DEUXIÈME PARTIE - TEXTES INTÉGRAUX D'INTERVENTIONS FAITES LORS DU COLLOQUE
M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat - « Le Conseil d'Etat et l'écriture de la loi »
L'écriture du droit a pu être présentée, s'agissant du travail d'interprétation et d'argumentation propre au juge, comme la rédaction d'un « roman à la chaîne » 1 ( * ) . De même, l'écriture de la loi s'apparente à une oeuvre séquencée et collective ou, pour reprendre l'intitulé de cette table ronde, à un « processus collégial », qui ne doit rien à l'esthétique hasardeuse du cadavre exquis, ni à celle, vertigineuse, du palimpseste. Si, en dernier lieu, le Parlement « vote la loi » 2 ( * ) , plusieurs acteurs concourent à son élaboration, parmi lesquels figure le Conseil d'État, au titre de sa fonction consultative.
L'écriture de la loi et, partant, l'exercice de cette fonction consultative, la plus ancienne 3 ( * ) et, cependant, la plus discrète de cette institution, ont été profondément transformés par l'essor du contrôle de constitutionnalité des lois depuis la décision du 16 juillet 1971 Liberté d'association 4 ( * ) et la révision constitutionnelle de 1974 5 ( * ) , - dont l'aboutissement a été l'instauration de la question prioritaire de constitutionnalité par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 -, puis par l'émergence du contrôle de conventionnalité à compter de l'arrêt Nicolo 6 ( * ) . Il faut être clair : le surgissement d'une hiérarchie des normes devenue effective et, par suite, pleinement respectée dans les années 70 et 80 du XX ème siècle est à l'origine du renouveau et même de la refondation de la fonction consultative du Conseil d'État à laquelle celui-ci consacre un tiers de ses ressources humaines et qui, me semble-t-il, aurait irrémédiablement dépéri sans le défi majeur que représente le respect de la Constitution, comme du droit européen et international. Si le Conseil d'État a accompagné cette évolution, voire l'a en partie inspirée, chacun mesure qu'il s'est inscrit dans un mouvement tectonique le dépassant largement. Dans ce contexte, son « rôle législatif » 7 ( * ) n'a évidemment pas pour effet de porter atteinte aux prérogatives du Parlement ou d'amoindrir son influence au cours du processus législatif 8 ( * ) , mais bien plutôt d'éclairer, de sécuriser et de nourrir ses délibérations. En conférant toute leur portée aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, mais aussi aux obligations - au premier chef constitutionnelles - se rapportant à la législation déléguée et à la présentation des projets de loi, en particulier celles issues de la révision du 23 juillet 2008, le Conseil d'État veille, dans le respect des équilibres institutionnels, à ce que, par le truchement du Gouvernement, les membres du Parlement disposent de l'information la plus précise, la plus complète et la plus sincère pour l'exercice de leurs attributions.
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I. La contribution du Conseil d'État à l'écriture de la loi intervient en aval des procédures administratives et en amont de celles qui sont proprement législatives. Elle est devenue, sous la Vème République, une garantie essentielle de la qualité des textes transmis au Parlement (A) grâce à la nature et à la portée des avis rendus (B).
A . Le Conseil d'État participe, par sa fonction consultative, à la « confection des lois » 9 ( * ) , nous dit le code de justice administrative, en vertu d'une exigence devenue 10 ( * ) constitutionnelle 11 ( * ) en 1958, alors que son intervention n'était, faut-il le rappeler, que facultative et parcimonieuse sous la III ème République 12 ( * ) et n'est devenue obligatoire qu'avec l'ordonnance du 31 juillet 1945. Au regard de cet ancrage constitutionnel, le terme de « consultation » peut paraître réducteur et ne doit pas « induire en erreur » 13 ( * ) .
Le Conseil d'État ne se borne pas en effet à délivrer un avis favorable ou défavorable sur un projet de texte : il prend l'initiative de l'amender, de l'enrichir, de formuler des propositions alternatives et, in fine , de procéder presque toujours à une nouvelle rédaction. En cela, bien qu'il ne le fasse que d'une manière consultative, le Conseil d'État intervient avec l'autorité que lui confèrent son expérience contentieuse et sa connaissance de l'administration. Il contribue, dès lors, à l'écriture de la loi au sens propre - il rédige un nouveau projet de texte - comme au sens fort du terme - ce nouveau texte peut en effet être substantiellement différent de celui dont il a été saisi. Ainsi que le relevait le vice-président Marceau Long, par leur nature, leur modalité et leur portée, « ses avis sont [ainsi] à la frontière de la consultation et de la décision » 14 ( * ) . J'ajouterais : ils sont au seuil de la décision, mais ils s'arrêtent en-deçà, comme le confirme, pour ma part, une expérience hebdomadaire remontant à près de deux décennies. Avec plus de retenue, le Conseil d'État rend aussi désormais, depuis l'entrée en vigueur de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, des avis sur les propositions de loi, avant leur inscription à l'ordre du jour des assemblées, lorsqu'il en est saisi par leur président avec l'accord des auteurs de ces propositions, ce qui s'est produit à 17 reprises depuis 2009. Dès lors que ces textes ont déjà été déposés, le Conseil s'abstient de les réécrire, mais il fournit aux membres du Parlement des éléments d'appréciation sur ces propositions et, chaque fois que c'est utile, des indications pour surmonter les difficultés identifiées. Dans certains cas, il suggère des rédactions aux fins d'explorer des voies de conciliation entre les problèmes qu'il relève et les objectifs poursuivis par les parlementaires. De la même manière, le Conseil d'État répond aux demandes d'avis du Gouvernement qui reprennent les grandes questions que posent certaines propositions de loi. L'exemple le plus fameux est celui de la demande d'avis sur les questions posées par la proposition de loi organique relative aux lois de finances, déposée par MM. Migaud et Lambert 15 ( * ) .
En complément et dans le même esprit, le Conseil d'État répond, à l'instar d'un « bureau d'études juridiques » 16 ( * ) , aux demandes d'avis présentées par le Premier ministre ou les ministres concernés « sur les difficultés qui s'élèvent en matière administrative » 17 ( * ) . Maints exemples de tels avis sont donnés chaque année dans le rapport public : en 2014, le Conseil d'État s'est ainsi prononcé sur les conditions d'une taxation des très hauts revenus, sur l'imputation dans les comptes de campagne des dépenses exposées à l'occasion des élections primaires ou sur l'organisation d'une protection complémentaire collective en matière de santé et de prévoyance. Il peut, en outre, appeler de sa propre initiative « l'attention des pouvoirs publics sur des réformes d'ordre législatif, réglementaire ou administratif, qui lui paraissent conformes à l'intérêt général 18 ( * ) », ou encore désigner un membre pour « assister [une] administration dans l'élaboration d'un projet de texte déterminé » 19 ( * ) . Les études récentes sur la sécurité juridique et, en particulier, sur le développement du rescrit et des procédures assimilées ou encore sur la mise en oeuvre du principe selon lequel « le silence de l'administration vaut accord » sont très représentatives du rôle qu'il peut être conduit à jouer.
B. Par ses avis consultatifs, le Conseil d'État examine la qualité rédactionnelle (1), la régularité juridique (2) mais aussi ce que l'on nomme, de manière quelque peu amphigourique, l' « opportunité administrative » 20 ( * ) des textes qui lui sont soumis (3), dans les délais les plus brefs possibles et en tenant compte du degré d'urgence signalé par le Gouvernement. Encore faut-il qu'il dispose d'un délai d'examen suffisant pour éclairer complètement et utilement le Gouvernement ou le Parlement. Or, paradoxalement, à mesure que le droit et les questions à trancher se complexifient, les délais d'examen des textes ou des demandes d'avis qui lui sont soumis tendent à se réduire pour suivre le rythme trépidant de la vie gouvernementale. En 2013, l'Assemblée générale du Conseil d'État a délibéré sur 52 projets et 6 propositions de loi dans un délai inférieur à deux mois dans 90 % des cas et la Commission permanente a été saisie de 8 projets de loi, dont la moitié a été traitée en moins de 15 jours. Le délai moyen d'examen des textes soumis à l'Assemblée générale - c'est-à-dire la quasi-totalité des projets de loi - est ainsi passé de 2008 à 2013 de 42 à 28 jours après un « plancher » qui s'est établi à 24 jours en 2012. Le même délai oscille selon les années entre 10 et 20 jours pour les projets qui relèvent de la Commission permanente. Au regard de la longueur et de la complexité des textes à examiner, de tels délais apparaissent incompressibles et méritaient d'être rehaussés.
1. S'agissant des critères d'examen, celui de la qualité rédactionnelle des textes ne se limite pas au contrôle de leur correction formelle, ce qui ne va pas de soi compte de l'irrépressible tendance des ministères à produire des rédactions de moins en moins souvent brèves, générales, stables et prescriptives, et de plus en plus longues, techniques, floues, malléables et changeantes. Il s'agit donc, dans ce cadre très particulier, de vérifier qu'aucune ambiguïté sérieuse n'entache les dispositions soumises à l'examen du Conseil d'État et n'est susceptible de porter atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'« accessibilité et d'intelligibilité » de la loi 21 ( * ) . Comme le souligne le Conseil Constitutionnel, cet objectif « qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 impose [au législateur] d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prévenir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives et juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » 22 ( * ). Tâche qui se révèle de plus en plus exigeante. S'il arrive que soit critiquée l'obscurité des lois promulguées, il faut mesurer l'effort considérable de clarification et d'amélioration de la qualité des textes poursuivi sans relâche au Conseil d'État, puis dans les assemblées parlementaires.
2. En deuxième lieu, les formations consultatives veillent à la régularité juridique des projets et des propositions de loi. La tâche du Conseil d'État s'est à ce titre sensiblement enrichie, à mesure que les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes sont devenues plus techniques et plus contraignantes : elles excèdent aujourd'hui notablement les questions liées au partage de compétence entre la loi et le règlement 23 ( * ) , la vigilance requise vis-à-vis des incompétences négatives du législateur ou la chasse aux « neutrons » législatifs 24 ( * ) . La gamme des normes supra-législatives de contrôle s'est en effet élargie et l'examen des marges d'appréciation du législateur s'est complexifié. L'expérience contentieuse du Conseil d'État et, en particulier, sa participation active à un dialogue des juges à l'échelle européenne, lui permettent de prévenir efficacement beaucoup de risques contentieux et, partant, de garantir la sécurité juridique des lois nouvelles. Dans l'exercice de cette mission cruciale, mais non exclusive, de contrôle de la qualité juridique des projets de texte, le Conseil a renoncé depuis longtemps au confort relatif du solipsisme. Ce n'est plus notre propre pensée que nous contemplons, ni à elle seule que nous nous référons. Car notre institution répond de moins en moins à la demande suivante : « Qu'en pense le Conseil d'État ? » Mais bien plutôt à cette question : « Que pense le Conseil d'État de ce que pensera demain de ce texte le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l'homme ou la Cour de justice de l'Union ? » Cette mise en abyme a profondément transformé notre office et notre vision des projets, comme elle a aussi modifié le travail du Parlement. Bien qu'il ne soit plus maître de l'issue des procédures, le Conseil d'État se garde, dans cet exercice, de sacrifier à une sorte de principe de précaution juridique. Il n'émet d'avis défavorable, qu'il motive avec soin, que si, en l'état de la jurisprudence et compte tenu de son orientation, il existe un doute sérieux quant à la constitutionnalité ou la conventionalité d'une disposition. Inversement, il procède de plus en plus souvent à la rédaction de notes par lesquelles il expose les raisons qui l'ont déterminé à donner un avis favorable à une disposition dont il apparaît clairement qu'elle sera ultérieurement contestée, en particulier au regard de la Constitution.
3. Enfin, si le Conseil d'État ne discute pas les choix politiques qui ont inspiré un texte et qui relèvent de la responsabilité du Gouvernement ou du président de l'assemblée parlementaire ayant transmis, avec l'accord de son auteur, une proposition de loi, il « n'a jamais considéré qu'il était contraint de s'en tenir à un avis strictement juridique » 25 ( * ) , comme l'a souligné mon prédécesseur, Renaud Denoix de Saint Marc. Il entre en effet dans son rôle d'apprécier « l'opportunité administrative » 26 ( * ) d'un texte et ceci à un double niveau.
D'une part, il vérifie si celui-ci se fondra « correctement dans l'environnement juridique » existant 27 ( * ) , en analysant la nécessité de créer un nouveau dispositif et, le cas échéant, son raccordement aux prescriptions déjà applicables et les risques d'atteinte à la sécurité juridique. Il est aussi souvent conduit à recommander, pour des raisons de cohérence, que soient complétés des textes qui font l'impasse sur des dispositions nécessaires au regard des objectifs fixés. À ce titre, quand les dispositions absentes sont brèves et n'imposent pas de choix d'opportunité, le Conseil d'État les rédige lui-même.
D'autre part, sont prises en compte les conditions de la mise en oeuvre des textes, ce qui conduit à s'interroger sur l'efficience des moyens choisis au regard des buts poursuivis et des capacités dont disposent les services administratifs. C'est en ce sens qu'en 2013, ont été estimées « inopportunes » 28 ( * ) certaines obligations nouvelles prévues par le projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Des dispositions ont également été écartées, pour ce motif, du récent projet de loi sur la biodiversité, le Conseil d'État s'étant interrogé sur la pertinence de la transposition anticipée d'actes de l'Union qui n'avaient pas encore été définitivement adoptés et sur les impacts, à ses yeux incertains et mal évalués, d'une partie de ce texte.
L'ampleur des défis de toutes natures auxquels s'exposent celles et ceux qui écrivent la loi conduit parfois certains représentants du pouvoir exécutif à exprimer leur étonnement, voire leur humeur, face à des observations non exclusivement juridiques, mais marquées du sceau d'une certaine prise en considération de l'opportunité. Une telle réaction méconnaît cependant le rôle qui incombe au Conseil d'État dans l'exercice de sa fonction consultative. Elle ignore, en outre, la contribution qu'il peut et doit apporter depuis, en particulier, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
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II. La contribution du Conseil d'État à l'écriture de la loi s'est en effet enrichie ces dernières années en conférant aux exigences constitutionnelles d'évaluation préalable leur pleine et efficace portée (A) et en veillant scrupuleusement au respect du cadre normatif de la législation déléguée (B).
