QUATRIÈME TABLE RONDE - « L'ÉCRITURE DE LA LOI FACE AUX MUTATIONS DU TEMPS PRÉSENT »

Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret,
président de la commission des lois du Sénat

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La table ronde précédente était aux confins de la linguistique et du droit. La quatrième abordera l'écriture de la loi face aux mutations du temps présent. Je salue Antoine Prost, pionnier de l'utilisation des méthodes de la linguistique pour l'analyse politique. L'une de ses premières oeuvres marquantes fut une étude des mots des professions de foi des candidats à la députation, au début de la III ème République. M. Prost est également le grand spécialiste de l'histoire de l'éducation.

« Les lois sur l'éducation » par M. Antoine Prost, professeur émérite à la Sorbonne

M. Antoine Prost, professeur émérite à l'université Paris 4 . - L'article 34 de la Constitution prévoit que seuls les principes fondamentaux, en matière d'enseignement, relèvent de la loi : création des établissements, statut des personnels, régime financier, obligation scolaire corps enseignants sont législatifs, et eux seuls. La grande réforme de l'éducation de 1902 a été faite par décret. La tentation législative apparaît avec Jean Zay sous le Front Populaire, même si un certain nombre de réformes ont alors été faites par voie réglementaire. Sous la IV ème République, quatorze projets de loi ont été élaborés, aucun n'a abouti. Sous la V ème République, hormis l'ordonnance du 6 janvier 1959 sur la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans et la loi Faure de 1968 sur l'enseignement supérieur, toutes les autres réformes, comme celle du bac, ont été prises par décret : collège d'enseignement secondaire, réforme du baccalauréat, nouvelles sections A, B, C, D et E, cycles de l'enseignement supérieur...

Après l'ère gaulliste, un tournant apparaît : la loi Haby de 1975 est suivie par la loi Jospin de 1989, la loi Fillon de 2005 et la loi Peillon l'an dernier. Ces textes regorgent de phrases déclaratives. La loi répond de plus en plus souvent à une volonté d'affichage. L'exposé des motifs pénètre dans la loi. Et comme elle est toujours trop courte, on lui ajoute des rapports annexés - mais ceux-ci se sont heurtés à la censure du Conseil constitutionnel. La loi a une fonction d'affichage, non normative. Les ministres pensent donner plus de poids à leur action. Ainsi la loi Fillon définit-elle le socle commun de connaissances, mais les professeurs du collège Dolto dans le 5 e arrondissement de Paris n'en ont appris l'existence que la veille de la visite de la commission chargée de veiller à son application... Autrement dit, l'efficacité de la voie législative n'est pas garantie !

En revanche, de grandes réformes sont passées sans loi, ainsi des zones d'éducation prioritaire créées par Alain Savary en 1981 : elles existent toujours. L'inflation législative présente des inconvénients réels : surcharge du Parlement, pressions de l'exécutif sur le législatif car le Gouvernement se mettant dans la main du Parlement, il doit faire pression sur ce dernier pour l'inciter à suivre le ministre... Tout cela, alors qu'il aurait pu conduire sa politique sans passer par le législateur !

Ce phénomène entraîne une politisation accrue, source d'instabilité législative - sans parler de l'instabilité des ministres de l'éducation nationale... Sous la V ème République, un seul ministre, Christian Fouchet, est resté en place plus longtemps qu'un enfant à l'école primaire, soit cinq ans. Nous avons connu neuf ou dix ministres depuis 2000. Les lois se succèdent, s'annulant sans fin au fil des alternances. Or l'éducation nationale a besoin de stabilité. Faute de cadre clair, les enseignants sont livrés à eux-mêmes. Ils n'en font qu'à leur tête et ils ont bien raison, mais il en résulte un éparpillement anarchique. De plus, ce recours à la loi est autoparalysant pour les ministres. Les lycéens se sont mobilisés et ont obtenu le retrait de la réforme du baccalauréat dans la loi Fillon. Heureusement, car sinon on n'aurait plus pu réformer le bac sans passer par une loi !

