TROISIÈME TABLE RONDE - « LA QUALITÉ DE L'ÉCRITURE - LE STYLE DE LA LOI »

Présidence et introduction par M. Bernard Cerquiglini,
recteur de l'agence universitaire de la Francophonie

« L'écriture de la loi : problématique » par M. Bernard Cerquiglini, recteur de l'agence universitaire de la Francophonie

M. Bernard Cerquiglini, président . - Merci à Jean-Pierre Sueur d'avoir demandé à son ancien coturne de l'École normale de présider cette table ronde ; j'ai accepté non par compétence, mais au nom de notre amour partagé de la grammaire.

La loi, c'est d'abord un texte. Nous parlerons de la langue cet après-midi. La norme naît de la langue, de la parole : le salon chez Vaugelas, le Parlement pour la loi. Mais cette insistance sur la langue est très granuleuse. Non seulement le corpus juridique français est vaste, ancien, mais naissance de la langue et droit sont liés depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts d'août 1539, qui impose l'usage de la langue française non à l'administration mais à la justice. Au coeur de cette vision commune, la compréhension, l' intellectum : un arrêt n'est valide que s'il est compris. Cette ordonnance sera le « fil rouge » de la pratique juridique : l'exigence de compréhension, d'accessibilité et d'intelligibilité découle de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de la Constitution de 1958 ; c'est un principe à valeur constitutionnelle.

L'article 110 de l'ordonnance est particulièrement explicite : « Et afin qu'il n'y ait cause de douter sur l'intelligence desdits arrêts, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et écrits si clairement, qu'il n'y ait ni puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude ne lieu à demander interprétation . » L'article suivant est le seul jamais cité : « Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l'intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d'oresnavant que tous arrests... soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement ».

Ce texte fondateur impose le français dans le domaine juridique au nom de l'accessibilité et de l'intelligibilité, pour parler comme l'article 34 de la Constitution. Dès lors, seule la langue française sera considérée comme assez claire pour supporter le discours juridique. D'où le discours convenu sur les mérites, l'universalité et l'éminence de notre langue. Rivarol les a développés en 1784, accréditant l'idée que, claire et rigoureuse, élégante et aimable, elle est la langue du droit par excellence. « Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine ». Dans cette optique, le code civil serait un des sommets de la littérature française : Stendhal n'était pas loin de le penser. Ce discours est toujours présent ; le rivarolisme est un mythe, les linguistes le savent, mais il a la vie dure.

Nous devons débattre des conditions linguistiques nécessaires pour aboutir à une bonne loi. La loi est en effet un idiolecte - le président Sueur en a donné des exemples ce matin - qui a ses contraintes pour parvenir à l'intelligibilité exigée par l'ordonnance de Villers-Cotterêts.

( Applaudissements )

« La spécificité du texte législatif par rapport aux autres types de normes » par M. Christian Vigouroux, président de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat

M. Christian Vigouroux, président de la section de l'intérieur du Conseil d'État. - Hippolyte, dans Phèdre , affirme « J'ai des droits que je saurai sauver du caprice des lois ». N'est-ce pas la traduction de l'incivisme du Français qui s'efforce d'échapper à des lois capricieuses ? La loi est capricieuse, en effet, alors que le décret est obéissant, donc instable ; le traité, lui, est consensuel, donc ambigu.

La loi a la sécurité de l'enfant qui connaît ses parents, ministres ou parlementaires ; le décret, lui, est adopté : il n'a pas d'origine autre que les bureaux comme Zinoniev parlait des organes, sans parler des Grands du Royaume que sont maintenant les autorités administratives indépendantes et autres « Haute » quelque chose, qui ne décrètent pas encore, mais qui décident déjà... La loi donne ses quartiers de noblesse, sa généalogie : ce sont les travaux préparatoires, que le juge consulte à l'occasion ; s'y référer, c'est faire insulte à la loi. Selon la base Ariane, le Conseil d'État s'est référé 281 fois aux travaux préparatoires ces dernières années : la loi n'est sans doute pas toujours claire. Quand, pour comprendre votre interlocuteur, vous devez consulter un dictionnaire, c'est qu'il y a un problème. Mais c'est une noblesse de la loi d'assumer sa parentèle...

La loi est simple et compliquée. Elle doit être comprise dans chacune de ses parties comme dans son tout. Elle peut être simple, volontairement, ce qui peut entraîner des ambiguïtés. Elle peut être aussi compliquée ; lorsque le Conseil constitutionnel demande que la loi soit intelligible, il fait preuve d'un humour noir qui me fascine... alors que certaines complications sont parfaitement légitimes : l'article premier de la grande loi du 9 octobre 1981 abolit en six mots la peine de mort, mais plusieurs de ses articles opèrent des abrogations d'articles du code pénal et des reclassements d'alinéas fastidieux, compliqués, mais nécessaires. En l'occurrence, simplicité et complexité vont de pair.

La loi est politique, ce qui n'est pas péjoratif pour moi. Voyez l'article 11 de la loi sur l'avenir de l'agriculture : au premier alinéa, les mots « de l'État » sont supprimés. En effet, l'État n'est plus le seul propriétaire des forêts, et aussitôt après, l'alinéa 2 insère les mots « et les régions ». Parce qu'elle est politique, la loi est plastique : notre bonne loi de 1905 répond à toutes les commandes, en 1948 comme en 2003, et s'adapte aux évolutions de la société.