A . En application des articles 39, 47 et 47-1 de la Constitution et des lois organiques prises pour leur application 29 ( * ) , le Gouvernement est désormais tenu d'assortir d'une évaluation préalable de leurs effets économiques, financiers et sociaux les projets de lois organique, ordinaire et de programmation 30 ( * ) mais aussi, selon des modalités particulières, les projets de loi d'habilitation en application de l'article 38 de la Constitution 31 ( * ) , les projets de loi tendant à autoriser la ratification ou l'approbation d'un traité ou d'un accord international et, enfin, les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale. Les formations administratives du Conseil d'État ont donné leur pleine et efficace portée à ces obligations, en précisant leur champ d'application (1) et leur contenu (2), et en exerçant un contrôle attentif des évaluations préalables fournies par le Gouvernement (3). Le Conseil d'État consacre d'ailleurs à ces questions chaque année depuis 2010 un développement particulier dans son rapport public.
1 . Le champ d'application de l'obligation constitutionnelle a été précisé dès 2009 32 ( * ) . S'agissant par exemple des projets de loi ayant pour objet la ratification d'une ordonnance, le Conseil d'État vérifie qu'ils ne comportent pas de dispositions nouvelles et, le cas échéant, il rappelle que celles-ci doivent satisfaire aux obligations constitutionnelles, à moins qu'elles ne portent que sur la rectification d'erreurs matérielles ou sur des corrections formelles 33 ( * ) .
2 . Le Conseil d'État veille en outre au caractère complet et suffisant des études d'impact. D'une part, il s'assure qu'elles comportent le résultat des consultations préalablement ou concomitamment menées 34 ( * ) , l'ensemble des éléments nécessaires à l'examen du bien-fondé juridique du projet comme, par exemple, les éléments expliquant la méthode de calcul utilisée 35 ( * ) . D'autre part, il examine le caractère suffisant des études d'impact, en ce qui concerne les effets des règles proposées sur l'ordonnancement juridique 36 ( * ) , les formalités, démarches et procédures administratives et, plus largement, leurs conséquences financières, économiques et sociales. Ces études qui ont vocation à être renforcées au sein du Gouvernement, notamment en ce qui concerne l'impact des réformes proposées sur les entreprises, doivent être l'un des leviers d'une politique de maîtrise de l'inflation normative et de meilleure qualité de la loi.
3 . Selon le degré de gravité des insuffisances relevées, le Conseil d'État invite le Gouvernement à procéder à une régularisation adaptée et proportionnée. Même si l'étude d'impact est pleinement conforme aux exigences constitutionnelles, le Conseil d'État peut estimer qu'elle pourrait être « utilement complétée avant son dépôt devant le Parlement » 37 ( * ) , afin que ce dernier soit éclairé au mieux. Lorsqu'une étude d'impact est globalement conforme, sans l'être parfaitement, le Conseil d'État indique qu'elle devra être complétée « par des informations de nature à permettre d'apprécier correctement l'incidence de certains aspects du projet de texte examiné » 38 ( * ) et il précise naturellement lesquelles. Enfin, lorsque l'étude d'impact n'est pas conforme aux exigences constitutionnelles, il indique nettement au Gouvernement la nécessité de procéder à une régularisation avant le dépôt du projet de loi. Il n'est aussi nullement exclu qu'il puisse rejeter le texte dont il est saisi, en raison du caractère totalement lacunaire ou indigent de l'étude d'impact. Toutefois, ce cas de figure ne s'est présenté qu'une seule fois à ce jour en 2009 à propos du projet de loi de ratification d'une ordonnance relative à certaines installations classées pour la protection de l'environnement comportant des dispositions nouvelles dépourvues de toute étude d'impact. Naturellement, si une omission grave est constatée dans cette étude, le Gouvernement peut, de son côté, procéder, à la suite des premières observations du Conseil d'État, à une saisine rectificative et déposer une nouvelle version de cette étude 39 ( * ) .
Ces austères développements ne doivent pas dissimuler que l'évaluation préalable des effets des projets de loi constitue aujourd'hui un enjeu majeur en termes de qualité de la loi et de maîtrise de l'inflation normative. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 relative à la présentation des projets de loi et la loi organique du 15 avril 2009, qui la met en oeuvre et qui est entrée en vigueur le 1er septembre de la même année, ont tracé une nouvelle frontière qui doit permettre de mieux légiférer. Si cette réforme n'a assurément pas produit à ce stade tous les fruits escomptés, il revient à tous les acteurs prenant part à l'écriture de la loi de conjuguer leurs efforts pour parvenir à des résultats plus convaincants. Mais il est équitable de reconnaître qu'ils disposent désormais d'une panoplie d'outils pour mieux justifier - et contrôler - le bien-fondé du recours à la loi.
B - Chacun mesure enfin la place considérable qu'occupe désormais la législation déléguée dans notre production législative, comme en témoignent les statistiques des habilitations et des ordonnances publiées, spécialement depuis le début des années 2000. Si la croissance, voire la banalisation, de la législation déléguée a des causes multiples auxquelles il conviendrait de réfléchir plus avant, le Conseil d'État consacre une attention scrupuleuse, au-delà des points de vigilance sur l'écriture de la loi que j'ai évoqués, à plusieurs aspects.
D'abord, la rédaction des lois d'habilitation doit être pleinement conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de telle sorte que soient clairement fixés, au regard des mesures à prendre, le domaine et l'objet de l'habilitation.
Ensuite, le respect par le Gouvernement du périmètre de l'habilitation qui lui est imparti donne lieu à une grande vigilance des formations consultatives, aussi bien que contentieuses, du Conseil d'État, les cas de « disjonction » en amont ou d'annulation en aval de dispositions hors champ de ce périmètre n'étant pas du tout rares.
Enfin, fait l'objet d'un contrôle attentif le respect par le Gouvernement de la hiérarchie des normes opposables à des actes qui, aussi longtemps qu'ils n'ont pas été ratifiés, conservent un caractère réglementaire : ce qui implique le respect par les ordonnances des normes supra-législatives, mais aussi des lois en vigueur et des principes généraux du droit. De l'activité consultative à l'activité juridictionnelle, le Conseil d'État exerce donc un contrôle peu visible, mais très rigoureux sur les ordonnances en projet ou signées.
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Par ses attributions consultatives, le Conseil d'État fait ainsi plus que donner des avis, réécrire des projets de texte ou vérifier l'existence formelle d'une étude d'impact. Il assume en réalité, qu'il soit saisi de projets ou de propositions de loi ou de projets d'ordonnance un « triple rôle de régulateur, de contrôleur et de réformateur » 40 ( * ) dans les limites de son office et au service de l'ensemble des pouvoirs publics.
M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel - « Le secrétariat général du Gouvernement et l'écriture de la loi »41 ( * )
Analyser les rôles respectifs du Secrétariat général du Gouvernement, du Conseil d'État et du Parlement dans l'écriture de la loi est naturel. Chacun est alors au coeur de sa mission propre. Procéder à la même analyse pour le Conseil constitutionnel est moins évident : le Conseil constitutionnel ne participe pas à l'écriture de la loi.
Si l'on veut chercher une exception à cette règle, on peut la trouver dans la rectification d'une disposition législative à laquelle le Conseil constitutionnel procède par voie de conséquence d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Cette jurisprudence est rare mais le Conseil y a eu recours une demi-douzaine de fois. La première fois c'était en 2009 quand, à la suite d'une censure, il a corrigé des renvois entre alinéas d'article. Pour la première fois, il a alors dérogé à l'adage du Doyen Vedel selon lequel le Conseil a la gomme mais n'a pas le crayon (n° 2009-588 DC du 6 août 2009).
Après cette première participation très modeste, à l'écriture de la loi, le Conseil constitutionnel s'est un peu enhardi. Il a procédé aux remplacements d'une virgule par le mot « et » (n° 2012-250 QPC du 8 juin 2012). Bien plus, dans la récente décision sur la loi ALUR, à la suite de la censure d'un critère de dispersion des niveaux de loyers, le Conseil a remplacé les mots « ne peut être fixé » par les mots « est égal » (n° 2014-691 DC du 20 mars 2014).
Voilà toute la participation du Conseil constitutionnel à l'écriture de la loi. L'objectif des organisateurs de ce colloque n'était cependant sans doute pas de faire le point sur ces six décisions, quelle que soit leur originalité au regard des articles 61 et 62 de la Constitution. Il m'a donc semblé que leur appel à traiter de l'écriture de la loi et de la constitutionnalité visait deux questions bien distinctes dans la jurisprudence du Conseil tenant, d'une part, au domaine de la loi (I) et, d'autre part, à la qualité de la loi (II).
I - Constitution et domaine de la loi
Le domaine de la loi renvoie à deux questions constitutionnelles bien distinctes : l'une porte sur les frontières entre les domaines de la loi et du règlement, l'autre sur le contrôle des incompétences négatives. L'importance de la première s'est relativisée, celle de la seconde est croissante.
I.1 - L'appréciation de la frontière entre les domaines de la loi et du règlement
L'écriture de la loi n'est aujourd'hui pas contrainte en termes constitutionnels en ce qui concerne le partage des domaines de la loi et du règlement.
On sait que la répartition fixée aux articles 34 et 37 de la Constitution fut présentée en 1958 comme une révolution juridique de nature à cantonner strictement le Parlement dans son domaine de compétence. Elle fut alors logiquement assortie de procédures permettant d'en assurer le respect. D'une part, l'article 37 de la Constitution prévoit une procédure de délégalisation. D'autre part, l'article 41 prévoit une procédure pour opposer l'irrecevabilité en cours de débat à une proposition ou un amendement n'étant pas du domaine de la loi.
Le Conseil constitutionnel est compétent dans le cadre de ces deux procédures. Cependant, le recours à la procédure de l'article 41 est, comme on le sait, tombé en désuétude, bien qu'en 2008 le constituant a tenté en vain de le revitaliser en confiant au président de l'assemblée saisie le pouvoir de le mettre en oeuvre. Le Conseil constitutionnel n'a plus été saisi sur ce terrain depuis la décision n° 79-11 FNR du 23 mai 1979. La délégalisation de l'article 37 n'est, pour sa part, que peu utilisée. Six fois en 2013, ce qui est à peu près une moyenne annuelle depuis quelques années.
Au-delà de ces procédures spécifiques, le Conseil constitutionnel, dans le cadre du contrôle qu'il effectue sur le fondement de l'article 61 de la Constitution, a fait le choix de la souplesse, en précisant en 1982 dans la décision dite « Blocage des prix et des revenus » que, « par les articles 34 et 37, alinéa 1 er , la Constitution n'a pas entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi, mais a voulu, à côté du domaine réservé à la loi, reconnaître à l'autorité réglementaire un domaine propre et conférer au Gouvernement, par la mise en oeuvre des procédures spécifiques des articles 37, alinéa 2, et 41, le pouvoir d'en assurer la protection contre d'éventuels empiétements de la loi ». Il a encore récemment confirmé ce choix, à l'occasion de la décision n° 2012-649 DC du 15 mars 2012.
En laissant de la sorte au Gouvernement l'opportunité de défendre ou non le domaine réglementaire qui lui est réservé par la Constitution, le Conseil constitutionnel laisse implicitement au Parlement une marge de manoeuvre supplémentaire. Une disposition législative empiétant sur le domaine réglementaire n'étant pas inconstitutionnelle de ce seul fait, le Parlement est susceptible d'élargir son domaine avec la complicité au moins implicite du Gouvernement qui, n'étant pas fondamentalement opposé à la mesure adoptée, décide de ne pas utiliser les outils mis à sa disposition pour défendre son domaine. Et s'il veut, une fois que la loi est promulguée, modifier par voie de règlement les dispositions d'une loi qui a empiété sur le domaine réglementaire, le Gouvernement doit respecter la procédure prévue à l'article 37 alinéa 2 de la Constitution.
Cette jurisprudence contribue à ce que la loi comporte des dispositions qui ne sont pas de nature législative. Elle présente cependant aussi l'avantage que la loi soit plus lisible.
I.2 - Le contrôle des incompétences négatives
Si la marge de manoeuvre conjointe du Parlement et du Gouvernement est importante au regard du partage loi/règlement, elle ne l'est pas pour l'exercice de sa compétence par le Parlement. Alors que le Conseil accepte que le législateur étende sa compétence en empiétant dans le domaine réglementaire, il sanctionne au contraire le législateur lorsqu'il reste en-deçà de sa compétence.
Le Conseil constitutionnel est particulièrement attentif à ce que le législateur ne délègue pas sa compétence au pouvoir réglementaire sans avoir fixé au préalable le cadre que cette réglementation devra respecter. Pour ne pas se placer en situation d'incompétence négative, le législateur doit déterminer avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles est mis en oeuvre le principe ou la règle qu'il vient de poser.
Il incombe, par exemple, au législateur d'assortir un dispositif mettant en oeuvre un principe constitutionnel des garanties légales suffisantes. De même l'incompétence négative est également caractérisée si le législateur élabore une loi trop imprécise ou ambiguë. De même encore, le législateur ne peut pas, renvoyer au pouvoir réglementaire de façon trop générale ou imprécise. Cette jurisprudence de l'incompétence négative est aussi ancienne que constante. Elle s'applique dans les différentes rubriques de l'article 34 de la Constitution.
Ainsi, le législateur doit fixer les éléments déterminants de l'assiette, du taux et des modalités de recouvrement des impositions de toutes natures, et ce de manière suffisamment précise. Dans le cas contraire, le législateur n'épuise pas sa compétence et se rend coupable d'incompétence négative. Dans sa décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998 (Loi de finances pour 1999), le Conseil constitutionnel a censuré par exemple les dispositions de la loi de finances qui régissent sans précision suffisante les modalités de recouvrement de la taxe sur les activités à caractère saisonnier.
Dans sa décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008 sur la loi « OGM », le Conseil a estimé qu'en se bornant à renvoyer de manière générale au pouvoir réglementaire le soin de fixer la liste des informations relatives aux organismes génétiquement modifiées qui ne peuvent en aucune cas demeurer confidentielles, le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence eu égard à l'atteinte ainsi portée aux secrets protégés.
Dans sa décision n° 2011-639 DC du 28 juillet 2011, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la loi tendant à améliorer le fonctionnement des maisons départementales des personnes handicapées et portant diverses dispositions relatives à la politique du handicap. Pour les bâtiments et parties de bâtiments nouveaux, l'article 19 de cette loi confiait au pouvoir règlementaire le soin de « fixer les conditions dans lesquelles des mesures de substitution aux exigences relatives à l'accessibilité peuvent être prises afin de répondre aux exigences de mise en accessibilité » prévues à l'article L. 111-7 du code de la construction et de l'habitation. Le législateur n'avait pas précisément défini l'objet des règles qui doivent être prises par le pouvoir réglementaire pour l'accessibilité aux bâtiments et parties de bâtiments nouveaux. Le législateur avait ainsi méconnu l'étendue de sa compétence. Par suite, le Conseil constitutionnel a déclaré l'article 19 de la loi contraire à la Constitution.