La transformation du discours en loi vide celle-ci de sa fonction normative. Mieux vaut de bons discours à la tribune, suivis d'une action concrète. Edgar Faure, le 24 juillet 1968, fit un discours de deux heures pour exposer avec brio la politique qu'il allait mettre en oeuvre. Il a ensuite agi, sans encombrer l'ordre du jour des assemblées par des lois qui auraient été de pures déclarations d'intention. ( Applaudissements )

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour ce plaidoyer en faveur de la non-loi. Jean Zay, soit dit en passant, a toujours rêvé de faire une grande loi, mais il a mené de grandes réformes sans loi.

« Lois et évolutions sociétales » par Mme Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne, vice-présidente de la commission des lois du Sénat

Mme Esther Benbassa , sénatrice du Val-de-Marne, vice-présidente de la commission des lois du Sénat . - Une remarque sur le titre de ce colloque d'abord : l'écriture de la loi. Il existe cependant des civilisations où la loi orale prédomine, et des religions également. Belle utopie que de vouloir introduire de l'ordre dans la société en écrivant la loi ! Il y a donc de l'humanité dans cette écriture sèche et dénuée de poésie, impersonnelle.

D'abord enseignante en littérature, j'ai fréquenté une écriture qui vient du plus profond et qui s'adresse au plus profond de l'être. Devenue ensuite professeur d'histoire à l'université, j'ai appris le poids de l'écrit formel. Des chroniques à l'histoire des grands hommes et des grandes guerres, on s'est progressivement intéressé à ceux qui tissent l'histoire sans l'écrire. Quant à la froideur de la loi, sa précision, sa méticulosité mettent le citoyen à distance. Nul n'est censé ignorer la loi, encore faut-il la comprendre. Le citoyen reste souvent dans la position étrangère, extérieure, des personnages Rica et Uzbek des Lettres Persanes .

Quelle surprise pour la sénatrice néophyte que j'étais d'entendre un de mes collègues affirmer que la loi n'avait pas à se mettre au diapason de la société ! Je crois quant à moi que la loi ne doit pas résulter de pulsions légiférantes des politiques. Elle ne tombe pas d'en haut, comme une parole divine ou intangible. Pour moi qui viens de la société civile et qui m'intéresse aux questions de droits humains et de libertés individuelles, c'est une évidence. Les élus sont destinataires de lettres de citoyens, d'associations qui nous donnent le pouls de la société.

Si pendant longtemps, on n'osait annoncer son homosexualité à son entourage, aujourd'hui on la revendique, avec les droits afférents : mariage, procréation médicalement assistée. Les descendants d'esclaves exigent la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Les consommateurs de cannabis se battent pour la dépénalisation, les personnes transsexuelles pour la possibilité de changer de sexe et de prénom à l'état civil, sans passer d'abord par une intervention chirurgicale. Les enfants d'immigrés se sont battus contre les contrôles au faciès, les gens du voyage contre le carnet de circulation. Les familles recomposées demandent de nouveaux droits. Cette ébullition sociétale crée une pression sans cesse renouvelée et bouscule le législateur. Chacun entend recevoir satisfaction immédiate des revendications qu'il exprime.

Le législateur saura-t-il conserver la tête froide face à tous ces changements, sans les ignorer ? Comment répondre aux attentes de la société civile, avec ce paradoxe que celle-ci exige que ces évolutions si mouvantes soient gravées dans le marbre ? La loi n'est pas enfermée dans une tour d'ivoire. Le législateur n'est pas un archiviste qui préfère conserver tous les documents dans des boîtes afin que les historiens n'écrivent pas l'histoire. ( Applaudissements )

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Après l'histoire, l'avenir...

« Les évolutions du rôle de la loi » par M. Dominique Rousseau, professeur à l'Université Paris 1

M. Dominique Rousseau, professeur à l'École de droit de la Sorbonne, Paris 1 Panthéon-Sorbonne Paris I . - La semaine dernière, à un colloque de psychiatres et psychanalystes, je parlais du sujet que j'aurais à traiter aujourd'hui. Pour mes interlocuteurs, la cause était entendue : la loi, droit « dur », va décliner car elle est le domaine des hommes, et que la société est de moins en moins régie par les hommes ; la féminisation de la société entraînera l'avènement d'un droit plus « mou ». Je ne fais pas miens ces propos, je les cite seulement pour vous donner une idée de ce qui se pense et se dit dans d'autres disciplines que le droit !

