DEUXIÈME TABLE RONDE « LE PROCESSUS LÉGISLATIF »
Présidence de Mme Jacqueline Gourault,
sénatrice de Loir-et-Cher, présidente de la
délégation sénatoriale aux collectivités
territoriales
et à la décentralisation
Mme Jacqueline Gourault , présidente . - Je suis très honorée de présider cette table ronde. L'élaboration de la loi est le fruit d'un processus qui combine choix politique, expertise technique, volonté de compromis et contingences diverses. Nous l'aborderons en examinant des exemples concrets.
« L'élaboration d'une loi sur la décentralisation » par M. Vincent Aubelle, professeur à l'Université de Marne-la-Vallée
M. Vincent Aubelle, professeur à l'Université de Marne-la-Vallée . - Merci de votre invitation. Je vous entretiendrai du rôle de l'amendement dans une loi de décentralisation...sujet d'actualité s'il en est !
Lors d'un colloque organisé pour le 10 ème anniversaire de la loi de 1992, le Président Sueur soulignait que certains amendements avaient facilité l'adoption de cette loi : tel amendement accordait des subventions à Saint-Pierre-et-Miquelon, tel autre augmentait le versement transport de la Réunion... Cette remarque conduit à s'interroger sur l'élaboration de la loi et le rôle de ce type d'amendement ou, plus en amont, du rôle de ces amendements dans la recherche de l'intérêt général. Pour le doyen Vedel, dans son Manuel de droit constitutionnel, « l'amendement a quelque chose d'accessoire ; c'est le complément, voire le diminutif de la loi ». Mais c'était sous la IV ème République...Je défends la thèse inverse : l'amendement, particulièrement en matière de collectivités territoriales, joue un rôle déterminant. Il obéit à un processus de don et de marchandage. Le don, selon Marcel Mauss, se caractérise par trois phases : l'initiative de l'échange, l'acceptation du don et la manifestation de la reconnaissance, de contre-don. Il s'agit d'un processus itératif aboutissant à un don perpétuel le long d'un sentier de progression.
Un certain nombre de décisions législatives obéissent à ce processus d'échange et contre-échange. Le Gouvernement accepte ainsi qu'un amendement figure dans la loi ; en contrepartie, il en attend l'adoption du texte. Ce marchandage territorialisé est d'autant plus important quand il est difficile d'obtenir une majorité : la loi de 1992 a été adoptée en 1 ère lecture avec une voix de majorité et en seconde lecture avec 2 voix ! Il y a aussi le rôle des associations d'élus, productrices d'amendements qui régulent, à l'extérieur de l'enceinte parlementaire, les contours de la future loi de décentralisation.
Lors de l'examen de la loi de 2010, le secrétaire d'État a abandonné in extremis la commune nouvelle pour obtenir l'adoption de la loi. Les amendements présentés - en séance - par certaines associations supprimant la gestion unifiée de personnels dans le bloc communal ont ainsi été adoptés en trois minutes...
L'amendement peut aussi représenter un marchandage, au sens de Laurent Thévenot et Luc Boltanski, au sens d'un arrangement au profit des parties, non de l'intérêt général. Un certain nombre d'amendements illustrent cette situation. L'amendement entre pairs d'abord : en 1999, MM. Barre et Pierre Mauroy ont échangé le périphérique de Lyon contre la fusion Lille-Lomme.
Deuxième sujet d'arrangement : on laisse passer des amendements qui favorisent des situations particulières. Exemple magistral, le seuil de population pour les communautés d'agglomération. L'amendement Pélissard de 2010 a abaissé ce seuil à 30 000 habitants, dès lors que la ville la plus importante est chef-lieu de département ; cinq villes étaient dans ce cas...L'amendement Dussopt a maintenu le chiffre de 30 000 habitants si la communauté comprenait la commune la plus peuplée du département : c'était le cas d'Annonay. Enfin l'amendement Grelier du 13 décembre 2013, qui en vient à tenir compte des mouettes -M. Grelier est maire de Fécamp- abaisse le seuil à 25 000 habitants, dès lors qu'il y a une majorité de communes littorales et que le chef-lieu compte 15 000 habitants. Bien sûr, une loi ne se résume pas à ce type d'amendements, mais c'est un élément essentiel dans le processus de la loi. Sans eux, point de loi.
Je soutiens la thèse que ces amendements de marchandage sont absolument indispensables dans l'écriture de la loi. ( Applaudissements)
Mme Jacqueline Gourault , présidente. - Merci. C'est une présentation un peu décoiffante du travail législatif... mais je ne peux contester vos exemples ! Nous sommes passés du compromis au don : ce glissement mérite une analyse approfondie.