Par sa décision n° 2012-652 DC du 22 mars 2012, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la loi relative à la protection de l'identité. Il a examiné l'article 3 de la loi qui conférait une fonctionnalité nouvelle à la carte nationale d'identité. Cet article ouvrait la possibilité que cette carte contienne des « données » permettant à son titulaire de mettre en oeuvre sa signature électronique, ce qui la transformait en outil de transaction commerciale. Le Conseil a relevé que la loi déférée ne précisait ni la nature des « données » au moyen desquelles ces fonctions pouvaient être mises en oeuvre ni les garanties assurant l'intégrité et la confidentialité de ces données. La loi ne définissait pas davantage les conditions d'authentification des personnes mettant en oeuvre ces fonctions, notamment pour les mineurs. Le Conseil a en conséquence jugé que la loi, faute de ces précisions, avait méconnu l'étendue de sa compétence. Il a censuré l'article 3 de la loi.
Dans le contentieux de la QPC, le Conseil constitutionnel considère « que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (Décision n° 2012-254 QPC du 18 juin 2012, Fédération de l'énergie et des mines - Force ouvrière FNEM FO ( régimes spéciaux de sécurité sociale) , cons. 3).
Le Conseil a déjà considéré que l'incompétence négative du législateur pouvait affecter notamment :
- Le droit au recours juridictionnel effectif (Décision n° 2012-298 QPC du 28 mars 2013, SARL Majestic Champagne ( taxe additionnelle à la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises - Modalités de recouvrement ), cons. 6 et 7).
- Le droit de propriété (Décision n° 2013-343 QPC du 27 septembre 2013, Époux L. ( détermination du taux d'intérêt majorant les sommes indûment perçues à l'occasion d'un changement d'exploitant agricole ), cons. 7.
- La liberté d'entreprendre (Décision n° 2013-336 QPC du 1 er août 2013, Société Natixis Asset Management ( participation des salariés aux résultats de l'entreprise dans les entreprises publiques ), cons. 19.
- La liberté de communication des pensées et des opinions (Décision n° 2013-364 QPC du 31 janvier 2014, Coopérative GIPHAR-SOGIPHAR et autre ( Publicité en faveur des officines de pharmacie ).
Le Conseil a eu à connaître de la taxe additionnelle à la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (n° 2012-298 QPC du 28 mars 2013, SARL Majestic Champagne). Les huit premiers alinéas du paragraphe III de l'article 1600 du CGI fixaient les caractéristiques de cette taxe. Cependant ils n'en prévoyaient pas les modalités de recouvrement. Le Conseil constitutionnel a jugé qu'en omettant de définir les modalités de recouvrement de la taxe additionnelle à la CVAE, le législateur a méconnu l'étendue de la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution. Par suite, le Conseil a jugé contraires à la Constitution les huit premiers alinéas du paragraphe III de l'article 1600 du CGI.
Dans la décision n° 2014-395 QPC du 7 mai 2014 (Fédération environnement durable et autres) le Conseil constitutionnel a été saisi d'une QPC relative aux articles L. 222-1 à L. 222-3 du code de l'environnement. Ces articles L. 222-1 à L. 222-3 du code de l'environnement sont relatifs au schéma régional du climat de l'air et de l'énergie (SRCAE), qui comprend en annexe un schéma régional éolien (SRE). Le Conseil constitutionnel a jugé que, par ces dispositions, le législateur s'est borné à prévoir le principe de la participation du public sans préciser « les conditions et les limites » dans lesquelles doit s'exercer le droit de toute personne de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement. Le législateur a ainsi méconnu l'étendue de sa compétence. Dès lors le Conseil constitutionnel a jugé contraire à la Constitution la première phrase du premier alinéa de l'article L. 222-2 du code de l'environnement. Il a reporté au 1 er janvier 2015 la date de l'abrogation de ces dispositions.
Au total, le Conseil constitutionnel veille avec soin à ce que le législateur épuise sa compétence et ne renvoie pas au pouvoir règlementaire des dispositions qu'il lui incombe de fixer. Cette écriture complète de la loi conditionne sa conformité à la Constitution.
II - Constitution et qualité de la loi
La qualité de la loi est nécessaire afin que tout citoyen puisse la comprendre et la respecter. Pourtant, l'inflation législative et la dégradation de la qualité de la loi sont aujourd'hui des phénomènes bien connus. Le Conseil constitutionnel a souvent à connaître de lois aussi longues qu'imparfaitement travaillées. Il fait face à des dispositions incohérentes et mal coordonnées. Il examine des textes gonflés d'amendements préparés hâtivement sans avoir été soumis au Conseil d'État. Il voit revenir chaque année, notamment en droit fiscal, des modifications récurrentes des mêmes règles. Bref, il subit des bégaiements et des malfaçons législatives qui, pour ne pas être nouvelles, sont de plus en plus nombreuses. Le Président du Conseil constitutionnel a fait part de sa préoccupation sur ce point lors des voeux au Président de la République en janvier 2014.
Face à cette situation, le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence relative à la clarté puis à l'accessibilité et à l'intelligibilité de la loi.
Dans un premier temps, le Conseil a pu juger inconstitutionnelle une disposition législative ne répondant pas à l'exigence de clarté qui découle de l'article 34 de la Constitution : une disposition législative qui est incompréhensible et donc inapplicable est entachée d'incompétence négative. Le Conseil a jugé :
- qu'une disposition fiscale susceptible de deux interprétations, entre lesquelles les travaux préparatoires ne permettaient pas de trancher, n'avait pas fixé les règles concernant l'assiette de l'impôt et était donc entachée d'incompétence négative (décision n° 85-191 DC du 10 juillet 1985) ;
- qu'une disposition en matière d'urbanisme commercial, qui apportait à la liberté d'entreprendre des limitations qui n'étaient pas énoncées de façon claire et précise, était contraire à l'article 34 de la Constitution (décision n° 2000-435 DC du 7 décembre 2000).
Dans un second temps, le Conseil constitutionnel a dégagé un objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi en se fondant sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 (décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999). Il a jugé que l'égalité devant la loi, énoncée par l'article 6 de la Déclaration, et la garantie des droits, requise par son article 16, pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables. Il a estimé qu'une telle connaissance était en outre nécessaire à l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5 aux termes duquel « tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas ».
Sur cette base, le Conseil constitutionnel a censuré la disposition législative relative au libellé de certains bulletins de vote tant les défectuosités dont elle était entachée méconnaissaient cet objectif de valeur constitutionnelle : incertitude sur la portée normative d'une partie du texte, enchaînement peu clair de ses alinéas, vocabulaire imprécis, insertion d'une disposition paraissant viser l'élection des sénateurs dans une partie du code électoral non applicable à l'élection de ces derniers (décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003).
La méconnaissance de cet objectif de valeur constitutionnelle a donné lieu à d'autres censures (n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008, n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 et n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013).
Dans la décision n° 2005-530 DC, le Conseil constitutionnel a censuré l'intégralité de l'article 78 de la loi de finances pour 2006, notamment car sa complexité était excessive eu égard à sa finalité. Il s'agissait de fixer un plafonnement global des niches fiscales. Les contribuables devaient calculer par avance le montant de leur impôt, afin d'évaluer les conséquences des nouvelles règles de plafonnement sur tel ou tel de leurs choix. Ces calculs étaient d'une très grande complexité qui se traduisait notamment par la longueur de l'article 78 (9 pages de la "petite loi" et 14 801 caractères), par le caractère imperméable au profane (et parfois ambigu pour le spécialiste) de ses dispositions, ainsi que par les très nombreux renvois qu'il comportait à d'autres dispositions. Les incertitudes qui en résultaient auraient été à la source d'insécurité juridique, et notamment de malentendus et de contentieux. Le Conseil a donc censuré cette disposition.
Dans la décision n° 2008-567 DC, le législateur avait entendu ouvrir aux entités adjudicatrices la possibilité de recourir de plein droit à la procédure négociée pour la passation de leurs marchés. Il avait, à cet effet, défini deux procédures, supposées alternatives, en dessous et au-dessus d'un seuil défini par décret. Le texte était cependant entaché d'une erreur matérielle. En effet le dernier alinéa relatif à cette procédure négociée simplifiée mentionnait « supérieur » au lieu de mentionner « inférieur ». Il en résultait un dispositif incohérent de par sa contradiction interne, deux procédures supposées exclusives l'une de l'autre pouvant s'appliquer ensemble, en méconnaissance d'ailleurs de l'intention du législateur et du droit communautaire. Le risque de contentieux était réel. Le texte a été jugé inintelligible et censuré.
Le Conseil constitutionnel a aujourd'hui un considérant bien fixé : « considérant qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, lui impose d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009).
Le Conseil constitutionnel a une jurisprudence constante sur le fait que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ne peut en lui-même être invoqué à l'appui d'une QPC (n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012 et n° 2012-283 QPC du 23 novembre 2012). Mais cet objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, lorsqu'il est fondé sur la méconnaissance de la première phrase de l'article 2 de la Constitution, peut être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (n° 2010-285 QPC du 30 novembre 2012). Le Conseil a ainsi jugé « qu'aux termes du premier alinéa de l'article 2 de la Constitution : "La langue de la République est le français" ; que si la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, ne peut, en elle-même, être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution, l'atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité de la loi qui résulte de l'absence de version française d'une disposition législative peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité » (cons. 12).
Ainsi, à la place qui est la sienne, le Conseil constitutionnel cherche à oeuvrer pour la qualité de la loi. Celle-ci est cependant d'abord le fait de ceux qui préparent et votent la loi. On en revient ainsi au propos introductif : l'écriture de la loi est d'abord le fait des acteurs du processus législatif et non du juge constitutionnel.
M. Jean-Louis Hérin, secrétaire général de la Présidence du Sénat - « Le Parlement et la loi »
Permettez-moi tout d'abord de dédier cette petite intervention à Jean-Claude Bécane, qui fut Secrétaire Général du Sénat, trop tôt disparu, et qui m'a donné la chance avec Michel Couderc, Secrétaire Général Honoraire de la Questure de l'Assemblée nationale, de participer à la mise à jour de l'ouvrage de référence « La Loi ».
« Loi-Parlement » « Parlement-loi ». Les deux notions sont indissociables, consubstantielles l'une à l'autre, car dans notre tradition juridique, la loi émane nécessairement du Parlement, si l'on excepte bien sûr les lois référendaires, par essence exceptionnelles.
Certes, l'exécutif peut s'aventurer dans le domaine de la loi, ou plus exactement dans les domaines de la loi, car il y a plusieurs domaines de la loi : article 34, article 35, article 72 sur le régime des collectivités territoriales, charte de l'environnement de 2004, etc.
Ainsi, les ordonnances prises par le Gouvernement sur le fondement de l'habilitation de l'article 38 de la Constitution restent des ordonnances et ne peuvent devenir lois, quand bien même elles auraient été ratifiées par le Parlement. Si elles ont alors valeur législative, elles n'en sont pas pour autant des lois stricto sensu .
Il en est de même des décisions prises par le Président de la République en vertu de l'article 16 de la Constitution.
« Le Parlement vote la loi » nous dit le début du premier alinéa de l'article 24. C'est même la mission primordiale des parlementaires, puisqu'elle est proclamée avant la fonction de contrôle de l'action du gouvernement ou l'évaluation des politiques publiques.
À noter sur le plan formel, le passage à la forme active, où avant la révision du 23 juillet 2008 la loi « était votée » par le Parlement (premier alinéa de l'article 34). Cette nouvelle écriture est due à une initiative du Sénat.
L'exclusivité parlementaire, pour ne pas parler de monopole, s'explique ou se justifie par les principes directeurs du travail parlementaire, par les principes directeurs de la procédure d'écriture de la loi, qui, garantissent la qualité de la loi, et fondent sa légitimité car les règles de la délibération sont destinées à permettre la meilleure expression possible de la volonté générale.
Ces principes directeurs sont au nombre de quatre :
- La publicité
- La collégialité
- Le pluralisme
- La navette bicamérale
LA PUBLICITÉ
C'est un acquis de la Révolution de 1789. La loi, norme suprême de la République, doit être élaborée au vu et au su du citoyen, car il faut se méfier de la règle inventée dans le secret du cabinet royal.
Aussi bien, le Sénat et l'Assemblée nationale sont les seules institutions de la République qui travaillent dans la plus grande publicité, dans la plus grande transparence.
La moindre réunion, exception faite des groupes politiques, fait l'objet d'un compte rendu, analytique pour les réunions des commissions ou des délégations parlementaires, analytique et intégral pour les séances plénières, sans parler de l'enregistrement audiovisuel de l'intégralité des débats.
Autre élément de publicité : la publication de tous les documents parlementaires sous forme papier ou sur les sites Internet du Sénat ou de l'Assemblée nationale, qu'il s'agisse du texte initial, du rapport, du texte de commission ou du texte intermédiaire, ce que nous appelons « la petite loi » bâtie en temps réel par la Division des lois et de la légistique.
Toutes les étapes de l'écriture de la loi sont ainsi publiques, ce qui permet aux citoyens ou aux représentants d'intérêt de réagir et de proposer des modifications. La procédure parlementaire permet la démocratie participative.
LA COLLÉGIALITÉ
Du fait de la délibération parlementaire, l'écriture de loi est une oeuvre essentiellement collective, à la différence de la création littéraire, la loi est écrite au sein du groupe, de la commission ou dans l'hémicycle, le centre stratégique de la fabrique de la loi.
Comme l'indiquait le Président Jean-Pierre BEL, « au Parlement, nul n'a raison tout seul ». Le gouvernement ou le rapporteur propose, c'est le plenum de la séance plénière qui dispose.
Chaque sénateur, chaque député, à titre individuel ou collectif, peut déposer des amendements de rédaction ou de fond, au grand dam parfois des auteurs initiaux du texte qui peuvent redouter le passage au Parlement de leur enfant.
Rappelons ici la complainte du Doyen Carbonnier, lequel déplorait que les parlementaires de tous bords aient dénaturé « ses » lois de 1972 sur la filiation.
LE PLURALISME
La délibération parlementaire repose sur la confrontation des idées, d'abord lors de la discussion générale puis au stade de la discussion des articles qui permet le passage de l'idée, du concept à la rédaction d'un article ou d'un alinéa, par la voie d'un amendement ou d'un sous-amendement.
La délibération parlementaire organise la confrontation des idées mais favorise aussi, par-delà les clivages politiques tout à fait légitimes, le rapprochement des points de vue, en vue de parvenir au plus près de l'expression de la volonté générale, qui ne se confond pas nécessairement avec la volonté majoritaire.
C'est une idée qui m'est très personnelle : le Parlement est une machine à faire du consensus, car la majeure partie des textes est adoptée à une large majorité, voire à l'unanimité.
Quoi de plus normal ?
Il s'agit de la loi de la République.
LA NAVETTE BICAMÉRALE
La navette repose ainsi sur l'espoir ou la volonté de l'accord le plus large sur une loi. Car la loi est un ouvrage trop important pour être confié à une seule assemblée.