Comme constitutionnaliste, je reprendrai volontiers en la transposant la formule de Michel Crozier : aujourd'hui, on ne peut plus gouverner la société par la loi. L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 définit la loi comme l'expression de la volonté générale. Pourquoi aujourd'hui cette volonté ne pourrait-elle plus s'exprimer par la loi ?

Pour trois raisons. La première est théorique. La loi est faite de mots, or les mots sont polysémiques, ils ne posent pas des normes mais sont des propositions de normes. La volonté générale s'exprime peut-être dans la loi, mais la norme issue de cette volonté générale s'exprime, elle, dans la signification que ceux qui utilisent les mots de la loi donnent à ces mots. En octobre 2010, le Conseil constitutionnel s'est demandé s'il devait contrôler la disposition législative telle que voulue par le législateur ou telle qu'interprétée par la Cour de cassation et le Conseil d'État. Il a jugé que l'interprétation des juges étant ce qui donnait à une disposition législative « sa portée effective », il convenait que son contrôle porte sur l'interprétation jurisprudentielle d'une disposition législative

La deuxième raison est d'ordre social. La loi a de plus en plus de mal à saisir la société du XXI ème siècle. Jusque-là, la société était « solide », au sens des sociologues : elle reposait sur des corps bien identifiés, représentés par des institutions, et la loi était l'instrument d'un compromis entre des classes sociales et socio-professionnelles, paysans, ouvriers, patrons... À l'inverse, dans les sociétés « fluides » d'aujourd'hui, la loi impersonnelle est en décalage avec la singularité des parcours et des situations. C'est pourquoi François Mitterrand pouvait parler de « la force injuste de la loi », injuste parce qu'elle s'applique indifféremment à des situations différentes

Quel est, par exemple, le bon instrument pour exprimer la volonté générale à propos de la fin de vie ? À propos des embryons congelés quand un couple se sépare ? Arrêter la conservation ? Les donner pour la recherche ? Les donner à un autre couple ? « Nous n'avons voulu mettre à la poubelle ce qui représentait un potentiel de vie ; nous ne pouvions imaginer leur destruction », dit un couple. « Ce sont de petits paquets de cellules tant qu'ils n'ont pas été réimplantés », dit un autre qui a demandé leur destruction. Impossible ici de légiférer. Autre exemple d'actualité : le statut de « beau-parent ». Impossible de concevoir un statut unique car la caractéristique première des familles recomposées est la diversité. Il est rare que la loi, générale et impersonnelle, soit l'instrument pertinent ; il faut des décisions mesurées, adaptées, pragmatiques articulées sur des principes généraux de réflexion contenus dans les déclarations des droits, nationale, européenne et internationale.

Un exemple personnel, si vous le permettez. Dans le cadre de la commission Jospin sur la rénovation de la vie publique, nous avons longuement débattu de l'encadrement des dépenses électorales. Il nous a donc fallu proposer une définition juridique de « dépenses électorales » ; or, après plusieurs heures de débat, nous avons convenu qu'il était préférable de proposer la formule suivante : « dépenses engagées ou affectées en vue de l'élection ». Pourquoi ? Parce que la commission a estimé que le juge était mieux placé pour décider au cas par cas ce qu'était une « dépense électorale ». Une définition précise dans un texte de loi serait « décevante » car elle ne permettrait pas de régler de manière certaine l'ensemble des questions de qualification susceptibles de se poser à l'instance de contrôle ; elle présenterait aussi, continue le rapport Jospin, l'inconvénient majeur de figer des solutions. . C'est bien reconnaître que la loi n'est plus l'instrument pertinent pour réguler une société complexe qui attend davantage de la jurisprudence le moyen de s'adapter à l'évolution constante des pratiques.