« L'élaboration d'une loi sur les monuments historiques et le patrimoine » par Mme Marie Cornu, directrice de recherches au CNRS, directrice du Centre d'études sur la coopération juridique internationale (CECOJI)
Mme Marie Cornu, directrice de recherches au CNRS, directrice du Centre d'études sur la coopération juridique internationale (CECOJI) . - Merci aux organisateurs de ce colloque.
La loi du 31 décembre 1913 est une des premières lois de protection du patrimoine culturel. L'État pouvait déjà exproprier ; grâce à elle, il peut désormais décider d'office de la protection, contre la volonté du propriétaire.
Une loi de 1887, au périmètre plus restreint, affirmait déjà le rôle tutélaire de l'État sur les autres collectivités. La loi de 1913, plus ambitieuse, crée une véritable propriété culturelle. Elle est une loi fondatrice, matricielle, structurante. Elle a forgé des concepts, des méthodes, des techniques qui continuent d'innerver notre droit.
Je prends ici l'écriture comme un processus, qui implique une pluralité d'auteurs, d'acteurs. L'atelier d'écriture se décompose en deux temps : le travail préparatoire et le temps de l'examen délibératif. Les bureaux ont un authentique pouvoir normatif, comme dirait Jacques Chevalier, dans la phase préparatoire. Leur rôle ne se limite pas à la traduction d'une volonté politique : Les fonctionnaires chargés des monuments historiques ont une conception affirmée de la protection du patrimoine, voire un engagement militant. À partir de 1907, plusieurs versions de l'avant-projet de loi sont commentées, élaborées par des experts. Charles Grandjean, chartiste, juriste, inspecteur des monuments historiques, a une vision panoptique du patrimoine et une connaissance fine des législations étrangères ; il se passionne pour la législation italienne en la matière. Il termine sa carrière comme chef du service du compte rendu analytique du Sénat.
Un autre avant-projet est dû à Charles Bernier, avocat au Conseil d'État. Grandjean craint la discussion parlementaire : il pratique l'autocensure. Le texte de Bernier, lui, est plus audacieux ; c'est avec lui qu'apparaît le classement d'office, qui va à l'encontre du droit de propriété.
La monarchie de Juillet avait déjà beaucoup fait sur la question patrimoniale, en l'absence de texte, en pratiquant une « politique sans loi » : les services administratifs vont façonner une doctrine, enjoignant par exemple aux préfets de lutter contre le « vandalisme municipal ».
Aristide Briand, président du Conseil, ministre de l'intérieur et des cultes, et Maurice Faure, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts, présentent le projet de loi en 1910. Vient ensuite la deuxième phase, le travail d'écriture parlementaire, dans un climat confus mais paradoxalement assez consensuel. Il s'agit d'un texte d'envergure de 32 articles ; Théodore Reinach est le rapporteur de la commission de l'enseignement et des Beaux-Arts.
Dans le même temps, sont adoptés une multitude de petits textes, extraits du projet en discussion, pour répondre à l'urgence : exportations d'oeuvres d'art vers les États-Unis, destruction d'églises. Certains de ces textes de circonstance viennent d'ailleurs du projet de loi.
Une autre temporalité résulte de la concomitance de la loi de séparation des Églises et de l'État. L'administration des Beaux-Arts est consciente des risques liés au transfert de propriété ; deux articles de la loi de séparation sont consacrés aux monuments historiques. Ils y sont encore...
L'énoncé législatif est dispersé, fragmenté. La synthèse sortira de ce matériau composite.
Le travail d'écriture en commission dure. Il est rare de voir une oeuvre législative aussi mûrie, dira le sous-secrétaire d'État. Contre toute attente, le texte est voté quasiment sans débat au Parlement : aucune demande de parole à la chambre des députés ; au Sénat, les garanties apportées pour protéger le droit de propriété sont finalement jugées suffisantes.
Le texte final résulte d'une synthèse. Le travail d'écriture a concerné surtout le texte, le langage, le style, plus que le fond. C'est un très beau travail de reformulation et d'épuration, un modèle de légistique. Le texte, grâce à l'expertise de son rapporteur, à sa plume, convertit le vocabulaire issu de l'art en langage juridique.