La loi est ambitieuse, le décret est utilitaire. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » : la loi peut l'apporter, pas le décret ! À l'École nationale d'administration, on nous donnait comme modèle la loi sur la ville - qui prétend favoriser la diversité dans l'habitat en créant une participation financière...

La loi sait être floue, déclamatoire, parfois poétique, s'il faut en croire le sénateur Mohamed Soilihi lors de la commission mixte paritaire de mai 2014 s'agissant de l'introduction de l'animal dans le code civil.

La loi enfin est précipitée. Déjà, en 1776, l'abbé Mably critiquait les séances nocturnes : « J'aime assez cette loi polonaise qui défend de délibérer aux lumières ; l'attention des hommes a ses bornes ». La loi est écrite la nuit, le décret généralement le jour... mais il n'en est pas forcément mieux rédigé.

Le décret est moins impressionnable, il est le plus souvent en retard ; la loi manifeste parfois son affolement : après des années de silence, quatre ou cinq lois sur les « lanceurs d'alerte ». Est-ce raisonnable, sans avoir réfléchi à des concepts comme secret, réserve, loyauté, discrétion ?

Enfin, la loi est innovante sans le dire et sans le savoir. Parfois, elle décide par son silence. La récente loi sur la protection des navires constitue la première irruption de la guerre privée dans le corpus législatif français : elle aurait dû faire grand bruit... mais est passée silencieusement. C'était donc une loi importante.

La loi introduit enfin des nouveaux concepts sans les expliquer. Il y avait la « sécurité intérieure » et la « défense nationale », il y a désormais la « sécurité nationale »  qui mêle les deux : cette innovation linguistique méritait un vrai débat. La loi glisse également des mots qui ne sont pas faits pour le droit, comme « piratage » ou « repenti ».

En conclusion, la loi a trois caractéristiques fondamentales. Elle est terriblement humaine, car elle est malaxée et votée par des hommes, alors que le décret est fait par des fonctionnaires. Elle est terriblement nécessaire car quelle norme, à part elle, peut tenter de se faire obéir par tous, des hommes politiques aux chefs d'entreprise en passant par les militaires, les juges, les clercs et même Bricorama ? La loi est utile pour les changements et les ruptures - ce que ne sait pas faire le décret - et les sanctions : le Français, qui n'aime pas les caprices des lois, n'admet de sanctions que de la loi. Le décret, lui, reste un foyer de contentieux. La loi est enfin terriblement fondamentale, que ce soit le code civil, par lequel nous existons en tant que personne, ou le code pénal : seule la loi peut déterminer le moment où le compliment devient harcèlement ; le décret, lui, reste un gibier de contentieux et de référé.

« France, mère des arts, des armes et des lois, Tu m'as nourri longtemps du lait de ta mamelle », écrit du Bellay. On n'imagine pas la France mère des arts, des armes et des décrets... même au Conseil d'État. ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président . - Merci de ce bel éloge de la loi, pour laquelle vous avez l'amour de Phèdre pour Hippolyte !

« L'exigence de clarté » par M. Alain Richard,sénateur du Val d'Oise, ancien ministre, membre de la commission des lois du Sénat

M. Alain Richard , sénateur du Val d'Oise, ancien ministre de la Défense nationale, membre de la commission des lois du Sénat . - Le thème de ce colloque m'évoque mes aspirations de jeune homme lorsque j'entrais au Conseil d'État, avec l'intuition qu'écrire la loi serait un beau métier ; j'ai eu depuis la chance de pouvoir m'y consacrer dans diverses situations.

Il faut se méfier à la fois des juristes, par définition susceptibles de jargonner, et des non-juristes, ignorants et nombreux. Tout jargon professionnel est une citadelle, un foyer d'hermétisme ; ce langage d'initiés frappe de respect les Barbares extérieurs et leur impose de s'adresser humblement à des traducteurs généralement intéressés. Certes, quelques juristes se donnent pour objectif d'écrire clairement, mais ce n'est pas la première priorité professionnelle...

Pour le législateur, les non-juristes sont un public effrayant. Il a l'impression d'écrire la loi sous surveillance, voire sous suspicion. Pour se rassurer, surtout s'il n'est pas juriste, il éprouve le besoin d'agrémenter la norme de dispositions inutiles afin de rendre la loi accessible aux non juristes. Un exemple tout récent : la loi sur la protection des navires, dont l'un des articles renvoyait à des articles déjà en vigueur du code pénal. Inutile, dès lors, de les réécrire dans la loi ! L'un des articles ainsi répétés concernait la légitime défense. La rédaction du texte aboutissait à étendre la responsabilité du capitaine, alors que telle n'était pas l'intention du législateur, emporté par son désir de satisfaire les non-juristes.

Un autre risque est de ne pas fixer de normes. Les textes deviennent bavards et, de plus en plus, contradictoires, à l'image du texte redécoupant les cantons : le législateur avait prévu une multitude d'exceptions liées à des considérations  géographiques, topographiques, comme l'insularité, le relief ou l'hydrographie, démographiques, etc... au point de rendre la règle inapplicable. Le Conseil constitutionnel n'a pu qu'annuler l'article, qui ne prévoit désormais plus que des exceptions « de portée limitée spécialement justifiées au cas par cas par des considérations géographiques ou d'autres impératifs d'intérêt général ».

