagne près d'1 point de part d'audience sur les
ménagères de moins de 50 ans) et de l'allongement des
écrans de coupure de TF1.
- une réelle déstabilisation du marché, sous l'effet des
différentes mesures de limitation publicitaire envisagées sur les
chaînes publiques, certains annonceurs privilégiant dès
cette année les télévisions commerciales dans
l'affectation de leur budget.
- enfin et surtout, la régression des audiences de France 2 et de France
3 notamment sur les tranches horaires les plus porteuses de chiffre d'affaires,
est sensible et inquiétante, comme le montre le tableau
suivant.
PART D'AUDIENCE (TRANCHE 19 H - 22 H) |
||||||
Ménagères <50 |
1996 |
1997 |
1998 |
1999 |
||
France 2
|
22,3 |
21,4 |
19,3 |
18,8 |
(-4 %) |
|
Ecrans publicitaires |
20,2 |
18,6 |
17,0 |
15,4 |
(-11 %) |
|
France 3
|
17,0 |
16,1 |
14,9 |
14,3 |
(-6 %) |
|
Ecrans publicitaires |
16,6 |
16,3 |
15,4 |
13,8 |
(-12 %) |
On notera en particulier qu'au premier semestre 1999, l'efficacité des écrans publicitaires diffusés par France Télévision a diminué de 11 à 12 % par rapport aux 6 premiers mois de l'année précédente ; par rapport à 1996, la chute est de- 24 %sur France 2 et de - 17 % sur France 3.
*
* *
Cette situation, qui prolonge celle de 1998, pourrait à la rigueur susciter la satisfaction des partisans les plus virulents de la restructuration à marche forcée des finances de chaînes publiques. Une fois n'est pas coutume : le marché aurait précédé la décision politique. Votre rapporteur y voit plutôt la traduction d'une faiblesse de l'image du secteur public, et la marque d'une fragilité financière qui ne laissent pas de l'inquiéter.
B. UNE SITUATION FINANCIÈRE DÉGRADÉE
Selon
certaines informations, la situation exposée ci-dessus pourrait conduire
France Télévision à enregistrer en 1999 un déficit
budgétaire avoisinant 200 millions de francs. Lors de son audition
par votre commission, le ministre de la culture a estimé, sans
dissimuler le caractère préoccupant de l'évolution des
comptes, que le déficit budgétaire serait inférieur
à cette somme.
Votre rapporteur ne dispose pas des éléments qui lui
permettraient d'affiner ces prévisions. Il est du reste suffisant de
noter qu'elles s'inscrivent dans une tendance à la dégradation
comptable tout à fait préoccupante.
Les bilans pour 1998 de France 2 et de France 3, publiés
dernièrement par le CSA, fournissent des informations
intéressante à cet égard.
Le résultat budgétaire de France 2 a été
déficitaire de 103,6 millions de francs en 1998 (contre
12,2 millions de francs en 1997), en raison d'un fort décalage
entre la progression des charges (+ 77,8 millions de francs) et celle des
recettes (+25,8 millions de francs) par rapport aux prévisions. Les
ressources propres ont été inférieures de
37,1 millions de francs par rapport au projet de budget (dont
- 10,3 millions de francs pour les recettes de publicité et de
parrainage). Cette dégradation a été partiellement
compensée par l'octroi, dans le cadre du collectif budgétaire, de
15 millions de francs de ressources supplémentaires de redevance.
Corrélativement, la part de marché publicitaire de France 2 est
passée de 18,3 % à 1997 à 17,1 % en 1998, M6
dépassant la chaîne publique en emportant 18,4 % de part de
marché publicitaire contre 17,4 % en 1997.
Parmi les facteurs explicatifs de cette situation, il faut citer une nouvelle
fois bien entendu la diminution progressive de l'audience, passée de
24,2 % en 1996 à 23,7 % en 1997, puis 22,5 % en 1998. On
a vu ci-dessus que la tendance 1999 confirme cette dégradation. On peut
remonter plus loin : entre 1996 et 1998, France 2 a perdu 7 % de part
d'audience, situation d'autant plus préoccupante qu'elle ne peut
être présentée, que l'on sache, comme la conséquence
d'une programmation plus exigeante et plus proche de la tonalité
" service public " que l'on attend de la grille de France 2.
Ajoutons à la liste des sujets d'inquiétude que le recul de
l'audience de France 2 touche toutes les tranches horaires, mais
spécialement l'avant-soirée (- 8,5 % de part d'audience
entre 18 H et 20 H 30) et la première partie de soirée
(- 9,8 %). Le même phénomène est à
l'origine de la dégradation, évoquée plus haut,
constatée en 1999.
En ce qui concerne France 3, on notera que l'exercice budgétaire 1998
est moins déficitaire que celui de 1997. Cette amélioration
relative est due à la mise en oeuvre d'un programme d'économie,
les dépenses ayant été inférieures de
3,4 millions de francs aux montants inscrits dans les prévisions,
alors que les ressources l'étaient de 1,1 millions de francs.