L'adoption sans débat résulte de l'adhésion à l'idée que la préservation du beau est d'intérêt public. Mais elle est due aussi au processus législatif ouvert : le texte laisse la place à l'action du législateur futur. Le texte de 1913 pourra encore influencer le législateur pour la future loi sur le patrimoine. ( Applaudissements )
Mme Jacqueline Gourault , présidente . - Merci de ces détails passionnants sur la loi de 1913.
« La loi équivoque » par. M. Jean-Eric Schoettl, vice-président de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat
M. Jean-Éric Schoettl, vice-président de la section de l'intérieur du Conseil d'État . - Par loi équivoque, on entend toute disposition législative dont la portée ou l'intensité normative sont incertaines en raison du caractère imprécis, obscur ou ambigu de sa formulation.
On reconnaît la loi équivoque à plusieurs malfaçons : les vocables polysémiques, les constructions syntaxiques défectueuses, les contenus fourre-tout, la ponctuation défectueuse, l'abus des subordonnées ou des doubles négations, le manque de rigueur dans le déploiement des adjectifs, la sous-utilisation des renvois à la ligne et de la numérotation des paragraphes, les renvois de codification erronés...
Les causes de la loi équivoque sont multiples : la maladresse des rédacteurs, due parfois à un examen tardif, à 3 heures du matin, les conditions de production de la norme...La loi contemporaine est le plus souvent modificative : elle est donc de plus en plus technique, hermétique et présente un risque d'erreur énorme.
Parfois, les lois transposent des négociations : lever une ambiguïté aboutirait à remettre en cause l'accord. La loi est bavarde, énumère volontiers des objectifs, comme la loi sur l'école de 2005, sans évoquer les moyens de les atteindre.
La loi revêt souvent une fonction cathartique ou propitiatoire, d'où l'emploi de termes particuliers et peu précis. Elle poursuit parfois des buts inconciliables, en voulant satisfaire tout le monde et son père ; elle multiplie donc les renvois à des décrets d'application...ce qui explique la non parution de certains décrets !
Les lois se veulent radicales, mais, par exemple, la loi DALO n'a pas fait construire un logement de plus. Que dire de l'inversion de la règle selon laquelle le silence de l'administration vaut acceptation ? On ajoute des exceptions aux exceptions. Les mesures en faveur des personnes défavorisées sous conditions de ressources entraînent des effets de seuil, entre autres problèmes.
L'accessibilité généralisée des lieux publics aux personnes handicapées est une idée généreuse, mais son application doit être sans cesse reportée... L'idée du bonus-malus énergétique présente aussi bien des difficultés d'application.
Le résultat est une atteinte à l'objectif d'intelligibilité, un risque d'incompétences négatives, une menace d'insécurité juridique, une méconnaissance de l'égalité devant les charges publiques ou, en matière pénale, une méconnaissance de la précision des incriminations.
Comment éviter les lois équivoques ?
D'abord, en respectant les prescriptions légistiques.
Ensuite, en suivant les recommandations du secrétariat général du Gouvernement, du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel qui, dès 1985, a censuré une disposition fiscale ambigüe, précisant qu'il appartenait au législateur d'assumer pleinement sa compétence et d'adopter des formulations précises et non équivoques, pour se prémunir contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur d'autres instances le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi.
En cas d'équivoque, il appartient au juge d'interpréter le texte, dans le respect le plus strict de l'intention du législateur, en se reportant aux travaux parlementaires, à l'exposé des motifs, aux études d'impact, aux comptes rendus des débats. Si cette information n'est pas accessible, le juge réalise une interprétation grâce au contexte, en se fixant aux principes applicables ou en réalisant, ratio legis , une balance des coûts et avantages dans une approche fonctionnelle.
L'exercice est parfois difficile : une virgule peut parfois changer le sens d'un texte ! ( Applaudissements )
« Le travail des commissions parlementaires » par M. Bertrand Follin, chef du service de la commission des lois du Sénat
M. Bertrand Follin, chef de service de la commission des lois du Sénat . - Mon intervention sera plus positive : les amendements adoptés par le Parlement peuvent aussi contribuer à améliorer la loi dans un souci d'intérêt général.
Le travail en commission permet de rapprocher les points de vue tout en améliorant la qualité formelle de la loi. Il s'inscrit dans un cadre en trois temps, renouvelé par la réforme constitutionnelle de 2008 : désormais, le texte de la commission sert de base à la discussion en séance publique.
D'abord, ont lieu les auditions, plénières ou du rapporteur et, le cas échéant, des déplacements. À cette occasion, les acteurs de la société civile expriment leur point de vue et la commission apparaît comme une caisse de résonnance de leurs préoccupations.