Notre législation est codifiée à près de 70 %. Je suis un fougueux défenseur de la codification, travail obscur et humble. La codification se fait toujours - les assemblées y tiennent - à droit constant. Mais elle permet, chaque fois, de découvrir des incohérences, ce qui oblige à revenir devant le Parlement. Ce travail est laborieux, lourd, mais finit par constituer un corpus cohérent. Cela implique aussi que les nouvelles lois sont des modifications de codes existants : M. Vigouroux l'a montré pour l'abolition de la peine de mort.

À cet égard, puisque le nouveau texte vient s'insérer comme modifiant dans un code, je ne comprends pas le non-usage des tableaux comparatifs entre texte existant et texte modifié, qui rend immédiatement lisible la nouvelle norme. Pourquoi ne pas disposer de comparatifs sur Légifrance ? Ce serait bien utile en commission...

Enfin, je constate avec regret la longueur absurde de certains articles : l'article L. 5211-6-1 sur les conseils communautaires, qui fait une page et demie de Légifrance, comporte plusieurs titres romains et plusieurs renvois qui rendent le tout incompréhensible pour un néophyte.

Le pire est le code général des impôts. Certains de ses articles sont un défi à l'intelligibilité et à l'accessibilité ! Tout le monde tremble à l'idée de le réformer. L'article 208 détermine des exonérations à l'impôt sur les sociétés : si sa syntaxe est claire au début, elle ne le reste pas longtemps et finit dans la plus grande confusion.

« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ». Le législateur doit être attentif à concentrer son propos, à énoncer des règles. De même, les utilisateurs doivent reconnaître la spécificité du droit fondé sur le déductif. On n'écrit pas le droit comme on écrit un mail ou un tract. Il ne faut pas perdre espoir ! ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président . - Merci pour cette magnifique leçon de droit et de philologie.

« Approche linguistique du discours législatif » par M. Dominique Maingueneau, professeur à l'Université Paris 4

M. Dominique Maingueneau , professeur à l'université Paris 4 . - Je suis linguiste, non spécialiste de la vie parlementaire : je serai donc ici le Huron, ou le soutier du transatlantique.

Pour répondre à la question posée - que peut apporter la linguistique à l'écriture de la loi ? - j'ai pris au hasard un texte dans Légifrance pour repérer les caractéristiques d'une loi.

On trouve d'abord des caractéristiques lexicales et syntaxiques : ce texte comporte un vocabulaire spécifique, comme  « autorité », « administration », « jouissance » - et une syntaxe particulière marquée par des pseudo-adjectifs et par un usage étendu du passif.

Parmi les caractéristiques énonciatives, on note l'absence des première et deuxième personnes, l'absence de modalisation, l'usage du présent omnitemporel et de l'article à valeur générique. Il convient aussi de noter l'emploi du présent déontique : une phrase au présent est un ordre. C'est la valeur performative de la loi : elle construit le monde qu'elle prétend instaurer.

La loi présente enfin des caractéristiques textuelles surprenantes pour un linguiste : répétition de termes - la clarté l'emporte sur l'élégance -, références au texte englobant, écriture de « dépliage » ; une propriété générale est énoncée, puis développée.

Les linguistes utilisent plusieurs approches pour étudier le langage juridique. D'abord, l'approche sociolinguistique, qui étudie la grammaire et le lexique propres à un milieu. Le discours juridique, depuis Rabelais ou Molière, est le parangon du jargon.

L'approche de linguistique appliquée cherche à modéliser l'écriture de la loi, pour former des rédacteurs, faciliter les traductions, accompagner le développement de l'informatique.

Il ne faut pas oublier la question de l'archivage : un texte de loi n'existe que s'il est accessible ; l'accessibilité matérielle des textes se faisait autrefois par le Code Napoléon, elle se fait aujourd'hui via des logiciels adaptés.

Troisième approche, l'analyse du discours. Elle consiste à étudier le texte de loi comme l'écriture de la loi, au sens possessif : une activité, un « faire ». Ce discours a un statut dans la société : la parole de la loi fait autorité. La loi est faite par des hommes, dans des contextes toujours particuliers, avec des motifs parfois dérisoires, mais prétend à la transcendance : il efface donc tout renvoi à son lieu de production. L'effacement de l'énonciateur, du lieu de production et du moment de production est systématique. Il s'agit de donner corps à la loi, qui s'autofonde. Cet effacement du contexte est l'indice même de son universalité.

Quelle que soit la taille de son corpus, la loi est toujours référée à un être mythique, le législateur, toujours qualifié, non sans redondance, de « sage ». C'est un hyper-énonciateur, qui ne signe aucun texte, mais les fonde tous. C'est un peu comme dans la Bible : l'esprit de Dieu est l'hyper-énonciateur d'un ensemble de textes produits dans des circonstances très variées, mais portés par une entité transcendante qui garantit l'ensemble du corpus. À cette voix transcendante du législateur sont associées des valeurs, attestées par la nature même du texte, comme la justice, l'universalité, etc.

La question des usages est essentielle. La loi circule, elle est consultée, citée, motive des décisions. Les textes ont une existence organique, dans le texte dans lequel ils figurent, mais aussi une existence à l'état de fragment, comme caution à d'autres pratiques. Pour moi, le texte de loi est un mouvement qui va du code aux usages. La façon dont il est inscrit dans le code détermine ses usages futurs.