La prise en compte de structure des ressources conduit cependant à
nuancer le caractère assez optimiste des chiffres qui
précèdent. Les recettes publicitaires de France 3 ont
été inférieures de 43 millions de francs aux montants
prévus, déficit compensé par le versement d'un
complément de redevance de 35 millions de francs et par une
plus-value de recettes de parrainage de 20,1 millions de francs. La part
de marché publicitaire de France 3 est passée de 11,3 % en
1997 à 10,9 % en 1998. Sa part d'audience moyenne a
été de 17 %, stable par rapport à 1997. Elle recule
néanmoins sur une plus longue période, - 4 % entre
1996 et 1998 sur le public de 4 ans et plus. Si France 3 n'a pas perdu
globalement de téléspectateurs de 1996 à 1998, elle a peu
profité de la hausse globale de 5,1 % de l'audience cumulée
de la télévision, et la baisse de sa part d'audience est
particulièrement accentuée en avant-soirée (-11,3 %)
et en soirée (- 5,5 %). Seule la deuxième partie de
soirée (souvent vouée aux émissions culturelles)
enregistre un redressement de + 3,8 %.
C. UN PARI INCERTAIN SUR LES CRÉDITS BUDGÉTAIRES
Toutes
les informations disponibles sur la situation budgétaire de France 2 et
de France 3 conduisent à un diagnostic de précarité :
un cycle de déficits se profile, que le resserrement autoritaire de la
gamme de ressources va accentuer, à moins que les ministres de la
culture n'obtiennent, année après année, les
crédits budgétaires nécessaires à l'apurement des
comptes et au financement de la diversification. Il n'y aura donc pas
d'embellie budgétaire pour France Télévision, seulement
l'épreuve annuelle d'un processus budgétaire dont aucun montage
juridico-financier ne dissimule le caractère
irrémédiablement aléatoire.
L'inscription des crédits de remboursement des exonérations de
redevance à un compte d'affectation spéciale ne saurait faire
illusion à cet égard. Si ce mécanisme offre des
protections contre la régulation en cours d'exercice, rien n'assure la
pérennité de la dotation initiale, soumise, comme l'ensemble des
crédits budgétaires, aux fluctuations de la conjoncture, et dont
au surplus aucun instrument ne permet de mesurer objectivement le niveau
théorique : les exonérations ne font l'objet que
d'évaluations.
En ce qui concerne la redevance, autre source publique de financement dont
chacun reconnaît les avantages (stabilité et
sécurité de la recette), le gel des taux depuis deux ans en
francs constants montre que le gouvernement a fait le choix du réalisme.
Plus d'une fois, votre rapporteur a mis l'accent sur le caractère
archaïque de ce prélèvement qui finance une part de plus en
plus étroite de l'offre audiovisuelle, une part plus étroite
encore de l'offre effectivement consommée, et qui s'analysera de plus en
plus comme la rémunération arbitraire d'une consommation
virtuelle forcée. A plus long terme, la possibilité de recevoir
des émissions de télévision sur les écrans
d'ordinateur, non taxés, aura les mêmes conséquences
déstabilisatrices sur cette ressource.
Il convient, aussi de tenir compte à cet égard de
l'évolution globale de la communication audiovisuelle. Un accroissement
excessif du prélèvement effectué par l'Etat au profit de
la télévision publique peut être analysé comme une
préemption autoritaire sur le budget communication des
téléspectateurs, et serait en profonde contradiction avec les
nouveaux espaces de liberté dont les bouleversements en cours permettent
l'apparition.
Nous sommes loin d'avoir atteint l'excès, estiment les partisans d'une
augmentation sensible de la redevance, en mettant en avant l'expérience
de certains pays étrangers, en particulier l'Allemagne où le taux
dépasse 1 000 francs. Mais ces niveaux ont été
atteints dans un contexte tout à fait différent, marqué
par la rareté de l'offre audiovisuelle et la primauté du secteur
public.
Si l'effet d'accoutumance permet à l'Allemagne de maintenir de tels taux
alors que l'audience de la télévision publique régresse
sensiblement dans ce pays, on ne peut attendre la même attitude de la
part du téléspectateur français, habitué à
un prélèvement plus modeste et dont le désir de choisir
librement l'affectation de son budget communication s'exprime dans le
succès des bouquets satellitaires payants. Il convient donc d'être
attentif au message délivré par les quelque
900 000 abonnés à Canal satellite et 500 000
abonnés à TPS.
Le projet de budget de 2000 traduit après celui de 1999 une conscience
de cette réalité, difficilement compatible avec le choix
affirmé de la régression des recettes publicitaires. Il effectue
donc un pari incertain en liant à l'évolution des crédits
budgétaires l'avenir de l'audiovisuel public.