Enfin, dernière raison, politique. Si la loi exprime peut-être toujours la volonté générale, la volonté générale se fabrique aujourd'hui en dehors de l'institution où sa fabrique la loi ! La loi intervient de plus en plus pour valider une volonté générale construite ailleurs qu'au Parlement « Grenelle de l'environnement », accord national interprofessionnel négocié par les partenaires sociaux avant d'être élevé au rang de loi, conférences de consensus sur la récidive... Le régime de fabrication de la volonté générale évolue, il n'est plus monopolisé par le couple gouvernement-majorité parlementaire, il s'ouvre à d'autres acteurs. La loi est - était ? - l'instrument de la démocratie représentative. Aujourd'hui, l'instrument de la démocratie sociale est la négociation collective et l'instrument de la démocratie participative les conférences de citoyens. Il convient de rompre avec le modèle du XIX ème siècle, en finir avec les raccommodages du XX ème siècle et inventer un système politique conciliant ces trois exigences - représentation politique, négociation collective, intervention des citoyens - pour produire un instrument juridique de régulation adaptée à notre société come la loi a pu l'être à la société d'autrefois.

Si la loi peut encore avoir un rôle, le législateur doit se souvenir du conseil de Portalis : « l'office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit ; d'établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions ». Sage vision que celle qui invite à mettre seulement dans la loi les principes généraux dans lesquels une société pourra se réfléchir, c'est-à-dire, se voir, se penser, se critiquer et s'adapter ! ( Applaudissements )

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir une demande d'audience du Conseil d'État, qui voulait m'entendre sur le « droit souple ». Expression contradictoire, presque un oxymore ! Le droit souple n'est pas le droit mou, il ne correspond pas à un dépérissement, mais traduit une vision plus large, plus riche.

« Lois et prospective » par M. Hugues Portelli, sénateur du Val d'Oise et membre de la commission des lois du Sénat

M. Hugues Portelli , sénateur du Val d'Oise, membre de la commission des lois du Sénat . - Étant à la fois universitaire et parlementaire, mon statut d'observateur participant - me rend souvent dubitatif devant la façon dont le Parlement travaille.

Je ne vous parlerai que du droit constitutionnel français. Le code civil rappelle dans l'article 2 que la loi ne dispose que pour l'avenir. Rien sur la prospective, il ne s'agit que d'interdire la rétroactivité des lois. La loi, du reste, refuse la prospective : elle appartient plus au domaine de la certitude qu'à celui de l'hypothèse. Néanmoins, surtout depuis la révision constitutionnelle de 2008, certains types de lois comportent des éléments de prospective.

La plupart des lois votées n'ont pas de dimension prospective. C'est d'abord le cas des lois qui abrogent, à chaque alternance, le travail législatif de la précédente majorité. C'est aussi le cas des lois qui réagissent, à l'actualité, à des problèmes ponctuels, notamment en matière pénale. Sous le gouvernement Rocard, on s'est inquiété pour la première fois d'évaluer le travail législatif en cours. Il est apparu que nombre de lois votées dupliquaient des lois qui existaient déjà et qui étaient simplement remises au goût du jour ! Il y a aussi les lois qui ne s'appliquent pas, faute de décrets d'application - les élus locaux le savent bien, cela est fréquent, en matière d'urbanisme ou d'aménagement par exemple.

La loi-cadre d'Edgar Faure sur l'enseignement supérieur n'a jamais été appliquée - tous les gouvernements qui ont suivi se sont ingéniés à la démonter, pan après pan, en toute quiétude, en adoptant des textes réglementaires qui la contredisaient. Elle n'a donc jamais été mise en oeuvre.

Enfin, la grande majorité des lois sont inapplicables faute de moyens financiers et humains pour les mettre en oeuvre. Ce sera le cas de la loi pénale dont nous allons bientôt débattre, car pour développer les alternatives à la prison, il faut des équipements, des structures, du personnel... Idem pour une bonne partie des lois pénales votées entre 2007 et 2012. La loi instaurant le contrat première embauche était manifestement contraire aux conventions de l'Organisation internationale du travail, car l'entretien préalable au licenciement disparaissait : elle était juridiquement inapplicable. Qu'à cela ne tienne, la majorité avait ordre de voter la loi. Celle-ci ne survécut pas à un simple conseil de prudhommes...