La navette permet une seconde délibération, voire plusieurs délibérations, si la procédure accélérée n'est pas engagée.
Elle garantit la qualité de la loi.
L'écriture de la loi suppose le temps de la réflexion, celui de la réécriture, « toujours sur le métier remettons l'ouvrage ». .
Certes, le gouvernement a la possibilité de donner le dernier mot à l'Assemblée nationale, mais il ne peut le faire qu'après au moins deux lectures devant chaque assemblée.
De toute façon, les meilleures lois sont celles « coproduites » par les deux assemblées à la composition différente, comme le disait le sénateur Robert Badinter.
L'accord bicaméral est en tout état de cause la garantie de la sécurité juridique, de la qualité de la loi, d'une certaine pérennité politique ; je citerai un seul exemple, celui de l'abolition de la peine de mort finalement approuvée par le Sénat après un débat de trois jours.
Au total, l'écriture de la loi est bien un processus collectif.
Mais une question est souvent posée : Qui écrit la loi ? Les experts, le Gouvernement, les parlementaires...
Pour ma part, je me rangerai derrière l'opinion du Professeur Pierre Avril qui jugeait un peu vaine toute recherche de paternité.
On pourrait plutôt parler de pluri paternité, avec la reconnaissance d'une prééminence naturelle au Gouvernement, qui en vertu de l'article 20 de la Constitution « détermine et conduit la politique de la Nation ».
À ce titre, le Gouvernement a besoin des moyens législatifs nécessaires à la mise en oeuvre des orientations de sa politique, car en France nous sommes des légicentristes, nul ne saurait imaginer une politique publique sans un substrat législatif.
Mais une fois le projet de loi déposé, il échappe à ses auteurs : les parlementaires prennent la main et peuvent exercer leur pouvoir d'écriture ou de réécriture.
Le pouvoir s'exerce par la voie d'un droit constitutionnellement garanti, le droit d'amendement : 10.000 amendements de commission et de séance en moyenne par an, 3 000 adoptés.
Ce pouvoir d'écriture ou de réécriture s'est trouvé conforté, renforcé décuplé depuis la révision du 23 juillet 2008 qui érige en principe l'examen du projet de loi ou de la proposition de loi sur la base du texte de la commission.
Avant, la commission se cantonnait dans le dépôt d'amendements. Aujourd'hui, la commission élabore en direct le texte qui sera examiné en séance - la commission devient ou redevient le rédacteur du texte de loi, une véritable révolution pour le travail parlementaire d'écriture ou de réécriture de la loi.
Le terme d'écriture parlementaire s'impose, car le droit d'amendement peut, soit porter sur l'article du texte, soit insérer un article additionnel : le droit d'amendement s'apparente alors à un droit d'initiative.
Selon Jean Éric Schoettl, alors Secrétaire général du Conseil Constitutionnel, plus de la moitié des articles de loi proviennent d'articles additionnels.
L'écriture de la loi connaît alors un coup d'accélérateur, puisque l'article additionnel, déposé la veille, peut être adopté le lendemain sans les garanties prévues par le constituant pour le dépôt des projets de loi (avis du Conseil d'État, étude d'impact).
Au surplus, l'article additionnel aurait pu faire l'objet d'un projet de loi distinct, comme ce fut le cas pour l'« amendement Fauchon » introduisant le principe du double degré de juridiction en matière criminelle.
Avec le risque de l'inflation législative d'origine parlementaire, car au fil de la navette le texte enfle, double voire triple de volume.
Il y a des lois fleuve, comme il y a des romans-fleuves : la loi sur les sociétés commerciales, la loi ALUR.
Quelques chiffres : entre le dépôt à l'Assemblée et le texte adopté par le Sénat le texte est passé de 217 à 427 pages (+ 96,8 %), de 84 à 178 articles (+ 112 %), de 73 498 à 128.011 mots (+ 74,2 %), de 371 550 à 632 808 caractères (espaces non compris) et de 443 725 à 755 021 caractères (espaces compris), soit + 70,3 %). Après censure de deux articles par le Conseil Constitutionnel, la loi promulguée compte 177 articles.
L'Association Regards citoyens a pu mesurer l'apport du Parlement à la Fabrique de la Loi grâce à l' open data : trois-quarts des textes ont été modifiés a plus de 50 % entre le texte déposé et la loi promulguée.
À côté du droit d'amendement, le droit d'initiative a conservé toute son importance, malgré les armes du parlementarisme rationalisé.
Cette voie de création législative a même trouvé un net regain à partir de 1995 avec la reconnaissance d'une journée de séance réservée aux groupes politiques et surtout depuis la révision de 2008, qui a prévu un espace d'initiative parlementaire, une semaine sur quatre.
Depuis 1995, on peut compter 133 lois d'initiative sénatoriale et 13 en 2013, une loi de la République sur cinq naît au Sénat.
Il faut le noter même si cette statistique ne tient pas compte de la différence de portée ou de volume entre les projets et les propositions de loi.
En tout cas, le texte des lois d'initiative parlementaire tient parfois d'un inventaire à la Prévert, un véritable kaléidoscope... les termites, la clause de réserve de propriété, la « loi Dailly » sur les transferts de créance, la « Loi Raffarin) sur la sécurité des piscines, les lanceurs d'alerte (la première loi écologiste), l'interdiction des produits phytosanitaires...
Au total, et en conclusion, un constat s'impose : celui de l'imagination créative, créatrice du Parlement, avec la crainte en arrière-plan que la sophistication du travail parlementaire, le primat du débat en séance plénière, le partage de l'ordre du jour, nous conduisent à terme à une dépossession lente mais certaine du Parlement.
L'écriture parlementaire de la loi nécessite un certain temps qui peut se révéler incompatible avec les urgences ou l'arythmie du travail gouvernemental.
Pour la conception de la loi, il faut en moyenne dix mois, cinq mois en cas de procédure accélérée.
Le risque de dépossession ne doit pas être sous-estimé au vu du recours de plus en plus fréquent à la technique de l'ordonnance, qui tend à se banaliser, par exemple modifier tout un pan du code civil consacré au droit des obligations, un cinquième du code civil.
O tempora O mores
Certains peuvent le regretter, car légiférer par ordonnances relève de l'oxymore.
Pour la conclusion, je me référerai à l'excellent propos du très regretté professeur Guy Carcassonne, qui l'avait proposé dans le Dictionnaire de la Constitution en 2004 :
« Décidément pour faire de bonnes lois, on n'a pas inventé mieux que le Parlement. Les ordonnances, en effet, sont exactement comme des projets de loi qui deviendraient directement des lois. Ce sont généralement des textes défectueux dont les malfaçons ne se révèlent qu' a posteriori , là où il se serait sans doute trouvé un parlementaire pour soulever, fût-ce innocemment, le problème qui ne s'est découvert qu'après, à l'occasion de contentieux multiples. Le tamis parlementaire a des vertus intrinsèques ».
Qui pourrait mieux dire ? ...
QUIZZ SUR LA LOI
1. La première loi de la première République française
La première loi publiée dans le premier numéro du Bulletin des lois parut le 22 prairial an II (10 juin 1794) est la loi concernant le Tribunal révolutionnaire.
Le Bulletin des lois créé par le décret du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) était le « recueil officiel des lois, ordonnances et règlements qui les régissent », soit l'ancêtre du Journal officiel .
2. La loi la plus longue
- La loi la plus prolixe est la loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové : 479 pages pour 177 articles ;
- La loi la plus normative est la loi n°66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales : 200 pages pour 509 articles
3. La loi la plus courte
La loi du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien.
Article unique : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 . ».
Mme Anne Levade, professeur à l'université Paris-Est-Créteil - « La recherche du compromis et de l'intérêt général dans l'élaboration de la loi »
S'interroger sur la recherche du compromis et de l'intérêt général dans l'élaboration de la loi peut, en première analyse, sembler chose aisée ; elle est pourtant, si l'on y réfléchit plus avant, éminemment complexe. Que l'on en juge !
Deux constats initiaux sont de nature à penser que la question ne présente guère de difficulté.
En premier lieu, cette communication prend place au terme d'une table ronde dans le cadre de laquelle chacun de ceux que l'on peut considérer comme les acteurs du processus législatif s'est exprimé, de son point de vue, sur le sujet. Puisque le propos s'inscrit dans une thématique consacrée à la collégialité dudit processus, convenons que celle-ci a d'ores et déjà été démontrée par la simple expression des composantes de ce qui est ici qualifié de diversité .
En second lieu et sur le fond, il ne serait pas erroné de présumer que, dans un système démocratique, l'affirmation selon laquelle la loi est l'expression de la volonté générale - fût-ce ou peut-être même a fortiori dans le respect de la Constitution - conduit nécessairement à ce que l'élaboration de la loi fût l'expression de la recherche du compromis en même temps que de l'intérêt général.
Dit autrement, le propos serait ainsi doublement facilité parce que, d'une part, d'ores et déjà présenté sous ses différentes facettes, il serait de synthèse et, d'autre part, la loi ne pouvant mal faire, elle serait par nature intérêt général et compromis mêlés.
Pourtant, point n'est besoin de longuement argumenter pour admettre que, outre qu'il serait peu probable que l'on n'attendît rien de plus, il est des raisons qui incitent à penser que la question recèle une plus grande complexité. Il n'est que de s'interroger sur les termes du sujet.
En premier lieu, convenons d'emblée que compromis et intérêt général semblent, intuitivement, faciles à cerner, du moins si l'on s'attache à chacun de ces termes de manière isolée.
Le compromis serait un arrangement dans lequel on se fait des concessions mutuelles tandis que l'intérêt général, sans même faire référence à ce que plus précisément le droit en dit, s'entendrait de l'intérêt commun forgé au sein d'un corps politique.
L'un et l'autre, toutefois, demandent à être davantage explorés.
Le compromis, d'une part, recèle une part d'ambiguïté. Si l'adage veut qu'un mauvais arrangement soit préféré à un bon procès, il n'en demeure pas moins, l'adage lui-même le dit, que le compromis peut être mauvais et qu'il n'y a parfois pas loin du compromis à la compromission qui, inéluctablement, entache le premier ! De plus, le compromis suppose, ex ante , la pluralité car s'il n'est pas de différences de points de vue, c'est le compromis qui, per se , perd toute utilité ; dès lors parce qu'il n'est de compromis qui pût, à tous, paraître totalement satisfaisant, on conviendra que, sans même être mauvais, il est par essence décevant. Dit autrement, si l'essence du compromis est de satisfaire chacun, le risque est grand que, fondé sur des concessions réciproques, il ne satisfasse in fine pleinement aucun.
D'autre part et très au-delà de l'intuition, l'intérêt général est, pour le juriste et, spécialement, pour le juriste de droit public, une « référence constante » 42 ( * ) . Le rapport du Conseil d'État qui lui était consacré en 1999 le confirmait expressément qui le présentait comme « la pierre angulaire de l'action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité » 43 ( * ) . Il est par conséquent au coeur de l'élaboration de la loi autant, au moins, que de la construction du droit public par le Conseil d'État.
Semblant relever de l'évidence, l'intérêt général n'en est pas moins difficile à cerner. Le doyen Vedel lui-même le disait « indéfinissable » 44 ( * ) , expression d'un « idéal commun [correspondant] à la meilleure satisfaction collective de valeurs partagées » 45 ( * ) et de « l'idée que la collectivité a des exigences qui dépassent les intérêts des groupes ou des individus qui la composent », au risque parfois de se traduire par des mesures qui froissent lesdits intérêts 46 ( * ) .Si l'on ajoute que l'intérêt général est susceptible d'évoluer au gré des transformations ou mutations de la société, on mesure la difficulté qu'il y peut y avoir à prétendre, dans sa globalité, l'identifier.
La seule définition du compromis et de l'intérêt général le montre : si, d'emblée, l'un et l'autre pouvaient sembler avoir naturellement partie liée, leurs relations ne peuvent être qu'empreintes de complexité dès lors que le second se caractérise par son unité tandis que le premier ne peut être que le produit de la réduction d'une diversité.
Mais, en deuxième lieu, c'est la « recherche » de l'un et de l'autre qui sont au coeur du sujet ; dit autrement, c'est sur les voies et moyens de parvenir au compromis en même temps qu'à la satisfaction de l'intérêt général qu'il convient de s'interroger.
A ce stade, il n'est pas inintéressant de s'arrêter sur la concomitance que semble impliquer la conjonction « et » !
En effet, on pourrait avec quelque naïveté se borner à considérer que la recherche du compromis est en elle-même d'intérêt général parce qu'elle est le gage de l'acceptabilité de la loi qui en sera le fruit. Toutefois, le raisonnement rigoureusement inverse peut être mené, considérant il n'est pas interdit de penser que tout au contraire compromis et intérêt général seraient par essence antagonistes dès lors que le premier, en permettant que fussent conciliés des intérêts contradictoires nécessairement individuels ou collectifs, ferait, par le seul fait de les identifier, obstacle à ce que l'intérêt supérieur qu'est celui que l'on qualifie de général pût émerger.
Où l'on voit implicitement ressurgir l'opposition entre deux conceptions de l'intérêt général, selon qu'il est appréhendé comme somme d'intérêts particuliers ou intérêt supérieur dépersonnalisé ! On en conclura sans doute à raison que la dualité des positions est d'abord affaire de culture. On aurait cependant tort de négliger ce que la différence de perceptions révèle quant à l'objet de la recherche ici envisagée. En effet, si, indiscutablement, la recherche du compromis vise l'acceptabilité de la norme qui en sera le produit, celle de l'intérêt général s'analyse en une quête du bien commun qui serait inhérente à la substance de la norme élaborée. C'est donc bien d'une différence de nature qu'il s'agit, puisque la recherche du premier s'apparente à une démarche bien davantage qu'à l'identification d'une substance qui est consubstantielle à la recherche du second. On peut d'ailleurs même se demander si ce n'est pas lorsque le compromis -et, par conséquent, l'acceptabilité de norme -est insuffisamment assuré que la recherche de l'intérêt général devient une nécessité !
En troisième lieu, enfin, c'est dans le cadre de « l'élaboration de la loi » que la question est posée, c'est-à-dire à chacune des étapes préalables à ce qu'elle devînt norme, qu'il s'agisse de l'élaboration parlementaire proprement dite ou, dans sa phase amont, de ses premières formulations ou rédaction.
Le champ devient alors immense et les quinze minutes accordées pour cette communication assurément insuffisantes, spécialement en toute fin de cette première partie déjà fort dense de notre matinée !
