CONCLUSION PAR MME CHRISTIANE TAUBIRA, GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je salue Mme Christiane Taubira, qui nous fait l'honneur de venir conclure ce colloque. Au cours de ces vingt-sept exposés, nous avons eu beaucoup d'éclairages sur l'écriture de la loi, cet acte singulier. Nous avons entendu des juristes, des historiens, des linguistes. Au départ, la loi, c'est un hémicycle, un débat, un discours. C'est ce qu'a voulu la République pour faire la norme. Cette oeuvre, humainement faite, est vivante, avec ses nombreuses étapes, ses multiples lectures. C'est avec passion que nous façonnons cet ouvrage collectif. J'aime le Parlement, je ne supporte pas que les sièges soient vides, quand nous avons la chance d'écrire la loi !

L'oral devient de l'écrit : le compte rendu analytique nous fait vivre la séance dans son oralité. Il est heureux que certains acteurs de la politique s'évertuent à parler. Il y a une passion liée au verbe : il est parfois assommant d'entendre lire des textes écrits.

Certains ont l'art de la poétique, la passion de l'explication, de la défense de l'argument, et ne manquent pas de citer les poètes : « les hommes sont faits de maïs, ils sont aussi faits de mots » dit Asturias. C'est le portrait de Mme Taubira que je fais ainsi. J'invite Mme la Garde des sceaux à venir conclure nos travaux.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice. - Il serait discourtois de ma part de venir conclure vos travaux, n'y ayant pas assisté. J'espérais pourtant, avec gourmandise, me libérer pour vous entendre ; à défaut, je lirai vos interventions...

Je vous propose une conversation, quelques réflexions qui n'ont rien de savant. Commençons par deux questions. La première : la loi commence-t-elle par l'écriture ? Certes non : venant du Sud, je suis habitée par ces sociétés de tradition orale, où l'autorité et la règle sont pourtant respectées par tous.

Deuxième question : l'écriture commence-t-elle par la loi ? L'écriture emprunte-t-elle pour se développer d'autres voies que la loi ? Ce n'est pas si sûr. La brochure du présent colloque est illustrée par le préambule du code d'Hammurabi, roi de Babylone qui affirmait vouloir éviter que le fort puisse nuire au faible, choisissant de faire primer le droit sur la force. Les grands textes religieux ou pré-religieux énoncent des lois, des règles. Dans l'Inde ancienne, le Mahâbhârata, poème épique, contient une présentation précise du droit de la guerre et du droit de la famille.

Quelle est la matière de la loi ? Se dissocie-t-elle de sa forme, ou l'une est-elle assujettie à l'autre ? Victor Hugo disait que « le fond, c'est la forme qui remontre à la surface ». Le législateur sait bien combien forme et fond sont liés.

La loi reste une oeuvre collective, au stade de la délibération parlementaire mais elle l'est aussi au stade de l'écriture. Pour préparer la réforme pénale, j'ai mis en oeuvre la conférence de consensus, rassemblant de fortes personnalités, aux expériences diverses, qui ont su échanger et dresser un état des savoirs sur la prévention de la récidive. Ce fut une expérience féconde, bien que frustrante tant il peut être grisant d'écrire la loi soi-même. Or, la loi relève des règles générales, impersonnelles, destinées à servir à tous. À céder la plume à d'autres, je me suis découvert un sens du sacrifice dont je ne me savais pas capable ; sacrifice exaltant, du reste, car l'aventure individuelle se transforme alors en aventure collective.

Les règles que nous élaborons viennent parfois de loin et je ne crois pas que le droit positif ait jamais définitivement exilé le droit coutumier. L'écriture de la loi se trouve à la confluence de la culture, de la tradition, du droit, de l'histoire, de la langue, de la conception du monde. Ne cherchons pas à échapper à ces influences multiples. La loi s'écrit à un moment donné, dans un contexte donné. Édouard Glissant revendiquait d'écrire « en présence de toutes les langues du monde ». Comme lui, nous écrivons en présence de tous les droits du monde, à commencer par le droit européen.

À chaque loi, nous poursuivons la construction d'une vie commune à partir de règles reconnues par tous et qui continuent de tisser le contrat social. Il y a là un enjeu politique et culturel. Au risque de retourner le couteau dans la plaie, cher président Sueur, j'évoquerai l'écriture du code civil...