Le principal obstacle est le manque de temps : on dispose rarement de plus de quinze jours. Mais cela n'a pas empêché la commission des lois d'organiser 40 heures d'auditions sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
Ensuite vient le temps de l'élaboration du texte du rapporteur et des amendements de la commission. Les amendements du rapporteur visent à renforcer la cohérence du texte. Le travail est pleinement collégial. À ce stade, les discussions sont très ouvertes et les compromis s'élaborent « sur le siège ». Les réunions ne sont pas publiques - l'Assemblée nationale a fait des choix différents - mais font l'objet d'un compte rendu, conformément aux exigences de clarté et de sincérité posées par le Conseil constitutionnel. La transparence des débats ne nuit pas à la spontanéité des échanges. Bien que les ministres soient autorisés, depuis 2008, à venir défendre leur texte en commission, cette pratique ne s'est pas généralisée : la commission n'est pas un doublon de la séance publique.
Enfin, deux semaines après, ou une semaine en cas d'urgence, la commission examine les amendements extérieurs, dits de séance. Une dernière lecture est propice à la qualité de la loi. Le temps d'une bonne loi est assez long, vient de dire le Président Sueur...
En 2013, 1 918 amendements ont été adoptés en commission, sensiblement autant qu'en séance publique.
Le travail en commission permet souvent de rapprocher les points de vue grâce à la réunion de trois facteurs : le temps, l'écoute et le dialogue. C'est ainsi que se forge une culture de commission, qui se traduit dans l'attachement à certaines valeurs comme une certaine constante dans l'écriture de la loi.
Rechercher un accord, trouver un compromis ne permet pas toujours de rédiger une loi comme un jardin à la française, mais dans tous les cas, il s'agit de veiller à la qualité de la loi avec trois ligne directrices : préciser, simplifier, parfois réécrire, pour garantir l'intelligibilité et la valeur normative du texte.
Préciser, ce n'est pas toujours ajouter, c'est parfois retrancher. La commission des lois chasse les « notamment » pour éviter toute ambiguïté. C'est le cas, par exemple, pour définir le champ des lois d'habilitation. Il faut conserver aux mots leur juste valeur : ainsi, notre commission s'oppose à l'emploi abusif et redondant de l'adjectif « réel », comme dans la loi sur l'égalité « réelle » des femmes et des hommes.
Chaque mot a un sens !
Simplifier, tel est notre deuxième objectif. Ainsi, dans le texte sur la protection des navires, notre commission a harmonisé les renvois à la codification.
Dans la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, les députés avaient adopté un dispositif interprétatif qui avait l'inconvénient de laisser au juge le soin de procéder aux ajustements nécessaires. La commission des lois du Sénat a préféré consacrer un principe général dans le titre liminaire du Code civil, valable pour toute la législation. Ce choix a été validé par le Conseil constitutionnel et n'a soulevé aucune objection.
Enfin, il arrive parfois à la commission des lois de reconstruire un texte : elle a ainsi restructuré entièrement la loi sur la représentation des Français établis hors de France en distinguant les dispositions statutaires et électorales. Le Gouvernement l'a suivie.
L'examen en commission est le moment où se croisent le plus librement les différentes approches politiques, à l'écoute des attentes de la société civile. Il s'agit d'une étape décisive pour améliorer la loi sur le fond et sur la forme. ( Applaudissements )
Mme Jacqueline Gourault , présidente . - Merci pour cette illustration concrète du processus législatif qui donne une idée de l'ambiance agréable et constructive qui règne à la commission des lois.
« Le débat parlementaire » par Mme Eliane Assassi, sénatrice de la Seine-Saint-Denis, vice-présidente de la commission des lois du Sénat
Mme Éliane Assassi , vice-présidente de la commission des lois du Sénat. - Je suis vice-présidente de la commission des lois mais aussi présidente du groupe communiste républicain et citoyen, ce qui expliquera la tonalité de mon propos.
Pour aborder le processus législatif, il faut se replacer dans le contexte politique. Notre démocratie traverse une crise profonde marquée par la défiance des citoyens envers le personnel politique : 80 % des Français pensent que les élus ne se préoccupent pas d'eux.
À Bruxelles, les institutions européennes, dirigées par des personnes non élues et influencées par les lobbies, semblent dicter leur loi, et les parlements, parlements nationaux ou parlement européen, pèsent peu face à eux, sans parler des exigences du FMI, de la Banque mondiale ou de l'OMC.