Parce qu'il est d'intérêt général que cette communication ne soit pas d'une longueur excessive, on n'a d'autre choix que de céder au compromis en renonçant, d'une part, à l'exhaustivité - la sagesse l'impose ! - et, d'autre part, aux enjeux théoriques du sujet qu'on ne pourrait qu'effleurer dans le temps imparti. Par ailleurs, parce que c'est à l'aune de la collégialité autant que de la diversité des usages et des écrits que le sujet doit, dans cette table ronde, être appréhendé, on l'envisagera sous son angle le plus concret.
Pour le dire autrement, on s'essaiera à explorer le « comment » de la recherche du compromis et de l'intérêt général dans l'élaboration de la loi, en gardant à l'esprit que si l'un et l'autre peuvent converger, il n'est pas impossible qu'ils fussent contradictoires.
Ainsi délimité, le propos peut être articulé autour de deux idées : la procédure d'élaboration de la loi institutionnalise la recherche du compromis pour satisfaire l'intérêt général (I) ; toutefois, manifestation de la diversité des usages, le compromis est, de plus en plus, recherché hors du cadre institutionnel, au risque parfois de voir l'intérêt général menacé (II) .
I. Le compromis au service de l'intérêt général ou la recherche institutionnalisée
Point n'est, à cet égard, besoin de longuement gloser ; la question a été abordée, fût-ce implicitement, à l'occasion de chacune des communications qui ont précédé. Parce que l'élaboration de la loi est un processus démocratique supposant, par essence, le débat, elle est recherche d'un compromis entre le politique et le juridique (A) en même temps que d'un compromis démocratique (B) . Dans l'un et l'autre cas, on peut admettre que c'est la recherche de l'intérêt général qui motive celle du compromis.
A. L'institutionnalisation de la recherche du compromis entre politique et juridique
Manifestant que l'État dans lequel elle est adoptée est, tout à la fois, une démocratie et un État de droit, le processus d'élaboration de la loi d'abord recherche d'un compromis entre aspirations politiques et exigences juridiques.
Nul ne le contestera, en démocratie, l'élaboration de la loi s'analyse comme le processus par lequel ceux qui nous gouvernent mettent en oeuvre un projet politique auquel, à l'occasion de leur élection, les citoyens ont souscrit ; ce faisant, parce que ladite démocratie est également un État de droit, ce processus s'inscrit dans un cadre juridique stable - ou aussi stable que possible - manifesté par des règles et principes auxquelles le législateur ne pourra déroger.
La recherche du compromis est alors la condition de la qualité autant que de la régularité juridique - entendue comme constitutionnalité et conventionnalité cumulée - de la loi qui est élaborée. Il revient alors, à chacune des phases d'élaboration de la loi, à ses auteurs - ou co-auteurs - ainsi qu'à leurs conseils d'y veiller. L'illustrent, de manière différente et à chacun des stades du processus, l'obligation d'études d'impact, les avis rendus par le Conseil d'État, les débats et interrogations dont les rapports parlementaires se font l'écho ainsi que la discussion en séance publique à l'occasion de laquelle, de plus en plus souvent, est soulevée la question de la faisabilité juridique de l'ambition politique que le texte en débat cherche à réaliser.
Pour deux raisons au moins, la recherche de l'intérêt général lui est, à l'évidence, concomitante : d'une part, parce que c'est l'intérêt général qui, ab initio , justifie qu'une loi fût adoptée ; d'autre part, parce que c'est l'intérêt général qui, in fine , exige que cette loi, au-delà de l'intention politique qu'elle met en oeuvre, fût incontestable en termes de juridicité.
Il n'est, à cet égard, pas inintéressant de noter que ce qui semble aujourd'hui relever de l'évidence ne l'a pas toujours été. C'est, assurément, la montée en puissance des contrôles auxquels la loi est soumise de la part des juges nationaux et, indirectement, de juges supranationaux qui sans être juges de la norme apprécient sa compatibilité substantielle avec les engagements auxquels la France a souscrit, qui y a largement contribué. En effet, la question de savoir si la loi est susceptible, une fois adoptée, d'être juridiquement contestée a désormais une importance déterminante dans le processus qui permet de l'élaborer et l'essor du contrôle de constitutionnalité a priori , puis du contrôle de conventionnalité et, enfin, la mise en place d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori n'y sont, à l'évidence, pas étrangers.
Se développent d'ailleurs des usages diversifiés qui visent, y compris lorsque la loi a été élaborée, c'est-à-dire votée, à essayer qu'elle soit en outre juridiquement validée : c'est le cas des saisines du Conseil constitutionnel visant à ce que la loi soit, d'emblée, vidée de son éventuel venin en termes d'inconstitutionnalité. On estimera sans doute que le phénomène est trop récent pour que l'on pût, à cet égard, généraliser ; il n'en demeure pas moins que si, longtemps, certains textes échappaient au contrôle du Conseil constitutionnel au motif du consensus républicain qu'ils étaient réputés incarner, des lois comparables sont désormais et, d'une certaine manière, pour les mêmes raisons d'emblée passées à l'épreuve de la constitutionnalité.
On en veut pour illustration deux lois qui, à quelques années d'écart, ont également donné lieu à débat et qui, pourtant, n'ont pas connu un sort identique sur le plan des contrôles auxquels elles ont été soumises. La première est la loi relative au port de signes religieux dans les établissements publics d'enseignement 47 ( * ) ; bien qu'elle ait été l'objet de vives discussions juridiques autant que politiques, les différentes autorités habilitées à saisir le Conseil constitutionnel firent le choix de ne pas la lui soumettre, argument pris de ce que, une fois en vigueur, sa constitutionnalité serait irréfragablement présumée. En 2010, la solution radicalement inverse fut retenue concernant la loi que l'on présente rapidement comme interdisant le port de la burqa 48 ( * ) ; susceptible d'être contestée a posteriori à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité, sa constitutionnalité fut d'emblée examinée par le Conseil constitutionnel saisi pour l'occasion, fait inédit, par les deux présidents des assemblées 49 ( * ) . C'est assurément l'intérêt général qui justifiait alors que le compromis entre politique et droit opéré par le législateur fût confirmé en termes de constitutionnalité et on admettra que ce choix a pesé dans l'appréciation que la Cour européenne des droits de l'homme devait porter, près de quatre ans plus tard, sur sa conventionnalité 50 ( * ) .
On convient que l'exemple, fût-il topique, demeure particulier et, dût-on le rappeler, que la recherche de compromis inhérente au processus d'élaboration de la loi, quand bien même elle est institutionnalisée, n'est pas toujours couronnée de succès ; en attestent les censures a priori dont nombre de lois sont l'objet.
Mais, dans le même temps, l'élaboration de la loi est recherche d'un compromis démocratique.
B. L'institutionnalisation de la recherche du compromis démocratique
Par nature délibérative et empreinte de pluralisme, la démocratie suppose la contradiction ; lorsque, in fine , la loi exprimant la volonté générale est adoptée, elle est nécessairement le fruit d'un processus marqué par la recherche du compromis entre des positions politiques ab initio contradictoires. L'ensemble du processus d'élaboration de la loi en témoigne qui se caractérise par le débat.
Débat parlementaire, en premier lieu ; au risque de l'évidence, il est en démocratie le lieu privilégié du compromis que ce soit en commission ou en séance. C'est alors de compromis entre majorité et opposition qu'il s'agit, se manifestant principalement par le dépôt puis le vote d'amendements qui sont de nature à faire évoluer le texte dans le sens de son acceptabilité par l'ensemble des courants d'opinion. Preuve s'il en était besoin que la recherche du compromis est affaire de culture au moins autant que de procédure, la France n'est, en la matière, guère coutumière de l'unanimité ; le constat mérite d'être fait alors que l'on sait qu'en d'autres États -tels l'Allemagne ou le Royaume-Uni- la recherche du compromis est si développée en amont du débat parlementaire proprement dit qu'il ne se trouve plus guère, au moment du vote, de représentants du peuple pour s'opposer à l'adoption de la loi. On y verra aussi peut-être l'une des explications du modèle de rationalisation du parlementarisme retenu en France dans la Constitution de 1958.
C'est sans doute la raison pour laquelle, en second lieu, il est des sujets sur lesquels le choix est fait d'anticiper le moment de la recherche du compromis en s'essayer à nouer l'accord entre majorité et opposition. Ainsi en est-il, par exemple, des réformes constitutionnelles qui, outre qu'elles requièrent une majorité renforcée pour être adoptées, supposent avant tout un consensus sur le fond. C'est ce qui permet de comprendre que, en la matière, le pouvoir exécutif soit force de proposition et que plusieurs présidents de la République aient jugé nécessaire de recevoir, en amont, les responsables des formations politiques représentées au Parlement. D'autres lois méritent, compte tenu de leur objet et fussent-elles normativement ordinaires , que soit mis en oeuvre un processus identique : la réforme territoriale en cours en est l'illustration.
En toute hypothèse, c'est au nom de l'intérêt général ou parce que le texte en cause est présenté comme d'intérêt général que de telles négociations sont, en amont, engagées, exigeant qu'un consensus fût trouvé, quand bien même il supposerait que des compromis soient faits.
Toutefois, longue est la liste qui pourrait être dressée des compromis impossibles. Et parce que le principe même de la démocratie est d'être gouverné par la majorité, l'échec de la recherche du compromis n'empêche pas nécessairement que la loi fût votée. On arguera à juste titre que l'intérêt général le justifie ; pourtant, il est des cas dans lesquels l'échec du compromis conduisant à ce que la loi soit ensuite politiquement contestée, la recherche de l'intérêt général elle-même peut s'en trouver compromise...
C'est ce qui explique, alors même que la loi aurait été, majoritairement mais sans compromis, votée, que la recherche du compromis pût être menée a posteriori sous des formes variées. On a déjà évoqué le cas de textes qui, au nom du consensus républicain, échappèrent au contrôle du Conseil constitutionnel ; faute de compromis sur le contenu, c'est le compromis sur la normativité qui, une fois la majorité acquise, semble alors l'emporter, considérant qu'il y aurait sans doute plus d'inconvénient que d'avantages à ce que le débat fût relancé sur le terrain strictement juridique. Mais on songe aussi, dans un cas heureusement demeuré unique, à ce que Guy Carcassonne qualifiait de susmulgation ou promulpension par le président de la République de l'article de la loi du 31 mars 2006 relatif au « contrat première embauche » qui fut purement et simplement abrogé par un second texte adopté quelques semaines plus tard 51 ( * ) .
Dans l'un et l'autre cas, c'est l'intérêt général qui justifia que la loi, elle-même élaborée en vue de satisfaire un objectif d'intérêt général, fût l'objet d'une recherche de compromis. Démocratique, et par conséquent essentiellement politique, il n'est pas pour autant, on le voit, déconnecté de toute dimension juridique...
Institutionnalisée, la recherche du compromis et de l'intérêt général est donc, dans l'élaboration de la loi une certitude autant qu'un acquis. La tentation est forte de généraliser la méthode, au risque parfois que le compromis pût fragiliser l'intérêt général
II. L'intérêt général au risque du compromis ou la tentation d'une recherche généralisée du compromis
Le propos est ici autant de droit positif que prospectif. Il renvoie à une méthode identique : l'association par tout moyen de ce que l'on qualifie alternativement de société civile ou d'opinion publique à l'élaboration de la loi afin que la recherche du compromis fût généralisée et l'acceptabilité de la norme insusceptible d'être contestée. D'ores et déjà protéiforme (A) , la tendance est, en certains domaines, de l'institutionnaliser, voire de la constitutionnaliser (B) .
A. La recherche du compromis avec la société
La formule est volontairement englobante ; elle permet de rendre compte de l'existant.
Au-delà du compromis institutionnel ou interinstitutionnel et procéduralisé inhérent à l'élaboration de la loi, la prise en considération des attentes de la société participe d'une démarche qui, peu à peu, tend à se généraliser. Ses manifestations sont multiples.
En premier lieu, on peut évoquer les sondages d'opinion qui, de plus en plus, conduisent à des aménagements du contenu de texte avant ou en cours de discussion. Totalement informel, le processus ne peut être mis en évidence qu'au cas par cas. On arguera sans doute qu'il n'y a guère lieu de s'en étonner ; il n'en demeure pas moins que c'est le principe même de la démocratie représentative qui se trouve ainsi contourné.
Mais, en deuxième lieu, il peut arriver que la méthode soit formalisée. C'est le cas lorsqu'est mis en place, en amont d'un dispositif législatif novateur ou lorsqu'une réforme d'un dispositif législatif en vigueur est envisagée, un processus par lequel, selon les cas, les personnes concernées, des personnalités qualifiées ou un panel censé représenter l'ensemble de la société sera associée. Les exemples sont variés mais correspondent tous à une méthode identique, que l'on songe aux comités d'experts mis en place préalablement à la rédaction d'une loi, à la réunion d'une conférence de consensus à laquelle participeront les acteurs du domaine concerné par la loi, à l'organisation d'états généraux sur une thématique donnée - par exemple, bioéthique ou collectivités -, à la constitution d'un panel - tel celui mis en place dans la perspective de la réforme de la loi Léonetti -, à l'accord signé le 11 janvier 2013 entre les organisation patronales (Medef, CGPME et UPA) et trois syndicats (CFDT, CFTC et CFE-CGC) mais refusé par deux autres (FO et CGT) que la loi dite sécurisation de l'emploi aura pour objet de transposer ou encore, de manière plus générale, au dispositif de concertation préalable prévu par la loi Larcher 52 ( * ) . Dans tous les cas le processus participe d'une même logique : favoriser la recherche du compromis par l'établissement d'un dialogue en amont qui permettra de fixer les termes d'une loi socialement acceptable qu'il reviendra ensuite au législateur de simplement entériner.
En troisième lieu, quoi que d'une autre nature, apparaissent comme obéissant une démarche comparable les dispositifs permettant aux citoyens de s'exprimer « en ligne » sur les sites des assemblées à propos d'un texte qui pourrait être adopté.
On considérera sans doute que la méthode est légitime dans un État démocratique et qu'elle est désormais significativement facilitée par le renouvellement des moyens de communication ; elle n'en présente pas moins des écueils qui incitent à mûrement l'évaluer avant que de céder à la tentation de la généraliser.
C'est, en premier lieu, au risque de la démocratie fictive que l'on songe le plus spontanément. Aussi perfectionnés que soient les moyens de consultation de l'opinion, encore faut-il que les décideurs soient en mesure d'en tirer les conséquences. Pour le dire autrement, le système de la consultation populaire longtemps pratiquée par des régimes prétendument démocratiques mais fondamentalement autoritaires doit inciter à la circonspection et à toujours garder à l'esprit que l'illusion du « tout démocratique » peut, in fine , causer plus de dommages qu'elle n'apporterait de bénéfices.