Dernière facette, celle de la communauté. L'écriture de la loi est une fabrique, qui mobilise des acteurs hétérogènes. C'est l'aboutissement d'une chaîne complexe de discours, d'itérations, de pratiques qui font la loi. Plutôt que dans aspect terminal, il faut voir la loi dans son aspect processif, comme la résultante d'une interaction. Elle construit la communauté qui la construit : parlementaires ou fonctionnaires ne naissent pas législateurs, mais le deviennent en fabriquant des lois. Ce matin, on parlait de culture de commission : le mot est juste. Une culture, c'est une pratique, qui a aussi les sujets de cette pratique : le parlementaire est aussi fabriqué par la loi qu'il fabrique. ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président . - Merci pour ces regards linguistiques croisés et féconds. Madame Puigelier, répond-on à ces lois linguistiques quand on écrit le droit civil ?

« L'écriture du droit civil » par Mme Catherine Puigelier, professeur à l'Université Paris 8

Mme Catherine Puigelier, professeur à l'université Paris 8 . - On peut écrire le droit civil comme un poète, ou comme un juge. Le premier respecte des codes d'écriture et une forme de versification qui peut aller de la sagesse à l'audace : « Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense » écrit Baudelaire. Telle est la visée du législateur lorsqu'il rédige le code civil. Les mots sont posés, choisis. Les techniques de confection de la loi sont respectées en droit civil comme en droit administratif, mais l'écriture civiliste concerne l'intérêt d'un particulier,  alors que l'écriture administrative est imprégnée d'un intérêt général. Le droit civil n'en est pas moins sage pour autant : il ne méconnaît pas les règles d'ordre public et protège les grands principes du droit privé, comme l'indisponibilité des personnes ou le respect de la propriété. Il convient aussi de relever la sagesse de l'écriture du droit civil au travers de sa stylistique : l'expression du droit civil doit, selon Aubry, « faire ressortir en des formules pleines, denses, fermant la porte à toute échappatoire, les injonctions impliquées par la règle de droit ». Le droit privé tend à nouveau ici à se rapprocher du droit public, dans la mesure où il utilise un style législatif ou normatif semblable à celui du droit public.

Mais alors pourquoi parler de l'écriture du droit civil comme un poète ? Parce qu'à bien des égards, on trouve dans l'écriture civiliste des éléments de versification : l'opposition entre prose et poésie s'est atténuée au fil des siècles. On trouve dans la phrase de droit civil des rythmes, des retours périodiques, des accents, des césures, des coupes, des mesures, des concordances, des discordances ou des strophes. Roland Barthes, dans Le plaisir du texte , relève que  « le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu'il me désire » ; il est possible de penser que la loi civiliste est rédigée dans le même esprit. On pense aux lois qui ont passé le cap de la grogne ou de l'incompréhension pour rompre avec les traditions ou les peurs : vote des femmes, PACS, mariage des personnes de même sexe : il n'est pas là question de sagesse, mais d'audace. On retrouve au travers de l'audace des points communs entre l'écriture du droit civil et l'écriture de la poésie : la forme et le fond peuvent se percuter ; comme l'écrivait également Roland Barthes, « il nous arrive de survoler ou d'enjamber certains passages pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l'anecdote ». Or tant le droit civil que la versification se construisent avec des temps de concordance comme des temps de discordance : enjambement, rejet, contre-rejet, identifiés par le professeur Jean Mazaleyrat. Avec l'écriture du droit civil, il s'agit, en cas de discordance, d'écrire ou de lire au plus vite et d'enjamber les discordances, ou tout au moins les rejets ou contre-rejets.

Écrire le droit civil comme un juge signifie réécrire le droit civil. Le juge porte un regard de professionnel averti sur les mots du législateur. La compréhension nécessite elle-même une interprétation des juridictions saisies ; or l'interprétation est réécrite au fil de la procédure civile, avec une réécriture des silences ou des souffles, une réécriture des mystères ou des emportements. La technique de cassation élaborée par la Cour de cassation depuis l'installation du Tribunal révolutionnaire en 1790 offre une image saisissante de la réécriture du droit civil, et donc de la réécriture de la loi par le juge civil. Le litige entre deux personnes privées est ballotté entre des règles de forme et de fond. S'agissant des règles de forme, au-delà de deux mois, le droit civil reste dans son jus : pas de cassation faute de pourvoi. Point de réécriture du droit civil si la temporalité judiciaire n'est pas respectée. S'agissant des règles de fond, l'écriture ou la réécriture du droit civil battra son plein : violation de la loi, défaut de base légale, excès de pouvoir, perte de fondement juridique, déni de justice vont donner le ton à une entreprise de restructuration de la plume du législateur. L'écriture du droit civil est alors prise en tenaille  entre des textes d'ordre interne ou externe, des principes de droit aussi variés et subtils que le moyen d'ordre public ou le moyen de pur droit.

L'écriture du droit civil à la Portalis, au coin d'une table, est devenue une réécriture à l'aide d'instruments de catégorisation ou d'annulation. La fausse interprétation de la loi, la fausse qualification des faits, la fausse application ou le refus d'application de la loi permettent de réécrire ou de reconstruire le droit de la famille, des obligations ou des successions. Mais il y a plus : parfois, la réécriture du droit civil devient écriture du droit civil, et donc une écriture de la loi. Ici, le juge de cassation se fait législateur quand il met en place, sous le prisme des principes généraux du droit, des principes dits de droit, mais qui pourraient être des principes généraux dits de juge : principe de la réparation intégrale d'un préjudice ou principe de l'enrichissement sans cause.