Existe-t-il malgré tout des dimensions prospectives dans certaines lois ? Oui. Depuis 2008, la loi comporte une étude d'impact. Mais celle-ci n'est pas encore au point : il faudrait déjà évaluer la loi qui est modifiée, or ses décrets d'application, souvent, n'ont pas encore été pris ! Dans le cas de figure idéal - peu fréquent -, le Parlement a le droit de demander au Conseil constitutionnel de constater que l'étude d'impact n'est pas satisfaisante et de renvoyer le texte. Le Sénat l'a osé mais le Conseil constitutionnel ne l'a pas suivi.

Deuxième cas de lois intégrant la prospective : les lois de programmation. Mais les vraies lois de programmation, assorties d'échéances et de mesures précises, sont de plus en plus rares. Les lois de programmation militaire fixent des échéances de plus en plus lointaines, cinq, six, sept ans. L'horizon est incertain et le contenu glissant... jusqu'à la loi de programmation militaire suivante ! La technique prospective a de moins en moins de sens à mesure que le décideur - Bercy - gèle les crédits ou pose son veto. Les autorisations de programme se heurtent aux dures réalités du budget.

Troisième cas, la prospective utilisée comme principe de précaution, lorsque la loi se fixe elle-même des bornes et prévoit une validité à durée limitée. C'est le cas des lois sur la bioéthique. Le législateur prend son temps, prévoit de revenir sur le sujet, renvoie au législateur futur en estimant qu'il pourra faire mieux ou différemment, s'en remet à l'évolution des moeurs et de la recherche. Le Conseil constitutionnel soutient cette démarche qui lui évite de prendre position.

C'est dans cet esprit que la commission Veil -j'en rends hommage à Simone Veil- a refusé de réécrire le préambule de la Constitution lorsque Nicolas Sarkozy le lui a demandé, préférant que cette tâche soit laissée au juge, qu'il soit européen ou national, juge constitutionnel, administratif ou judiciaire, car les principes fondamentaux sont évolutifs. Or c'est le juge, non le législateur, qui a le meilleur poste d'observation sur les changements de société.

La prospective n'est donc pas l'apanage du législateur et elle l'est d'autant moins que l'initiative des lois appartient pour l'essentiel au gouvernement, c'est-à-dire à l'organe chargé de l'action au quotidien. ( Applaudissements )

« Les lois du futur » par M. Denys de Béchillon, professeur à l'Université de Pau

M. Denys de Béchillon, professeur à l'université de Pau . - Je me suis moi aussi toujours félicité que la commission Veil, auquel j'appartenais, ait décidé de ne proposer aucune modification du Préambule de la Constitution. Je crois que nous avons été très judicieusement prudents, et que l'intérêt général ne s'en est que mieux porté. Je ferme cette parenthèse.

Je me suis d'abord réjoui de traiter devant vous le sujet des « lois du futur ». Ce n'est que dans un second temps que j'ai mesuré toute l'ambivalence de cet intitulé. Faut-il traiter du futur souhaitable ou du futur probable ? Je ne sais. Je parlerai donc des deux, quitte à maintenir une ambivalence de cet ordre dans certains aspects de mon propos...

1) Notons déjà que certaines lois du futur pourraient (et gagneraient à) ne pas exister. Par exemple, il pourrait y avoir un avantage politique à donner une valeur législative automatique, sans ratification du Parlement, à certaines conventions collectives très majoritaires (sous réserve de revoir les critères de représentativité) négociées entre partenaires sociaux. L'octroi d'une telle responsabilité pourrait faire mûrir le syndicalisme français, que nous critiquons tant en ces jours de détresse ferroviaire. Cette idée avait germé il y a quelques années, mais je n'ai pas l'impression qu'elle ait pu prospérer. Il est vrai que, en France, une telle délégation intégrale, un tel dessaisissement du Parlement, risquent d'être vécus comme une sorte de castration par les députés et les sénateurs. On comprend donc bien pourquoi il est tellement difficile d'avancer dans ce registre. Mais c'est infiniment dommage. Nous avons besoin de syndicats forts et responsables. Ils ne sont bien souvent ni l'un ni l'autre, et c'est bien dommage. Il y aurait là une très bonne manière de faire avancer la société française vers une culture du compromis utile...