En deuxième lieu, le risque est grand de voir le dispositif pris en mains par les représentants d'intérêts corporatistes. Point n'est besoin de longuement argumenter, la formule même suffit à montrer à quel point, alors, la recherche du compromis serait en contradiction avec la poursuite de l'intérêt général qui, dans sa conception française, est l'ennemi des particularismes.
En troisième lieu, ne le nions pas, la généralisation de la recherche du compromis préalable est susceptible de mettre en évidence de manière exacerbée les discordances, voire, sur certains sujets, un véritable clivage au sein de la société. Point n'est besoin d'être grand clerc pour imaginer combien certaines réformes dites de société, telle la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse ou l'abolition de la peine de mort, auraient été, si elles avaient été précédées d'une négociation préalable destinée à rapprocher les points de vue, purement et simplement impossibles à mener.
On en vient, en quatrième lieu, à l'ultime écueil qui peut, avec chacun des trois précédents, être cumulé : la recherche systématique du compromis avec la société revient à accepter que le débat démocratique institutionnalisé fût préempté et la légitimité des élus nécessairement remise en cause.
Au-delà des enjeux que l'on peut considérer, à tort, comme purement théoriques, la pratique enseigne que, fût-elle légitime, la quête de l'acceptabilité d'une réforme par la recherche ab initio du compromis ne garantit pas, loin s'en faut, qu'un accord pût être trouvé. Plus encore, l'exemple récent, concernant la réforme ferroviaire ou celle du régime des intermittents du spectacle, de la remise en cause au moment où la loi vient en débat devant les assemblées, et par ceux-là même qui l'ont négocié, de l'accord que la loi vient acter démontre, s'il en était besoin, la fragilité de la démarche. Où l'on voit que le changement de méthode suppose, ex ante , une mutation culturelle, dès lors que, paradoxe de la démarche telle qu'appliquée en France, tant que la loi n'est pas norme elle peut être négociée quand bien même la loi que l'on se propose d'adopter serait la validation d'un accord préalablement négocié !
On comprend mieux alors les réserves que l'on peut formuler face à la tentation de la constitutionnalisation.
B. La tentation de la constitutionnalisation
Le projet « d'inscrire la démocratie sociale dans notre loi fondamentale » était un engagement de campagne du candidat François Hollande. Dans son prolongement, un projet de loi constitutionnelle a été adopté en Conseil des ministres et déposé devant le bureau de l'Assemblée nationale en avril 2013 dont l'objet est d'introduire dans la Constitution un article 51-2 nouveau qui constitutionnaliserait le mécanisme introduit à l'article L 1 du code du travail par la loi du 31 janvier 2007.
Tel que présenté dans l'exposé des motifs, le projet de loi constitutionnelle constituerait un progrès inscrit dans la continuité du principe, énoncé par le huitième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, selon lequel « Tout travailleur participe par l'intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail ». Faisant référence à la « grande conférence sociale de juillet 2012, suivie notamment de l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 », le projet est sciemment exposé comme la suite logique d'un processus d'ores et déjà amorcé. Il en résulterait que « Tout projet de loi ou d'ordonnance ou toute proposition de loi qui procède à une réforme en matière de relations individuelles et collectives du travail, d'emploi ou de formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle ne [pourrait] , sauf en cas d'urgence, être délibéré en conseil des ministres ou inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale ou du Sénat sans que les organisations syndicales de salariés et d'employeurs représentatives aient été mises en mesure de négocier, si elles le souhaitent, sur l'objet de cette réforme ».
C'est donc le principe de la recherche du compromis avec les partenaires sociaux qui serait ainsi constitutionnalisé, présumant, fût-ce implicitement, qu'elle est gage de réalisation de l'intérêt général.
Pourtant, à bien y songer, on a la conviction que le projet pourrait s'apparenter à une fausse bonne idée ; à trois égards au moins, l'analyse semble confirmée.
En premier lieu, c'est la marge d'interprétation inhérente à certains des termes de la disposition constitutionnelle qui semble l'indiquer. On sait, d'abord, la difficulté qu'il y a à cerner la notion d'organisation syndicale « représentative ». De même, ensuite, on peut légitimement s'interroger sur la signification de la formule « être mises en mesure de négocier », a fortiori tempérée par l'incise « si elles le souhaitent » qui, indiscutablement, pourrait donner matière à gloser. Enfin, et sans que la question soit ici abordée, il reviendrait au législateur organique, auquel le second alinéa de la disposition renverrait, de déterminer à partir de combien d'organisation syndicales représentatives l'exigence constitutionnelle se trouve satisfaite dès lors qu'il est probable que toutes ne « souhaitent » pas toujours négocier. Où l'on voit que la simple lecture de la disposition projetée suscite nombre d'interrogations.
En deuxième lieu, c'est le degré d'obligatoriété de la disposition qui devrait être clarifié. Dit autrement, à partir de quand une réforme sociale pourrait-elle être menée à bien dès lors que les organisations ayant été mises en mesure de négocier sont dans l'incapacité de s'accorder. Où l'on voit resurgir l'idée que c'est la recherche du compromis qui serait ainsi l'objet d'une exigence constitutionnelle bien davantage que le compromis lui-même, conduisant peut-être à ce que la démocratie sociale constitutionnalisée courût le risque d'être essentiellement fictive.
En troisième lieu, c'est la contrainte que ferait peser le compromis trouvé sur la marge d'appréciation du législateur qui doit être explicité. Comment admettre, en effet, que les représentants du peuple souverain, appelés à voter la loi expression de la volonté générale, voient leur pouvoir de délibérer et décider affecté par la négociation préalable d'un compromis entre organisations syndicales qui ne bénéficient assurément ni de la même représentativité, ni de la même légitimité. Où l'on voit que la démocratie sociale pourrait constitutionnellement faire obstacle à la démocratie politique et mettrait assurément en cause les conditions d'exercice de la souveraineté.
On arguera que, constitutionnalisée, la démocratie sociale sera normativement conciliée avec la démocratie politique et que, au surplus, il incombera, en la matière comme en d'autres, au Conseil constitutionnel d'y veiller. Dont acte ! La question n'en demeure pas moins légitime qui consiste à s'interroger sur la possible inconstitutionnalité d'une loi qui, formellement adoptée dans la cadre de la démocratie procéduralisée, remettrait en cause les termes d'un accord auquel la démocratie sociale serait parvenu. Reconnaissons qu'il y a pour la moins un paradoxe à vouloir, dans le même temps, renforcer les pouvoirs du Parlement et constitutionnaliser le fait que, en matière sociale, il serait réduit au rôle de chambre d'enregistrement.
Nul ne conteste que la recherche du compromis y gagnerait -du moins en théorie- mais que, symétriquement, c'est la recherche de l'intérêt général qui s'en trouverait compromise.
En définitive, on le voit, l'intuition initiale se trouve confirmée. Si la recherche, ensemble, du compromis et de l'intérêt général est consubstantielle à une société démocratique qui s'exprime juridiquement en élaborant des lois, c'est la recherche d'un subtil équilibre entre l'un et l'autre qui doit y présider et, s'il ne fait guère de doute que la recherche du compromis est d'intérêt général, il n'est pas assuré que l'intérêt général surgisse toujours du compromis ! Reconnaissons aussi que se manifeste ici la spécificité de la conception française de l'intérêt général qui, absolue et peut-être même trop absolue, ne saurait s'accommoder du compromis !
M. Vincent Aubelle, professeur à l'université de Marne-la-Vallée -« L'élaboration d'une loi sur la décentralisation »
L'amendement dans la loi de décentralisation
La loi, suivant l'expression consacrée, est la manifestation de la volonté générale. Toutefois, l'élaboration de cette norme commune n'est pas rectiligne. Faite de polissures successives, passage du discursif au normatif, l'écriture de la loi laisse une place importante à l'amendement. Même si, en son temps, Georges Vedel avait pu qualifier celui-ci de droit mineur, l'amendement occupe aujourd'hui une place essentielle, puisqu'il constitue le moyen le plus sûr pour les parlementaires d'exister : « sous la V ème République, les amendements constituent en effet le principal outil au service des députés et, partant, un truchement efficace pour avancer des propositions 53 ( * ) ». Il ne s'agira pas dans notre propos d'explorer toutes les facettes de l'amendement mais de cibler cette réflexion sur l'amendement dans la loi de décentralisation.
En effet, cette matière présente une caractéristique particulière, dès lors que l'expérience locale de chacun des parlementaires - ce constat se trouve renforcé dans une situation de cumul des mandats - prévaut. En faisant nôtre la remarque de Michel Debré formulée dans son analyse du système parlementaire : « les préoccupations locales l'emportent dans l'esprit de nos parlementaires sur les préoccupations nationales. Comme elles leurs sont plus faciles à comprendre et à résoudre ! Députés et sénateurs volontiers timorés devant les graves problèmes que pose le gouvernement des affaires intérieures et extérieures de la Nation, se trouvent à l'aise pour discuter entre eux des problèmes de l'administration locale dont ils sont responsables à d'autres titres et dont la solution leur permet de réaliser une oeuvre personnelle 54 ( * ) ». Même si cette remarque concerne le droit parlementaire sous la IV ème République, deux conséquences découlent de cette conclusion :
- D'une part, l'élaboration du droit de la décentralisation autorise chaque parlementaire à disposer d'un avis tout ce qui touche à l'organisation des pouvoirs locaux : les évolutions législatives sont, sans que cela soit exclusif, la résultante du prisme local. Cette focale surdétermine parfois l'écriture de la loi, puisque, dès le dépôt du projet de loi, celui-ci est examiné au regard des conséquences induites sur les territoires électifs des parlementaires.
- D'autre part, conséquence du point précédent, le droit de la décentralisation, au-delà de l'élaboration d'une norme comme l'expression de la volonté générale, constitue aussi l'occasion de répondre à des situations particulières. À cet égard, si l'élaboration d'une loi de décentralisation doit être comprise comme la recherche d'un compromis entre l'ensemble des parties - ce qui présuppose un bien commun- cela n'exclut pas que cette recherche de l'intérêt général constitue également l'occasion de répondre à des situations particulières. Les lois de décentralisation, spécifiquement celles relatives à la mise en oeuvre de l'intercommunalité à fiscalité propre, constituent sans aucun doute celles au sein desquelles la définition de l'intérêt général, conditionnée par la satisfaction d'accords contingents, est la plus manifeste : l'examen de ces situations particulières, voire la satisfaction de celles-ci à travers la reprise de certains amendements, est une condition indispensable pour qu'un intérêt général puisse se dégager.
Ces accords mineurs mettent en oeuvre deux processus, parfois distincts voire enchevêtrés : celui de l'arrangement et celui du don.
Pour ce qui concerne l'arrangement, il est nécessaire d'en revenir à la définition donnée par Boltanski et Thévenot : « l'arrangement est un accord contingent aux deux parties (« tu fais çà, çà m'arrange ; je fais çà, çà t'arrange) rapporté à leur convenance réciproque et non en vue d'un bien général 55 ( * ) ». Ainsi, la particularité de l'arrangement réside dans l'impossibilité d'opérer une généralisation de celui-ci, mais aussi dans celle de le justifier publiquement.
Les seuils de population retenus pour définir la communauté d'agglomération constituent l'un des exemples les plus aboutis pour illustrer l'arrangement.
Lors de la création de la communauté d'agglomération en 1999, les seuils de population retenus - essentiellement pour des considérations financières - ont été celui d'un territoire de 50 000 habitants, dès lors que celui comprend une commune de 15 000 habitants.
Les avantages financiers accordés à la communauté d'agglomération en matière de dotation d'intercommunalité, par comparaison aux montants alloués à la communauté de communes - expliquent cette recherche permanente de l'arrangement. Qui, pour permettre à certains territoires de bénéficier d'un montant de dotation supérieur à ce qu'il percevait antérieurement, consiste à autonomiser le droit au regard de lé géographie. Tel est le sens de l'amendement déposé en 2010 par Jacques Pélissard, président de l'association des maires de France, qui autorise la constitution d'une communauté d'agglomération à partir d'un seuil de 30 000 habitants et ce dès lors qu'une des communes, dont la population est au minimum de 15 000 habitants, est également chef-lieu du département. Sans que le nom des territoires concernés n'ait été à aucun moment mentionné, cet amendement a permis à ce qu'ultérieurement la communauté de communes de Lons-le-Saunier, dont l'auteur de l'amendement est le président, puisse être transformée en communauté d'agglomération.
De même, l'amendement introduit lors de l'examen du projet de loi relatif aux conditions d'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et communautaires du 17 mai 2013, qui, en s'inscrivant dans la matrice de l'amendement précédent, permet qu'une communauté d'agglomération puisse être créée sur la base d'un seuil de 30 000 habitants, et ce, dès lors que le territoire concerné comprend la commune la plus importante du département. Trois territoires répondent à ces conditions : Annonay, Saint-Dizier et Verdun.
Ces amendements sont clairement le résultat d'un arrangement, la satisfaction de ceux-ci constitue l'un des moyens pour obtenir une approbation des parlementaires concernés sur les autres dispositions du texte. La nécessité de recourir à cet arrangement est d'autant plus forte que certaines des autres dispositions du texte soumis à l'examen du législateur rendent son approbation incertaine, voire difficile. Tel fut le cas pour l'adoption de la loi n°2010-1563 du 16 décembre 2010 qui ne fut atteinte, en troisième lecture, qu'à une seule voix de majorité. Mais, même si ces amendements répondent à des caractéristiques particulières, ils ne s'appliquent pas à un seul territoire : il est alors possible de qualifier cette évolution législative comme celle d'un arrangement contenant des dispositions à caractère général.
Toutefois, l'intérêt général n'est pas obligatoirement contenu dans chacun des arrangements qui sont conclu. Ce dont rendent compte les deux autres amendements suivants, qui ne répondent qu'à des situations particulières.
Le premier amendement concerne les modalités de calcul de la population d'une communauté d'agglomération pour des territoires qui doivent faire face « lors des afflux saisonniers, à un accroissement de leurs services et de leurs dépenses, comparables à ceux d'une communauté d'agglomération 56 ( * ) ». La rédaction de l'amendement encadra cette possibilité pour les seuls territoires pour lesquels la population DGF excède au minimum de 20 % le seuil de 50 000 habitants mais également que la population DGF excède de 50 % la population totale. Seule une communauté
de communes répond à ces conditions - la communauté de communes du pays de l'Or, dont l'une des cosignataires de l'amendement, Marie-Thérèse Bruguière, était à l'époque également troisième vice-présidente de cet établissement public de coopération intercommunale :« ce sous-amendement est extrêmement important pour la communauté de communes du pays de l'Or, dans l'Hérault, et pour d'autres communes à forte population touristique 57 ( * ) ». Par facilité, sans rentrer dans des explications par trop particulières pour expliquer l'absence d'opposition du secrétaire d'Etat, Alain Marleix, à cet amendement, retenons, que les conditions d'adoption de celui-ci s'inscrivent, pour le gouvernement, dans la recherche d'une majorité pour un texte contenant des dispositions faisant l'objet d'une forte opposition (celle-ci portant sur le conseiller territorial).