La légitimité de nos institutions est menacée. La V ème République semble à bout de souffle, le contrat social n'est plus respecté et le principe de souveraineté populaire est contourné. Cela n'est pas sans effets sur l'écriture de la loi.
Le renforcement du présidentialisme et du bi, voire du tripartisme, renforce la crise.
Selon la lettre de la Constitution, le président de la République dispose de peu d'outils en matière législative. Toutefois, dans la pratique, élu sur un programme de gouvernement, il est à l'origine de la plupart des lois, au point d'annoncer un texte avant même que le Premier ministre n'en soit informé...La précipitation est souvent de mise, ce qui nuit à la qualité du travail parlementaire.
Ainsi, l'annonce de la réforme territoriale a été précipitée ; la plupart des élus n'ont pas été consultés, alors qu'un grand débat aurait pu prolonger les états généraux initiés par le président Bel. Deux textes sont annoncés : le premier sera examiné au Sénat, en juillet, selon la procédure accélérée. La rationalisation du parlementarisme (ordonnances, article 49-3, vote bloqué etc.) a renforcé la prééminence de l'exécutif sur le Parlement. Surtout, nos institutions obéissent au fait majoritaire : la majorité parlementaire se plie à la sacro-sainte discipline majoritaire et soutient avant tout son gouvernement.
La discipline l'emporte sur la réflexion. Certes, le fait majoritaire est le garant de notre démocratie, mais celle-ci est désormais adulte. N'ayons pas peur, comme le préconisait Montesquieu, d'instaurer des contre-pouvoirs.
Le rôle du Sénat est en question. Il est critiqué, à tort, car il permet de prendre le temps de la réflexion, même s'il faudrait se pencher sur sa composition et son mode d'élection.
Un dernier mot sur l'inflation législative : les « lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires » disait Montesquieu. Or le nombre des lois a doublé ces dernières années. Les textes imprécis se succèdent. Les lois gagneraient à être pensées. Pourtant, on a tendance à légiférer d'abord puis à réfléchir ensuite. ( Applaudissements)
Mme Jacqueline Gourault , présidente . - Les femmes ont le mérite de la franchise !
« Le débat parlementaire » par M. Jean-Pierre Michel, sénateur de la Haute-Saône, vice-président de la commission des lois du Sénat
M. Jean-Pierre Michel . , vice-président de la commission des lois du Sénat - Entre « écrire » et « loi », il y a une antinomie évidente. J'écris très mal, je n'ai jamais pensé faire oeuvre d'écriture en participant à l'élaboration d'une loi. De plus, la loi est écrite à plusieurs mains, reflète des inspirations et des volontés différentes : ce n'est pas le cas des livres, hormis ceux des frères Goncourt, plus connus pour leur prix que pour la qualité de leur production...
Notre but n'est pas d'écrire mais de traduire en norme une foule de choses : la volonté politique d'un gouvernement, la volonté des parlementaires, la rigueur des fonctionnaires des commissions...
Nous sommes de surcroit soumis à de multiples contraintes : la première, c'est la Constitution et son article 34 ; la deuxième, le Conseil constitutionnel. Ma conception n'a pas changé depuis 1958 : le constituant, c'est le peuple, mais il faut tenir compte de l'avis du Conseil constitutionnel. Il n'a pas toutefois à interpréter la loi - ses réserves d'interprétation n'ont d'ailleurs aucune application concrète. Ainsi de son interprétation du PACS comme union « sexuée » : ce n'est pas du tout l'esprit du législateur, pas plus que la réalité !
On ne sait pas, d'ailleurs, ce que font les membres du Conseil constitutionnel. La loi doit être publique : où est la publicité des travaux du Conseil constitutionnel ? Aucune opinion dissidente n'est exprimée dans cette instance non démocratique constituée de membres désignés par des hommes politiques.
Troisième contrainte, les directives européennes et la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l'homme. Celle-ci est très difficile à appliquer, car les arrêts sont rendus en anglais - alors qu'ils devraient l'être en français - et souvent mal traduits.
Pour moi, l'initiative des lois vient du Gouvernement, même s'il m'est arrivé de déposer des propositions de loi. Je trouve aberrant que ce soit le texte de la commission qui soit discuté en séance. Si nous avions du courage, nous y serions revenus, mais nous n'en avons pas beaucoup...