Sous le prisme de la QPC, le juge de cassation met également en place des approches de constitutionnalité lorsqu'il ordonne, ou non, en sa qualité de filtre, un renvoi d'une affaire devant le juge constitutionnel. Autre clin d'oeil de l'écriture du droit civil vers le droit constitutionnel, le pourvoi du procureur général près la Cour de cassation dans le domaine de la cassation civile. En application de la loi du 3 juillet 1967, le procureur général près la Cour de cassation dispose de deux pourvois spéciaux : il peut former un pourvoi dans l'intérêt de la loi, afin de faire respecter une mauvaise interprétation de la règle de droit, ou de déposer un pourvoi pour excès de pouvoir sur ordre du garde des sceaux aux fins d'obtenir l'annulation erga omnes des actes par lesquels les juges outrepassent leurs pouvoirs. Dans l'hypothèse d'un pourvoi dans l'intérêt de la loi, la réécriture du droit civil est sans fin, car le pourvoi n'est soumis à aucun délai limite. Dans l'hypothèse d'un pourvoi pour excès de pouvoir, la réécriture du droit civil est alors aux mains d'un représentant de l'exécutif.

Autre clin d'oeil du droit civil à l'écriture du droit constitutionnel avec l'arrêt Perruche, qui a donné lieu à un bras de fer entre le législateur et le juge : en 2000, la 1 ère chambre civile de la Cour de cassation a admis la demande en indemnisation formée au nom d'un enfant handicapé. Le législateur a décidé, le 4 mars 2002, que nul ne pouvait invoquer un préjudice du fait de sa naissance ; c'est aujourd'hui une solution intermédiaire qui l'emporte pour l'écriture du droit civil, parce que la cour de Strasbourg a limité l'application rétroactive des dispositions de cette loi. La 1 ère chambre civile de la Cour de cassation a étendu la solution à l'action de l'enfant à naître, qui était pourtant prohibée par la loi. La Cour de cassation a donc la possibilité de laisser la loi inappliquée ou de la laisser en échec en rappelant au législateur ses engagements internationaux ; reste à rappeler le contrôle de conventionalité admis par la Cour de cassation depuis l'arrêt Jacques Vabre. Le juge civiliste qui, il y a quelques années, ne pouvait opérer un contrôle de constitutionnalité, est devenu, non seulement un contrôleur de fait de la loi, mais encore un écrivain public, qui s'est arrogé le droit de réécrire la loi française à travers le prisme européen.

L'écriture du droit civil révèle ainsi une véritable littérature du droit. Comme une partition comporte des notes, la loi civiliste comporte des mouvements spécifiques, pour ne pas dire des réflexes d'écriture. L'écriture du droit civil reste entre les mains de trois acteurs du droit : le législateur, le juge et le garde des sceaux. Certes, le pouvoir exécutif est toujours resté, du moins en apparence, respectueux des charges de chacun, mais les regards croisés du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et de l'autorité judiciaire font que l'écriture du droit civil, commencée dans les discours parlementaires, vivra une destinée insoupçonnée remplie de rebondissements ou de rêveries, comme peuvent en connaître les meilleurs poèmes de notre littérature. ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président. - Merci pour cette véritable stylistique du droit. Le président Sueur rappelait ce matin que le normatif naît dans le discursif, et qu'il en reste parfois des « buttes témoins »... C'est dire l'importance du débat au Parlement, lieu où l'on parle : la genèse de la loi est dans l'oral.

« La discussion en séance publique » par M. Jean Lacoste, ancien conseiller hors classe à la direction des comptes rendus analytiques du Sénat

M. Jean Lacoste, ancien conseiller hors classe à la direction des comptes rendus analytiques. - Merci au président Sueur d'avoir invité un représentant des comptes rendus à cette tribune : j'y vois un hommage rendu à tous mes collègues, quelle que soit leur origine.

Mes nombreuses années passées en séance n'ont pas dissipé mon étonnement. On peut penser que les jeux sont faits après le travail en commission et que la séance n'est plus qu'une formalité. Tel est le cas dans de nombreux pays, surtout en Europe du Nord, où la séance plénière entérine les compromis et les négociations intervenues ailleurs, ce que Péguy qualifiait de « gouvernement politique parlementaire ».

Ce n'est pas le cas au Parlement français, où la discussion en séance publique constitue un moment de vérité dont l'issue n'est jamais certaine : même très encadré et rationalisé, le droit individuel d'amendement réserve toujours des surprises. Il peut être source de lenteur, voire d'obstruction, ou révélateur de fronde.

Scripta manent , dit-on dans un pays de droit romain. Ce moment d'oralité éphémère qui est la discussion en séance publique est un moment important de l'écriture de la loi, dans la mesure où cette libre parole, ce discursif, finit par légitimer le texte écrit.

La discussion est la prise de parole avec un enjeu. La Constitution de l'An VIII, issue du coup d'État de Brumaire, avait tronçonné le parcours de la loi : le Tribunat pouvait débattre sans voter, le Corps législatif voter sans débattre, tandis que le Sénat vérifiait la conformité de la loi à la Constitution. L'attachement du Parlement à la liaison entre le débat public et le vote trouve là ses racines.