Le deuxième amendement, présenté à l'occasion de l'examen du projet de loi relatif à la modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles en 2013, ne s'inscrit pas dans un contexte de difficultés à réunir une majorité sur l'ensemble d'un texte législatif.
L'auteure, également vice-présidente de l'association des communautés de France, défendit un amendement, qui sera adopté, autorisant la transformation d'une communauté de communes en communauté d'agglomération, sur la base d'un ensemble de 25 000 habitants, au sein duquel il existe une commune de 15 000 habitants et que la majorité des communes (y compris la commune centre) sont des communes littorales. Cet amendement est l'expression de l'arrangement pur. Estelle Grellier, député de la circonscription au sein de laquelle se trouve la communauté de communes de Fécamp, seule bénéficiaire potentielle des dispositions offertes par l'amendement, remercie Olivier Dussopt, rapporteur du projet de loi d'avoir accepté cet amendement, celui-ci étant député-maire d'Annonay, territoire qui bénéficia de la correction législative opérée en mai 2013.
Ce dernier amendement retient également l'intérêt dans la mesure où l'arrangement qui est opérée s'effectue entre pairs, même si ceux-ci occupent des positions asymétriques : l'une est députée, l'autre est aussi député, mais rapporteur du projet de loi.
L'arrangement entre pairs n'est pas obligatoirement conditionné par l'asymétrie, comme en témoigne deux amendements adoptés à l'occasion de la loi relative au renforcement et à la simplification intercommunale du 13 juillet 1999. Le premier concerne celui qui fut codifié à l'article 67 et qui concerne la légalisation de l'instauration de la redevance pendant une durée de 25 années de la redevance pour l'usage du boulevard périphérique Nord. Le second, qui fut repris à l'article 70 de la loi précitée, mentionne que seules des communes limitrophes peuvent fusionner et qui répond à la situation particulière de la fusion qui advint ultérieurement entre les communes de Lille et Lomme.
En l'espèce, cet arrangement est le fruit de l'accord entre deux anciens premiers ministres, Raymond Barre et Pierre Mauroy, avec la complicité bienveillante du président de la commission des lois de l'époque, Gérard Gouzes.
L'arrangement entre pairs, quelle que soit la position, n'aboutit qu'à partir du moment où le Gouvernement, faute nécessairement de pouvoir donner un avis favorable, s'en remet à la sagesse de l'assemblée. Ce que traduit parfaitement le propos de la ministre de la décentralisation à l'occasion de l'amendement Grelier : « pour des raisons de répartition de DGF, de difficultés, de demandes reconventionnelles et je vous en passe, madame la députée, le Gouvernement est a priori défavorable à votre amendement, dont il craint qu'il ouvre la boîte de Pandore. (...) En revanche, à titre personnel, je connais la situation de Brest et celle de Fécamp et vous approuve. (...) Par-delà le littoral se trouvent d'autres collectivités organisées et on se trouverait obligé de tout détruire jusqu'à Rouen ! Je ne peux émettre un avis favorable faute de mandat pour le faire, mais je vous comprends. J'émets donc un avis défavorable tout en comprenant parfaitement que les poissons préoccupent Mme Grelier ! 58 ( * ) »
Le deuxième niveau de l'analyse de l'amendement est celui qui s'inscrit dans la logique du don. En revenant aux travaux que Malinowski a consacré à cette question, cela permet de comprendre que le don s'inscrit dans un processus de coopération. L'amendement n'est plus alors la traduction d'une quelconque forme de supériorité (ce que traduit l'acceptation passive du Gouvernement sur certains amendements), mais s'inscrit dans une logique d'échanges itératifs.
Malinowski distingue trois étapes dans l'instauration de cette coopération : le don, la réception, ce qui nécessite de préciser l'engagement que représente le don aussi bien pour les donateurs que les donataires, et le fait de rendre. Cette dernière séquence, comme expression de la gratitude, qui fonde la réciprocité durable de l'échange. Cette analyse du don est particulièrement prégnante lorsque les conditions d'adoption d'un projet de loi sont particulièrement difficiles.
Plusieurs exemples rendent compte de cette situation, tout en permettant de dépasser la situation de l'arrangement, compris au seul accord contingent entre deux parties. Ainsi, en 1992, alors que la loi ne fut adoptée en troisième lecture qu'à deux voix de majorité, l'amendement relatif à la possibilité de verser des fonds de concours. Cet amendement fait suite à la délibération de la communauté urbaine de Lyon qui prévoyait de verser des fonds de concours pour des équipements culturels. Celle-ci fut annulée le 29 novembre 1991 par le tribunal administratif de Lyon, sur le fondement qu'il était impossible pour la communauté urbaine de Lyon de verser des fonds de concours pour l'opéra de Lyon, au motif que cet équipement n'avait pas été transféré par la ville de Lyon. L'article 87 de la loi n°92-125 du 6 février 1992 n'est que la reprise de l'amendement n°183 introduit en troisième lecture autorise le versement de fonds de concours pour les communautés urbaines, cette disposition ayant été ensuite étendue à toutes les catégories d'établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre. Cet amendement s'inscrit dans la logique du don, Michel Noir, alors député du Rhône et auteur de l'amendement s'abstint lors du vote en troisième lecture du projet de loi.
Un autre exemple de ce processus du don dans la construction d'une loi de décentralisation est fourni en 2010 par la question des communes nouvelles. Le projet de loi soumis au conseil d'état prévoyait d'une part, une majoration de la dotation globale de fonctionnement des communes qui s'inscrivaient dans ce schéma de 10 % et d'autre part, des conditions de mise en oeuvre de la commune nouvelle sur la base des conditions de majorité qualifiée. Le travail conduit en amont du dépôt du projet de loi au Sénat entre l'association et le Gouvernement, c'est à dire en dehors de l'enceinte du Parlement, conduisit à diminuer l'incitation financière de 50 % au regard de ce qui avait été envisagé initialement. Ceci afin de tenir compte de la position exprimée par le bureau de l'association des maires de France lors de sa réunion du 17 septembre 2009 qui s'opposait « à ce que l'incitation financière à leur création soit ponctionnée sur la DGF des communes et des EPCI ».
Pour ce qui concerne les conditions de majorité à réunir pour la création d'une commune nouvelle, les représentants de l'association des maires de France avait obtenu que la création d'une commune nouvelle ne puisse résulter que de l'accord unanime des communes, position à laquelle se rangea le sénat lors de la seconde lecture. L'assemblée nationale, en deuxième lecture rétablit les conditions à réunir telles qu'elles avaient été envisagées lors du dépôt du projet de loi. Le communiqué de presse de l'association des maires de France du 29 septembre 2010 renseigne utilement sur l'extra territorialisation de la fabrique de la loi : « l'AMF a obtenu des améliorations considérables. (...) En revanche, l'AMF ne peut accepter les dispositions adoptées par l'assemblée nationale en deuxième lecture concernant les conditions de création de la commune nouvelle ». Et c'est le secrétaire d'État, qui avant la tenue de la commission mixte paritaire, se déplaça au siège de l'association le 28 octobre 2010 : « Je sais, Monsieur le président Pélissard, que vous êtes très attaché à ce que la création d'une commune nouvelle ne puisse résulter que de l'accord unanime des communes. Le Gouvernement se rangera sans problème à cette position dès lors que la commission mixte paritaire retiendra ce principe ». Cette position ministérielle ne manque pas de surprendre, en tenant compte du fait que la commune nouvelle avait été présentée « comme un dispositif plus simple, plus souple et plus incitatif 59 ( * ) » que celui qui prévalait antérieurement.
Soucieux de réunir une majorité sur l'ensemble du texte, et notamment afin de dépasser les oppositions suscitées sur la question du conseiller territorial, le ministre sacrifie la commune nouvelle en faisant sienne les positions de l'association des maires de France pour laquelle le maintien de l'unanimité fut une condition non négociable. Outre le processus de don qui est à l'oeuvre dans l'acceptation de cet amendement (même si au sein de la commission mixte paritaire ne siège aucun représentant du gouvernement), cet exemple souligne également l'extra territorialisation du processus législatif, dès lors que cette discussion s'est tenue en dehors de l'enceinte parlementaire.
En définitive, il ressort que la recherche de la définition d'un intérêt général dans le droit de la décentralisation nécessite la résolution de certains cas particuliers. L'intrusion de ces situations dans la loi est l'une des conséquences de la situation de cumul des mandats. Toutefois, il serait abusif de résumer l'écriture d'une loi de décentralisation à ces amendements spécifiques : l'arrangement mais également le don répondent tout à la fois à la nécessité d'adapter l'écriture de la loi à la réalité qu'il convient d'embrasser mais également, de réunir les conditions de majorité pour répondre à la nécessité de définir l'intérêt général.
Mme Marie Cornu , directrice de recherches au CNRS, directrice du Centre d'études sur la coopération juridique internationale (CECOJI) -« L'élaboration d'une loi sur les monuments historiques et le patrimoine »
« On a parlé [...] d'un sacrifice imposé au droit de propriété, au nom de l'intérêt général, de l'histoire ou de l'art. Il serait plus exact de dire qu'il s'agit là d'un conflit ou, si l'on préfère, d'un compromis entre deux droits de propriété également respectables. C'est, en effet, dans une véritable copropriété idéale que l'État, représentant de la nation, puise le droit d'intervenir, soit par l'expropriation, soit par la constitution d'une servitude spéciale, pour préserver contre les dangers qui le menacent son patrimoine artistique et historique, pour empêcher l'incurie de laisser tomber les monuments en ruines, le vandalisme de les saccager, la cupidité de les expatrier, l'ignorance ou le mauvais goût de les défigurer par des restaurations téméraires... » 60 ( * )
Avant toute chose, je voudrai remercier les organisateurs de ce colloque, la commission des lois du Sénat et particulièrement son président Jean-Pierre Sueur, l'association française de droit constitutionnel, ainsi que Bernard Cerquiglini avec lequel nous avons commencé à échanger sur ce beau sujet de l'écriture de la loi. Je l'évoquerai à propos de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, une des premières lois de protection du patrimoine culturel, encore qu'à ce moment-là, ce terme n'appartienne pas encore au vocabulaire juridique 61 ( * ) . Le coeur de projet est dans la création d'une servitude d'utilité publique pesant sur les propriétaires de monuments historiques. L'État avait déjà la faculté d'exproprier, il dispose désormais d'une technique moins violente, ou en tous les cas « vendue » comme telle 62 ( * ) , protection qui peut être décidée d'office, contre la volonté du propriétaire.
Au terme de l'article premier de la loi de 1913 : « les immeubles dont la conservation présente, au point de vue de l'histoire ou de l'art un intérêt public sont classés comme monuments historiques, en totalité ou en partie, par le ministre des beaux-arts ». On trouve là, en substance, l'âme de la loi pour reprendre la formule du doyen Carbonnier. Cet article inaugural contient les éléments clés du dispositif, d'une certaine façon la carte génétique de ce droit naissant : l'objet avant tout l'immeuble, la charge de conservation qui grève la propriété, l'intérêt qui motive le classement et enfin le rôle de l'État.
La condition de l'immeuble monument historique vient en premier, et c'est en effet la focale dans le texte de 1913. Même si les objets mobiliers sont des catégories possibles de monuments historiques, les innovations majeures concernent bien les immeubles. Le traitement des meubles y compris les immeubles par destination abordé dans le chapitre 2 de la loi restera longtemps en demi-teinte. Il accuse encore aujourd'hui un retard certain dans le régime de protection. 63 ( * ) L'obligation de conservation, ensuite, constitue la pierre de touche du système, quand bien même le terme ne conquiert pas véritablement une charge juridique très précise. Il renvoie à l'idée que le propriétaire n'est plus souverain sur sa chose. Bien sûr, de multiples servitudes ont déjà proliféré ce que ne manquent pas de rappeler les porte-parole de la loi sur les monuments historiques. Celle-ci entame cependant d'une façon substantielle le droit du propriétaire puisque son pouvoir de disposition matérielle est entièrement sous tutelle des services compétents de l'État. Toute modification, destruction, aménagement, restauration, finalement tout acte susceptible d'altérer l'intégrité matérielle des biens requiert l'autorisation de l'administration des beaux-arts. La charge de conservation doit être reliée à l'intérêt public d'art et d'histoire, notion cadre qui fait du monument historique une catégorie juridique. Ce sont ces «traces des humanités disparues» 64 ( * ) , « livres de pierre dans lesquels s'est déposé quelque chose de cet être moral et collectif qu'est la Nation ». 65 ( * )
La consécration de cet intérêt motive le classement, terme qui désigne la servitude d'utilité publique. Il renvoyait auparavant à un pur exercice de classification. Dans ce passage à la langue juridique, il devient une protection juridique. Enfin, le pouvoir de décision, entre les mains du ministre des beaux-arts, se conçoit sur un mode fortement centralisé, marque de fabrique que porte encore le droit contemporain du patrimoine.
Cette loi de 1913, n'est en réalité pas le premier texte de protection. Avant elle la loi du 30 mars 1887 a ce même objet des monuments, ce même projet de conservation. Son périmètre d'action est toutefois plus restreint, pour l'essentiel resserré autour des relations entre l'État et les collectivités locales : communes et départements. Il s'agit d'affirmer le rôle tutélaire de l'État sur les autres entités publiques, Il n'y est question que de propriété publique. Saleilles, dans un article imposant en explore avec grande minutie les différents ressorts, notamment les liens complexes entre régime spécial et domanialité publique. 66 ( * )
Si cette loi de 1887 forme une partie de son héritage, la loi de 1913 innove véritablement en ce qu'elle crée une propriété culturelle à charge quelle que soit la nature de cette propriété privée ou publique. Dans ce champ de la protection, elle est une loi fondatrice. Elle a une fonction puissamment structurante dans ce droit naissant, elle élabore les principaux concepts, méthodes, principes qui tiennent ensemble la matière, et qui continuent aujourd'hui d'irriguer la matière. C'est en ce sens une loi matricielle, d'où l'intérêt de se pencher sur son écriture.
Ce thème de l'écriture de la loi peut, à la vérité, être pris de plusieurs façons. D'abord l'écriture est un processus, la construction d'un discours qui implique une pluralité d'acteurs, une pluralité d'auteurs. On sait bien la complexité de ce lieu d'interaction. C'est la loi en train de se faire. Et puis, deuxième point de vue, l'écriture de la loi est le produit de cette transaction, le point d'aboutissement de ce processus, la loi comme énoncé législatif. Je m'en tiendrai au premier point, l'atelier d'écriture, qu'on peut en réalité décomposer en deux périodes clés qui chacune disent des choses du processus d'écriture de la loi et de la façon dont s'opère le passage d'un discours de politique publique - ici la nécessité de protéger le patrimoine - à un énoncé normatif. A la phase préparatoire marquée par le rôle des bureaux, succède le temps de la délibération législative dominée par les travaux de la commission chargée de l'étude du projet de loi.