Avant d'être parlementaire, j'ai été commissaire du gouvernement, fonctionnaire : je connais les « bidouillages » qui président à la préparation des avant-projets de texte : cabinet, réunions interministérielles, Conseil d'État. Mais certaines lois, Madame Assassi, sont pensées : c'est le cas de la réforme pénale, on ne peut le nier. Pour la première fois, une conférence de consensus s'est penchée sur la récidive et l'engorgement des prisons. Bertrand Follin a parlé du débat en commission ; la qualité de l'écriture de la loi doit beaucoup aux fonctionnaires des commissions.
Le débat en séance ? C'est le temps de l'examen des amendements ; comme l'a dit M. Aubelle, certains sont parfois l'expression pure et simple des conflits d'intérêts. C'est pourquoi je suis fermement partisan de l'absence totale de cumul des mandats. Les exemples donnés sont éloquents ! Que dire d'un parlementaire, qui ne fréquente jamais son assemblée, sinon pour défendre son territoire, quitte à négocier avec le bord opposé ? Il n'est pas parlementaire, mais élu local ! C'est une raison de plus pour limiter strictement le cumul des mandats : les parlementaires doivent être porteur de l'intérêt général, censé sortir de la discussion parlementaire.
Le résultat de tout cela ? Des textes équivoques - tant mieux pour la jurisprudence, qui y trouve sa raison d'être et la justification de ses émoluments -, incertains, quelquefois imprévus, redondants. Un exemple : la définition de la sanction et de la peine que nous verrons prochainement en commission. Faute de définition partagée, on multiplie les énumérations. Je rends hommage au président Mazeaud, qui sabrait impitoyablement tous les adverbes. D'autres lois contiennent des articles contradictoires entre eux...
La loi promulguée, nul n'est censé l'ignorer. Tout citoyen est censé la comprendre : je lui souhaite bon courage. ( Applaudissements )
M. Jean-Eric Schoettl, vice-président de la section de l'Intérieur du Conseil d'État . - Je veux faire amende honorable pour n'avoir pas salué le travail des commissions des lois, qui, très souvent, surtout lorsque le Conseil d'État est saisi en urgence, améliorent la qualité des lois. Lors de la loi sur le mariage des personnes de même sexe, le Conseil d'État avait séché sur les dispositions balais ; la solution élégante a été trouvée par la commission des lois du Sénat, qui figure en bonne place dans la liste des antidotes contre l'obscurité. ( Applaudissements )
Mme Jacqueline Gourault , présidente. - Malgré l'heure, il y a-t-il des questions ?
M. Jean-Philippe Derosier, professeur à l'université de Rouen. - Les deux tables rondes étaient très intéressantes. En écoutant Marc Guillaume, j'ai regretté qu'il n'ait pas davantage parlé des réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel, qui sont une véritable réécriture de la loi sans le dire. Dans les deux décisions du 13 février 2014 sur le cumul des mandats, le Conseil constitutionnel a ajouté un nouveau cas de non-cumul, celui des vice-présidents de l'assemblée de Corse !
Une interrogation, mêlée d'une suggestion : selon Marc Guillaume, l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ne peut être invoqué seul pour fonder une question prioritaire de constitutionnalité, sauf à être accompagné d'un autre moyen, se rapprochant ainsi du moyen de l'incompétence négative. Mais alors pourquoi le Conseil constitutionnel ne fait-il pas preuve d'accessibilité et d'intelligibilité en utilisant deux formulations différentes ?
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Suite aux propos de M. Aubelle sur la loi de 1992, je veux rappeler que certains amendements ont été refusés, dont celui-ci : « La commune de Miquelon-l'Anglade touche 100 000 francs par an ». Nous étions pourtant à une voix de majorité !
Tous ces exposés ont montré que la loi était toujours profondément humaine, avec les ombres et, les lumières, l'idéal et les rêves... Effectivement, le cumul a incontestablement des effets négatifs, cher Jean-Pierre Michel.
Le fait majoritaire s'impose, a dit Mme Assassi. Au Sénat, pas toujours ! Voyez par qui a été votée la loi sur les métropoles : vous ne trouverez jamais une telle configuration à l'Assemblée nationale !
M. Jean-Éric Schoettl . - En réponse à M. Derosier, dans la décision de février 2014, la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel répare une simple distraction du législateur, conformément à l'économie générale du texte et à l'intention du législateur, en évitant une censure qui aurait été disproportionnée. Une réserve d'interprétation qui méconnaîtrait la volonté du législateur serait un coup d'État.
Mme Jacqueline Gourault , présidente . - Merci à tous les intervenants.