Ni le Sénat ni l'Assemblée nationale ne sont des clubs de discussion ou des réunions d'experts, ni des annexes des plateaux de télévision, même parlementaire. Ce moment de liberté suit un rituel codifié, immuable, évoqué par le secrétaire général ; plus qu'une grand'messe, c'est un théâtre où se déroule une cérémonie, non sans longueur ni langueur, mais où les passions, réelles ou feintes, ne sont pas absentes.

Selon l'immortelle formule d'un député, dans un raccourci saisissant de l'article 26 de la Constitution, « Je suis un parlementaire, j'ai le droit de dire n'importe quoi ». En séance, on est assis, sur des « bancs », en réalité des fauteuils. Le seul exemple de débat debout, à ma connaissance, fut la tentative de révision de la loi Falloux, en décembre 1993, alors que régnait un « hourvari général » selon le compte rendu.

Qu'ajoute la séance à la commission ? Un lieu, l'hémicycle. Dans ce lieu historique qu'est l'hémicycle d'Alphonse de Gisors, difficile d'oublier les orateurs que l'on a entendus -Charles Lederman, Michel Dreyfus-Schmidt, Etienne Dailly, Maurice Schumann, Edgar Faure...- et même ceux que l'on n'a pas entendus, comme Georges Clemenceau ou Victor Hugo, sénateur de la Seine plaidant, sans succès, en 1876, pour l'amnistie des Communards, dans un « profond silence » ponctué par des « sensations ».

Qui n'est pas sensible à cette présence, qui n'est pas intimidé par l'hémicycle ? Il finit par créer une forme d'addiction qui fait qu'on aime le Parlement.

La séance « publique » est suivie depuis les tribunes -on pense à Jean Santeuil, se retenant d'applaudir au plaidoyer de Jean Jaurès en faveur des Arméniens-, maintenant retransmise à la télévision et retranscrite dans les comptes rendus analytique et intégral.

Pour garantir une vraie publicité, il faudra toujours un compte rendu rapide, complet et objectif. J'ajouterais lisible, rédigé, travaillé, « selon une opération de discernement et d'analyse » a écrit Péguy. L'enregistrement n'est pas un compte rendu. Celui-ci rend compte de la physionomie des débats. Péguy, sensible à la décomposition du dreyfusisme et au passage du mystique à la politique, s'est interrogé longuement, en 1903, sur cette « image textuelle » qu'est le compte rendu. En bergsonien, il savait que la séance, dans sa durée, est une réalité mouvante et complexe, un jeu de mains, de gestes, d'effets, dont il faut savoir rendre compte, au-delà du verbatim .

Les comptes rendus disposent de deux moyens spécifiques : les mouvements de séance, en italique et entre parenthèses, qui sont censés donner une idée de l'atmosphère. Les rendre suppose un peu de discernement, d'objectivité, d'esprit de finesse, avec des gradations subtiles allant de « murmures » à « murmures dubitatifs », voire « marques de scepticisme », « on n'en croit pas un mot sur plusieurs bancs », voire, plus brutal, « on le nie à droite », sans parler de cette notation psychologiquement des plus subtiles : « on fait mine de s'indigner ».

Interviennent aussi les interruptions. Proust, dans Du coté de Guermantes , décrit l'effet destructeur des interruptions répétées d'un discours pourtant de bon sens d'un ministre dans le compte rendu publié dans Le Figaro . L'interruption est redoutée par l'orateur, qui craint de perdre le fil de son discours, mais c'est aussi le sel du débat, l'acide qui teste la solidité du propos. Elle scande le débat, le résume et l'enrichit.

Victor Hugo, le 8 mars 1871, a démissionné sur le champ en séance parce qu'il était constamment interrompu - ce qui a donné lieu à un mouvement de séance de dix lignes. Jaurès aussi a été interrompu pendant dix minutes. Là encore, le compte rendu doit faire preuve de discernement : tout ce qui est dit dans l'hémicycle n'a pas vocation à parvenir aux chastes oreilles de la présidence. Et d'un autre côté, ce qui est dit est dit, et souvent à dessein.

En conclusion, il y a une symbiose entre la séance publique, quand elle est vivante, et les comptes rendus. Ceux-ci dépendent de celle-là. La séance a son temps - temps long, temps perdu peut-être, temps précieux, qui permet à chaque parlementaire l'opportunité de participer moins à l'écriture de la loi - le dur principe majoritaire y fait obstacle - qu'aux travaux parlementaires. Reste le danger que Péguy dénonçait déjà en 1903 : l'entre-soi, le décalage, « la distance qu'il y a du langage parlementaire au langage français ». Il ajoute : « les parlementaires font des lois en langage parlementaire ; le peuple les subit en langage français ». Mais, comme dit Péguy, « c'est un grand orateur que celui qui se tait ». ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président. - Merci pour cette belle évocation de la séance publique, ce moment de vérité incontournable.

« Les mots de la loi » par M. Nicolas Molfessis, professeur à l'Université Paris 2

M. Nicolas Molfessis, professeur à l'Université Paris 2 - Les mots de la loi et plus généralement les mots de la loi comptent, pour trois raisons.

D'abord, parce qu'ils permettent l'entendement de la règle, facilitent sa compréhension et sa diffusion. Ils claquent, et ont une dimension mnémotechnique : « en fait de meubles, la possession vaut titre », « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites »...