2) Les lois du futur rêvé seraient faites pour des raisons autres que discursives, gesticulatoires, symboliques. La nomolâtrie moderne est malheureusement devenue synonyme de volontarisme. On ne sait pas exister au pouvoir autrement qu'en prenant des textes. Et la pente est forte. Elle s'aggrave d'ailleurs d'heure en heure, et ce pour une raison simple : les marges de manoeuvre du politique se réduisent drastiquement, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires. Et puis, si j'ose dire, le réel résiste... Il reste donc l'imaginaire... Cette impuissance publique  puisque c'est de cela qu'il s'agit  pousse paradoxalement à multiplier les lois, surtout dans les domaines où cela ne coûte pas cher, comme le domaine institutionnel. Faire une « grande loi » sur les questions institutionnelles (comme d'ailleurs sur les « grandes » questions de société), c'est souvent aussi une façon de détourner l'attention... D'autant que dans chaque Français sommeille un constitutionnaliste, un spécialiste des institutions et des collectivités territoriales, un expert en éducation, etc. La mobilisation est très vite générale. Et il n'y a pas de connotation politique dans mon propos : gauche et droite sont affligées du même mal d'hyperréactivité. Guy Carcassonne déplorait que l'agenda parlementaire soit déterminé au journal télévisé de 20 heures. Il avait infiniment raison. C'est catastrophique. L'idée de faire une loi sur les chiens dangereux parce qu'un enfant s'est fait mordre est une mauvaise idée, surtout si cela empêche de prendre le temps de se demander sérieusement, c'est-à-dire avec une compétence qui ne peut pas être seulement celle du sens commun, ce que c'est qu'un chien dangereux et ce qui peut faire qu'il l'est ou le devient...

3) Faire précéder la loi d'études d'impact ? Nous avions envisagé au sein du Comité Balladur qu'une loi soit réputée inconstitutionnelle si son impact n'était pas évalué. Je ne suis plus très sûr que ce soit nécessairement et toujours une bonne idée  elle a au demeurant été abandonnée en cours de route. Il faudrait déjà que l'impact puisse être connu. Or ce n'est pas toujours le cas. Au mieux, on peut faire du droit comparé, et encore... Parfois, on ignore, tout simplement, ce que sera l'incidence d'une disposition. Prenez par exemple la rétention de sûreté, qui peut être prononcée à l'issue des très longues peines. Personne ne sait vraiment ce que ça donnera. Et les experts, dira-t-on ? Dieu sait que je suis favorable à ce qu'on les consulte le plus possible. Mais il faut aussi en savoir la limite. Il y a maints domaines dans lesquels ne sont jamais d'accord, et n'ouvrent que sur perspectives indécidables ! Voyez les prédictions concernant les enfants adoptés par des couples homosexuels. Certains mettent en garde contre la perspective d'un effondrement psychique des enfants ; d'autres font remarquer que des adoptions par des homosexuels existent déjà et se passent très bien et que, par ailleurs, la plasticité des êtres humains au cours de leur évolution sociologique n'est pas une vue de l'esprit... J'ajouterai que les très mauvais parents hétérosexuels sont en tout état de cause très nombreux, très destructifs pour la santé mentale de leur progéniture, et que le phénomène ne donne lieu à aucune excitation particulière. Fort heureusement d'ailleurs, parce qu'une loi sur les bons parents... Bref. L'inconnu le demeure bien souvent. Il ne reste donc que la prudence, cette vertu des anciens que nous pratiquons si peu, et ce que j'appelle par antiphrase principe de précaution juridique, lequel justifie que l'on en se mêle d'interdire quelque chose, dans le mouvement de la société, que lorsque l'on est à peu près sûr qu'elle soit objectivement nuisible. Cela redonnerait, je crois, beaucoup de sens à la liberté.