De 1793 à 1796, Cambacérès a présenté aux assemblées révolutionnaires trois propositions de code civil. Échec. Finalement, en 1800, le consul de France à vie - c'était alors une grande période démocratique ! - Napoléon Bonaparte a mis en place une commission de juristes comprenant Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu, Maleville, emmenés par Cambacérès. Leur travail a été soumis aux tribunaux, puis le corps législatif l'a voté, le Sénat conservateur n'ayant même pas été consulté. Voilà comment quelques juristes ont fait une oeuvre qui demeure, 200 ans plus tard.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Mme la ministre fait discrètement allusion à une divergence entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Le Sénat s'est opposé à la réécriture par ordonnance d'un cinquième du code civil, à savoir le droit des contrats. Mme Taubira a plaidé brillamment et a été suivie par les députés. La CMP a échoué. Nous en sommes là.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - Modifier un quart ou un tiers du code civil par ordonnances, ce n'est pas simple. Nous disposons cependant des travaux de qualité menés depuis une dizaine d'années par de grands experts, universitaires, parlementaires. Notre travail se borne à actualiser le code civil, singulièrement le droit des contrats, pour tenir compte de la jurisprudence. J'ai pris soin de rédiger des projets d'ordonnances que j'ai soumis très en amont aux présidents des commissions des lois. Cela aussi est une pratique inédite.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous vous avons lue !

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice . - J'ai exposé les principes sur lesquels je fonde mes propositions d'actualisation : essentiellement, il s'agit d'intégrer la jurisprudence accumulée depuis 210 ans, aujourd'hui dispersée. Les contrats font désormais partie du quotidien non seulement des multinationales mais aussi de tous les citoyens. L'enjeu est d'en améliorer la sécurité juridique. Mais nous pouvons aussi choisir de préserver le marbre immaculé du code civil de Portalis... N'oublions pas que derrière la rédaction du code civil se posaient des enjeux de pouvoir. Le Tribunat, qui avait émis des réserves, a été épuré et finalement éliminé ; aujourd'hui encore, il y a des enjeux de pouvoir dans l'écriture de la loi. L'écriture et l'adoption de la loi sont une responsabilité politique et démocratique. Le législateur doit avoir le dernier mot. Il gagne à recourir au savoir et à la technicité des sachant, mais il ne doit pas se laisser dépouiller de sa responsabilité dont il doit « répondre » devant le citoyen. Les techniciens qui n'ont pas la légitimité démocratique gagneront du terrain si nous leur cédons, si nous n'occupons pas ce champ. Il faut trouver la bonne alchimie entre ces sachant, ces experts de la norme, et l'autre savoir, celui que tiennent les politiques, de la longue fréquentation de la société.

Pendant dix ans, la loi a été écrite sous pression, dans l'urgence, la précipitation. Nous refusons de nous laisser dicter le calendrier par l'émotion, par l'humeur publique suscitée par un fait divers ou une tragédie. Il faut laisser reposer les passions pour légiférer à froid, en en appelant à l'intelligence collective. Derrière la loi, il y a une vision de l'ordre, de la norme. Il est bon que, afin d'embrasser toute la complexité de l'attente sociale, le législateur vagabonde dans l'univers de la poésie, de la littérature, de la philosophie, car c'est un univers de vie. Ensuite, il doit s'en extraire à nouveau, mais je ne crois pas à l'étanchéité entre la langue et le droit.

Les mots donnent lieu à des querelles, qui peuvent sembler picrocholines. J'ai souvenir de l'Assemblée nationale, où nous avons discuté deux heures à propos du mot « prépondérant ». Au Sénat, nous avons eu une longue discussion sur « le moindre doute ». Le doute est-il un concept absolu ? Dans une loi sur la procédure de révision des condamnations pénales, le législateur a voulu qualifier le doute, car dans cette longue trajectoire qui va de la Révolution à la loi Sapin de 1989, la question de l'erreur judiciaire est constante. Il s'agit de trouver un chemin, entre la lutte contre l'erreur judiciaire et l'autorité de la chose jugée. Le procès pénal doit conserver sa fonction d'apaisement de la société. Pourtant, depuis la loi Sapin de 1989, qui a rendu recevables les requêtes en révision fondées sur le doute, seules neuf révisions ont été engagées. Comment exprimer la volonté du législateur pour que la révision ne soit pas réservée à la certitude de l'innocence ? Comment autrement qu'en insistant sur le moindre doute ?

Wittgenstein définit la philosophie comme le combat contre l'ensorcellement de notre entendement par les ressources du langage. Pour écrire, il faut retrouve l'âme des mots, la grammaire des profondeurs, contre la grammaire des surfaces.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La réflexion sur la grammaire des profondeurs et la grammaire des surfaces est très actuelle. Chomsky a fondé toute sa théorie sur les structures de surface et les structures de profondeur. Merci à tous les intervenants. ( Applaudissements )

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