Ensuite, les mots sont toujours le reflet d'une époque. La langue évolue avec son temps : on découvre dans les textes de loi une sédimentation des modes de vie. Aujourd'hui, les jeux autorisés sont le PMU, le poker en ligne ou les paris sportifs ; l'article 1966 du code civil cite « les jeux propres à exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature qui tiennent à l'adresse et à l'exercice du corps »...

Enfin, les mots sont le support de la science juridique. Ils expriment des concepts qui ont une teneur spécifique. Ils cloisonnent le discours juridique pour en faire inévitablement un discours de spécialistes.

Le législateur contemporain est guidé, dominé par un souci de simplification et de modernisation. C'est l'objectif notamment des lois dites Warsmann, du nom de l'ancien président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, qui visent à améliorer l'accessibilité et l'intelligibilité du droit. On leur doit la disparition de termes tels que l'antichrèse, le colon partiaire, la tradition réelle, ou l'impense. Selon M. Warsmann, « quoiqu'ils puissent faire les délices des spécialistes du droit civil, certains termes ne sont plus aujourd'hui compris par nos concitoyens ».

Ces évolutions se sont appuyées sur des consultations populaires, par exemple via le site internet Simplifions la loi , et sur les propositions de la commission de terminologie et de néologie. Ainsi a-t-on toiletté les codes.

Là où le vocabulaire législatif évolue spontanément, progressivement, le législateur contemporain a fait le choix de gommer de façon volontariste les termes passés au nom de l'objectif de simplification du droit et de bonne compréhension des règles.

On ne peut nier l'obsolescence de nombre d'expressions qui figurent dans nos textes. Certaines sont conceptuelles : par exemple, la notion de mort civile a disparu du droit positif depuis plus d'un siècle ; dans ces conditions, le maintien du terme est parfaitement injustifié. D'autres sont sociologiques : les domestiques n'ont plus leur raison d'être dans les textes, même si, par un défaut de vigilance, ils demeurent, avec leurs maîtres, à l'article 1384 du code civil. De même, la période actuelle est à une féminisation qui explique nombre de modifications et de toilettages.

La société française doit ainsi se retrouver dans le langage juridique. S'il devait être en décalage avec le langage courant, le langage du droit risquerait d'induire en erreur : en ce sens, on utilement remplacé « diverti » par « détourné ». Mais y avait-il un motif autre que démagogique pour supprimer le commodat ou le réméré ? Les nostalgiques de la langue classique cherchent d'ailleurs à sauver certaines expressions, comme le Sénat a tenté de le faire en diverses occasion - je pense à « si mieux n'aime », « échoit », « sous seing privé », ou « répétition », laquelle est devenue « restitution ». Quant au bon père de famille, il est menacé d'extinction, car accusé de discrimination. Cette notion s'est pourtant toujours appliquée également aux femmes sans que celles-ci ne protestent... Il serait remplacé par la notion de personne raisonnable, traduction d'un concept du droit anglo-saxon. À quand la mort du créancier chirographaire, remplacé par le créancier ordinaire ?

Cette modernisation comporte assurément des effets pervers, supprimant une dimension historique, une part de l'identité, car les notions du droit sont façonnées par les siècles, les régions, les cultures... La substitution, à des notions juridiques éprouvées, de termes issus du langage commun que l'on estime plus compréhensible, revient à confondre simplification et déjuridicisation. Le « réméré » n'est pas un « rachat » car il ne contient pas de promesse de rétrocession, l' « antichrèse » n'est pas un « gage ». Les mots du droit ne sont jamais simples. Même d'apparence simple, ils sont complexes. Lisez l'article 1945 du code civil : « Le dépositaire infidèle n'est point admis au dispositif de cession ». Mots simples, règle obscure... Les notions juridiques ont leur signification propre, au point que l'identité apparente n'ait jamais qu'une homonymie : la notion juridique de vie privée n'est pas celle de la perception commune. C'est une question de droit, pas de langage. La solidarité ou la simulation des juristes n'est pas celle des autres. Il y a une illusion d'accessibilité du droit. L'interprétation de termes qui ne sont simples qu'en apparence est toujours nécessaire - même pour la notion de « maison individuelle », qui a donné lieu à casuistique...

Dans le même temps, le législateur contemporain est également habité par le souci de la précision, de la technicité et de l'exhaustivité - objectif parfaitement contraire à celui de la simplification. C'est pourquoi le langage juridique contemporain est par nature névrotique. Je vous renvoie à l'article 524 du code civil, qui fait rire ou pleurer : « Les animaux et les objets que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de ce fonds sont immeubles par destination ». Suit une énumération : les animaux attachés à la culture, les ustensiles aratoires, les semences données aux fermiers ou métayers, les pigeons des colombiers, les lapins de garennes, etc. Et le législateur de la fin du XX ème siècle a inséré dans cette liste les poissons des eaux non visées à l'article 402 du code rural...

Les colloques où l'on déplore la dégradation de la langue se succèdent. Il est temps de prendre les choses en main de façon drastique, de discipliner les bonnes intentions qui s'évanouissent toujours à l'heure de tenir la plume. Il faut féliciter la commission du Sénat d'impulser le mouvement ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président . - Les mots comptent, en effet : on croit changer un mot et on adopte un concept du droit anglo-saxon...