4) Informer le législateur. On tend de plus en plus à vouloir protéger les parlementaires de toute influence extérieure par une sorte de sanctuarisation : on veut les mettre sous cloche, les préserver de tout lobbying, interdire le cumul des mandats mais aussi le cumul d'exercices professionnels... Je ne suis pas persuadé que ce soit une aussi bonne idée que cela. Nous allons avoir une classe de parlementaires incroyablement homogène (et comme tel très mal adaptée. Plus vont aller les choses, plus le « métier » de parlementaire ainsi défini et corseté ne sera attirant  sauf exception  que pour les ressortissants de classes socioprofessionnelles étroitement typées. On verra de plus en plus de fonctionnaires, d'employés, et de moins en moins de tenants des professions libérales et encore moins de représentants de l'encadrement supérieur des entreprises. Ne seront attirés par la vie parlementaire que ceux pour qui la mandature aura le sens d'une carrière en soi. Cela conduira à une réduction drastique de leur diversité (d'habitus, d'expérience, de culture, etc.). Dieu sait pourtant qu'elle n'est pas nuisible pour légiférer. et pas seulement en matière économique... Ajoutez à cela que nos professionnels de la loi ainsi sélectionnés seront astreints à une discipline féroce et très stérilisante. Ils auront besoin de conserver l'investiture de leur parti pour pouvoir de faire réélire (et ils auront évidemment un besoin de plus en plus vital de se faire réélire puisque leur projet de carrière professionnelle sera de plus en plus fondamentalement parlementaire), ce qui les disciplinera à l'excès. Voilà qui ne contribuera pas à les rendre apte au compromis, là non plus... Et puis, ils ne seront pas forcément plus présents au Parlement : se faire aimer de ses électeurs lorsque l'on ne dispose plus des leviers du pouvoir local, ce n'est pas si facile. Il faut donc se promener beaucoup dans sa circonscription.... Je ne voudrais pas jouer les Cassandre, mais j'observe que le risque est là d'une certaine une fermeture et d'une insuffisante exposition au monde.

Peut-on compenser ce phénomène en apportant une information extérieure aux parlementaires ? Encore faut-il que l'on ne tende pas dans l'autre sens. Or c'est ce qu'on fait beaucoup. La suspicion pèse de plus en plus. L'expertise sollicitée par le Parlement, c'est très bien. Mais l'information spontanément remontée par les acteurs vers le Parlement, c'est très bien aussi. Or on la craint comme la peste. Je trouve que c'est dommage, parce que l'on perd une chance de comprendre mieux le monde réel et ses besoins. Mieux vaudrait se réserver plus et mieux la possibilité d'accepter une forme de lobbying, très contrôlé bien sûr, pour qu'il ne soit pas trop manipulatoire, que l'on chercherait à rendre vertueux dans sa dimension informationnelle.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je vous interromps. Nous entendons en audition toutes les parties à chaque fois que nous étudions un projet de loi. Pour ne pas citer uniquement le Sénat, je vous indique qu'il y a eu 300 auditions à l'Assemblée nationale sur la loi pénale !

Les amendements provenant des lobbies sont regrettables, on les reconnaît du reste aisément. Mais nous écoutons tout le monde. Et pour avoir le temps de rencontrer toutes les parties prenantes, aller sur le terrain, mieux vaut ne pas cumuler les mandats...

M. Denys de Béchillon, professeur à l'université de Pau . - Je comprends bien ce propos, mais vous me permettrez de maintenir ce léger désaccord pour l'ensemble des raisons que j'ai dites.

Quoi qu'il ne soit, je conclus d'un mot en synthétisant la dernière idée que j'aurais souhaité développer si nous avions eu un peu plus de temps : la loi idéale à mes yeux serait faite à l'issue d'un travail de préparation long, approfondi, qui se laisse la possibilité de revenir sur le texte à la lumière de l'expérience : c'est la loi Kouchner, la loi Leonetti. Je crains malheureusement que ce bon modèle ne se réalise que très rarement. Et que c'est bien dommage. ( Applaudissements )

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