« La qualité de la loi » par M. Patrice Gélard, sénateur de Seine-Maritime, vice-président de la commission des lois du Sénat

M. Patrice Gélard , vice-président de la commission des lois du Sénat . - Les universitaires commentent la liberté de parole, les sénateurs l'exercent. Je suis l'un et l'autre. Je me demande si les élèves passant le Baccalauréat seraient capables de disserter sur l'article 1382 du code civil tellement il serait difficile de le réécrire. Une nouvelle rédaction entraînerait une remise en cause de toute la jurisprudence. Je ne partage pas l'enthousiasme de M. Molfessis sur les lois de simplification de notre collègue Warsmann, sur lesquelles le Sénat s'est d'ailleurs montré plutôt dubitatif.

M. Nicolas Molfessis . - Si vous avez perçu de l'enthousiasme dans mes propos, c'est que je me suis mal fait comprendre !

M. Patrice Gélard . - Nous sommes donc du même avis.

Faudrait-il réécrire le code civil régulièrement, comme le dictionnaire de l'Académie ? Celle-ci travaille de longues années pour boucler une nouvelle rédaction ; en droit civil il faudrait des siècles.

Qu'est-ce que la loi ? se sont interrogés plusieurs orateurs. Pour tenter une réponse, je commencerai par faire remarquer que l'on ne pourrait tenir un tel colloque en Angleterre : quand Churchill dit que la loi peut tout faire, sauf changer un homme en femme (et encore, ajoutait-il), il employait le terme « law », qui a été abusivement traduit par « loi » alors qu'il s'agit du droit. « Loi » se dit « act », « bill » ou « statute ». L'approche anglo-saxonne est fondamentalement différente de la nôtre.

Ce colloque ne concerne que la loi adoptée par le Parlement, mais non les lois constitutionnelles, ni les lois organiques, ni les ordonnances non plus.

Comment apprécier la qualité de la loi ? Par la qualité de l'auteur ? Au théâtre, le nom de l'auteur est une indication pour le spectateur potentiel. S'agissant des propositions de loi ou des amendements, les auteurs, parlementaires, ne bénéficient pas du concours du Secrétariat général du Gouvernement ni du Conseil d'État. Cela entraîne certaines dérives. Du reste, nous sommes les champions d'Europe pour le dépôt d'amendements et de propositions de loi. La réforme de 2008 instaurant les semaines de contrôle et d'initiative parlementaire a renforcé cette tendance.

Les propositions de loi ne sont pas toujours à la hauteur de ce que l'on souhaiterait. Elles sont souvent remplies de dispositions réglementaires, quand elles ne sont pas des projets de loi déguisés en vue d'échapper au Conseil d'État. Parfois, l'auteur sait que son texte n'aboutira pas. Peu importe, il recherche simplement la publicité. Nous perdons un temps précieux à examiner de tels textes. Parfois, des lobbys sont derrière : on voit alors le même amendement, souvent bien rédigé, défendu de la droite à la gauche...

Le Parlement, lieu où l'on parle, est le lieu de l'oral, non de l'écrit. Notre tradition parlementaire prend racine dans la Convention, dont 80 % des membres étaient avocats. Ils ont organisé le processus parlementaire comme un procès pénal, avec des plaidoiries, s'achevant sur la condamnation ou l'adoption du texte. Dans d'autres pays, la majorité parlementaire travaille beaucoup plus en amont, avec le gouvernement. Résultat, en France, le Parlement travaille beaucoup, examine un nombre considérable d'amendements. Son rôle est plus important qu'il y paraît. J'ai siégé, avec Alain Richard, à la Commission supérieure de codification. La France est le pays qui dispose du plus grand nombre de codes...

Mais j'en viens à l'applicabilité. Pourquoi nos lois sont-elles souvent non appliquées ? Je pense à la dernière loi adoptée sous le gouvernement Jospin qui créait la Fondation pour les études comparatives. Les décrets n'ont jamais été publiés et la deuxième loi Warsmann a purement et simplement abrogé ce texte qui avait été voté à la quasi-unanimité au Parlement !

Parfois, la mauvaise application est affaire d'interprétation. La Cour de cassation s'est longtemps refusé à lire les travaux préparatoires. Elle a ainsi donné un sens contraire à l'intention du législateur à l'article 121-3 du code pénal. Notre collègue Pierre Fauchon a déposé une proposition de loi, la Cour de cassation a persisté. Il a fallu un second texte pour que l'intention du législateur soit enfin respectée.

Dernier problème, certains termes de nos lois sont de mauvaises traductions, lorsque nous imitons des lois étrangères, nous appliquons des conventions rédigées en anglais ou transposons des directives écrites dans un sabir franco-anglais compréhensible des seuls bilingues de naissance.

Le Recteur Prélot soulignait le rôle du Sénat dans la qualité de la loi. Le Sénat, composé de « sages », prend le temps de la réflexion. Voilà l'utilité du bicamérisme. Dans d'autres pays, comme l'Autriche, la Tchéquie, la Slovaquie, une commission constitutionnelle examine toutes les lois pour vérifier leur conformité à la Constitution, aux conventions, ainsi que leur articulation avec les autres lois. Nous devons nous donner comme objectif de toujours faire la démonstration que lorsque le Sénat est là, la loi est meilleure ! ( Applaudissements )

M. Bernard Cerquiglini, président . - On ne peut rêver meilleure conclusion. Merci à tous d'avoir supporté mon autoritarisme capricieux.

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