I. La phase préparatoire : le rôle moteur des bureaux
Dans ce domaine comme dans d'autres, les bureaux ont un «authentique pouvoir dans la production des normes» 67 ( * ) . Leur rôle ne se résume pas à un simple travail rédactionnel ou technique en forme de traduction d'une volonté politique qui se serait exprimée dans la sphère des gouvernants. Les personnes en charge des monuments historiques ont une vraie conception de ce que doit être la protection du patrimoine, une conviction quand ça n'est pas un engagement militant.
Les figures marquantes dans la préparation du texte
La genèse de la loi de 1913 débute dans cet espace des bureaux. Probablement à partir de 1907, plusieurs versions seront discutées, travaillées, commentées, amendées. Il est difficile de savoir qui exactement prend part à cette construction collaborative. Plusieurs figures pourtant se dégagent très nettement dans la rédaction 67 ( * ) des avant-projets de loi, en particulier Charles Grandjean et Charles Bernier. Charles Grandjean, Inspecteur des Monuments historiques a un profil tout désigné dans cet exercice d'écriture. Il est chartiste et licencié en droit. Il a non seulement une vision « panoptique » du patrimoine et des besoins de protection, mais également une connaissance fine des questions de droit. Il se passionne pour les législations étrangères. La grande référence reste la législation italienne, « celle de toutes les législations qui forcément devait être la plus abondante, la plus fructueuse en renseignements utiles, la plus complète et la plus énergiquement protectrice » écrit Saleilles dans un article dans lequel il théorise la notion de propriété artistique. 68 ( * ) Grandjean établit des tableaux comparatifs d'une façon extrêmement méthodique, se livre à une comparaison minutieuse 69 ( * ). Xavier Perrot salue son «scrupule méthodique» et sa science du droit. Il commente et critique les premières versions de la future loi. Il est le principal artisan du troisième avant-projet .On lui doit des « analyses juridiques très serrées sur chacun des articles du projet primitif », notamment sur des points centraux tels que l'inaliénabilité, les servitudes, l'expropriation. En parallèle, Grandjean a une carrière administrative longue au Sénat. Il y entre à la bibliothèque du Sénat, et termine comme chef de service du compte rendu analytique, activité qui entretient assurément son art de l'écriture. Comme l'écrit Xavier Perrot, Grandjean avait à l'esprit le souci «d'anticiper la réaction des chambres afin de ne pas faire peser de menaces inutiles sur le vote. Dans une note adressée au sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-arts : dit ceci « on ne doit point oublier qu'il s'agit ici d'une mesure exorbitante, d'une mainmise sur la propriété d'un particulier. [...] Si l'on veut faire accepter ces choses par les juristes, il faut être discret ». Il pratique par conséquent une forme d'autocensure, persuadé qu'il en va de l'adoption de la loi. Charles Bernier, avocat de l'administration des Beaux-Arts reprend la plume derrière Grandjean à partir de 1909. Il rédige un avant-projet accompagné d'un rapport remarquable sur la nécessité d'une nouvelle loi. Son projet est cependant beaucoup plus audacieux. Même s'il reprend évidemment des éléments du projet Grandjean, il va beaucoup plus loin dans l'entame des prérogatives propriétaires et dit vouloir «faire faire, à la législation, en cette matière, un pas en avant». 70 ( * ) C'est dans ce texte que prend corps l'idée du classement d'office, ce que Julien Lacaze appelle « le tournant protecteur de l'État » 71 ( * ) . Charles Bernier plaide en faveur de cette technique qu'il juge moins radicale, moins attentatoire au droit de propriété. Il fait le constat que dans le système en vigueur, sous l'empire de la loi de 1887, «un intérêt, dont le caractère d'utilité publique est reconnu et législativement proclamé (se trouve) paralysé pratiquement en présence de la propriété privée, alors que le propre de l'utilité publique est justement de faire fléchir les intérêts privés et particulièrement le droit de propriété devant l'intérêt général. L'administration des Beaux-arts, pour accomplir sa tâche ne dispose que « d'un seul moyen aussi radical qu'impraticable », faire disparaître la propriété par l'expropriation. La servitude de classement est donc présentée comme respectant davantage le droit du propriétaire. La rhétorique est habile. Il n'en reste pas moins que l'avancée de la cause d'utilité publique est beaucoup plus intrusive pour le propriétaire, relativement au système précédent. Le processus législatif dans la phase qui suit sera porté par cette même logique.
Il ne faut pas négliger la part que prend Paul-Frantz Marcou, Inspecteur général des monuments historiques dans la partie réservée aux objets mobiliers. 72 ( * ) Si les immeubles dominent dans la loi de 1913, plusieurs dispositions très utiles concernent le volet mobilier. Elles ont pour objet la conservation de ces éléments du patrimoine mais aussi la lutte contre des risques plus présents dans ce domaine : le « vandalisme spoliateur » et le « vandalisme exportateur ». 73 ( * ) Marcou tient la plume non seulement au moment de la discussion autour du classement des objets mobiliers dans la loi de séparation des Églises et de l'État, mais on lui doit aussi « la formulation » des textes relatifs au mobilier dans la loi de 1913. 74 ( * )
Le rôle des bureaux dans l'élaboration d'une doctrine de protection
Le rôle moteur des bureaux tient sans aucun doute au mode sur lequel se construit la politique de protection des monuments historiques, notamment à partir de 1830, date de création du premier poste des monuments historiques. Jean-Michel Leniaud rappelle à quel point la monarchie de juillet a été fondatrice d'une politique ainsi que d'une pratique administrative et technique en la matière. 75 ( * ) L'État investit ce champ, exerçant un pouvoir tutélaire en l'absence de tout support légal. La première loi vient seulement en 1887. On a déjà conscience qu'un texte est nécessaire, ce que réclame déjà Victor Hugo dans son fameux article « Guerre aux démolisseurs » en 1832. Mais, très probablement, les esprits ne sont pas mûrs, l'obstacle le plus sérieux est le droit sacré de propriété. 76 ( * ) En attendant, la cause avance, entre les mains des bureaux. Guizot, alors ministre de l'intérieur, annonce aux préfets, dans la circulaire du 29 octobre 1830, la nomination d'un inspecteur « chargé spécialement de veiller à la conservation des monuments historiques » et comme le rappelle Arlette Auduc, leur intime « de favoriser leur action lorsqu'il se rendra dans leur département et de nommer des correspondants qui l'aideront dans sa tâche ». Prosper Mérimée, puis Ludovic Vitet seront les premiers à occuper ce poste. De nombreuses circulaires suivront. Le « nombre et la répétition de ces prescriptions » peuvent être mises sur le compte de leur faible efficacité. 77 ( * ) Si l'argument financier et les subventions attribuées par l'État pour travaux seront un levier utile dans l'exercice d'un contrôle de l'État, il reste pour le moins fragile si les communes ou départements décident après coup d'intervenir sur leur monuments et y compris de les détruire. Ce qui est sûr, c'est que cette période longue de prise en charge de la mission de conservation du patrimoine national -plus de cinquante ans- donne l'occasion aux services administratifs de façonner doctrine et pratiques de protection. Ils établissent des listes de monuments à restaurer, à financer, ils hiérarchisent ces listes, ils théorisent la notion de monument, ils enjoignent les préfets par voie de circulaire d'assurer une surveillance, de combattre toutes formes de vandalisme patrimonial. On parle notamment du vandalisme municipal et des désastres dus au développement des villes et de l'industrie. L'émergence de cette culture administrative leur donne finalement une forme de légitimité pour amorcer ce processus d'écriture. 78 ( * ) Le fait est que la position dominante investie par l'administration, nourrira les réflexions du législateur. C'est, entre autres, à partir des principes et notions dégagés par les bureaux que s'édifie le nouveau texte, en particulier celles de monuments historiques, de classement 79 ( * ) , de conservation. La juridicisation de ces notions «administratives» parfois s'accompagnera d'un changement ou d'une évolution de leur contenu sémantique. Ils n'en sont pas moins des repères centraux pour le législateur. Ce phénomène d'incubation du système de protection dans l'espace des bureaux a fortement influencé l'économie du système. Il a encore aujourd'hui un pouvoir déterminant dans l'interprétation des notions clés. Pour un certain nombre, elles ont été et continuent d'être forgées du dehors, par la science historique. C'est elle qui a notamment fait évoluer la notion de monuments historiques vers celle, plus généreuse de patrimoine. Mais c'est là une autre histoire.
Le projet de loi du gouvernement sera présenté en 1910 par Aristide Briand ministre de l'intérieur et des cultes et Maurice Faure, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts. Vient alors le second temps, celui de l'atelier parlementaire.
II L'atelier d'écriture parlementaire
Après ce travail des bureaux s'ouvre cet autre temps d'écriture de la loi, celui du dialogue parlementaire, destiné à produire un énoncé normatif, temps dans lequel cohabitent des discours multiples. S'y invite en l'occurrence aussi celui de l'administration. Cette période durant laquelle on débat autour d'un projet ambitieux est une période complexe, marquée par la coexistence de plusieurs temporalités législatives. Au final, et d'une façon assez déroutante, ce grand texte sera voté sans grands débats contradictoires. Pour l'essentiel, le lieu d'interaction sera le travail en commission.
Les temporalités multiples : grands et petits textes
La loi de 1913 s'inscrit dans une temporalité longue. Sorte de monument législatif, il ne compte pas moins de trente-deux articles. Les travaux parlementaires débutent en 1910 avec le projet de loi du gouvernement présenté par Aristide Briand ministre de l'intérieur et des cultes et Maurice Faure, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts. Plusieurs propositions de loi sont simultanément déposées, textes qui seront pour certains examinés ensemble par la commission de l'enseignement et des beaux-arts. Le rapporteur est Théodore Reinach. C'est lui qui tient la plume. Il est incontestablement une figure majeure dans ce processus d'écriture. Dans son premier rapport, il fait valoir que « le caractère délicat de certaines questions controversées ne permettent guère d'espérer qu'on puisse éviter un débat de quelque durée, soit au sein de la commission de l'enseignement et des beaux-arts, soit devant la Chambre ».
À peu près dans cette même période, sont adoptés une succession de petits textes pris dans l'urgence, sous la pression de l'actualité. Il y a une exportation massive de caisses de sculptures et de fragments d'immeubles, vers l'Amérique du port de Bordeaux, des risques de destruction notamment du patrimoine des églises, des tentatives parfois réussies de dispersion du patrimoine public. On légifère par à a coups. La loi du 19 juillet 1909 interdit l'exportation des objets mobiliers classés et introduit une possibilité de classement volontaire des biens en mains privées. La loi du 16 février 1912 a pour objet de sécuriser les objets mobiliers menacés de péril dans les églises, en autorisant l'administration à recourir à des mesures conservatoires. Une loi de mars 1912 introduit la règle d'imprescriptibilité des objets classés propriété des communes des départements et établissements publics.
Certains de ces textes, sont purement et simplement extraits du projet en discussion, en forme de traitement à la découpe. Reinach justifie la méthode au regard du caractère d'extrême urgence de ces situations qui ne sauraient attendre le vote d'une loi qui ne manquera pas de susciter d'interminables controverses. 80 ( * ) Ces fragments de textes seront ensuite repris dans la trame de la loi de 1913.
La question de la protection des monuments historiques s'invite aussi dans un autre espace du débat parlementaire : la discussion autour de la loi de séparation des églises et de l'Etat. Le texte est au risque de transfert de propriété des édifices, et des objets qui les garnissent, au risque de transfert de responsabilités et ainsi de charges financières. On craint la dispersion, la destruction, la négligence, le vandalisme municipal dans toutes ces modalités. Les articles 16 et 17 de la loi seront consacrés à la protection des édifices, immeubles par nature et par destination et des objets. 81 ( * )
Ces différents plans de l'écriture législative produisent une dispersion du discours, une fragmentation de l'énoncé législatif. Et c'est précisément de ce matériau composite que sortira la synthèse. Dans ce contexte d'activisme législatif, on s'attend à ce que la négociation dure. Comme l'a rappelé le président Sueur, « Il faut du temps pour faire une bonne loi ». Et le travail d'écriture au sein de la commission va, en effet, prendre un certain temps. Mais contre toute attente, il est adopté quasiment sans débat en première lecture par les deux assemblées. Devant la chambre des députés, aucune demande de parole n'est enregistrée, ni dans la discussion générale, ni dans le vote par article. 82 ( * ) Devant le Sénat, un débat s'amorce à propos des objets mobiliers. Un des sénateurs intervient pour protester contre l'atteinte portée au droit de propriété. Il s'agit évidemment d'un front de résistance dans l'avancée de la cause d'utilité publique. Finalement le texte sera voté sans modification. S'il y a une atteinte au droit de propriété du fait de la possibilité de classement d'office, les garanties apportées sont jugées suffisantes, car contrairement aux immeubles dont le classement autoritaire doit être décidé par décret en Conseil d'État, la loi renvoie la décision en matière mobilière au législateur. Le classement d'office ne pourra être décidé que par une loi spéciale. On peut dire, par conséquent, que le débat parlementaire n'aura guère influencé le processus d'écriture législative, si l'on réserve quelques amendements déposés en amont devant la commission.
Le lieu d'interaction : le travail en commission
Dans le processus d'élaboration de la loi de 1913, l'atelier d'écriture de la loi résulte pour l'essentiel du dialogue entre le texte du gouvernement et le celui de la commission qui réalise une synthèse à partir de sources multiples : la loi de 1887, les fragments de petits textes déjà adoptés, les propositions de lois de plusieurs députés. Le lieu de coproduction législative est ici, mode opératoire qui aura une forte incidence sur la facture de la loi.
Le travail d'écriture se concentre sur la précision et l'harmonisation du langage et du vocabulaire, sur la caractérisation des notions, sur le découpage formel de la loi, on traque les articles trop longs, ou hétérogènes, les risques de mésinterprétations, d'interprétations multiples. C'est un beau travail de simplification, de clarification, de reformulation dans un langage plus épuré, plus technique. Dans cet exercice de réécriture, le législateur part d'un langage de spécialité élaboré tout au long du XIX ème siècle emprunté à l'archéologie, à la science historique, en particulier l'histoire de l'art, aux disciplines de la conservation et de la restauration. Tout le corpus de protection s'est adossé à un vocabulaire, qui n'est pas un vocabulaire juridique. Il faut donc réussir cette conversion vers un autre langage de spécialité, celui du droit. La discussion se nouée autour du titre de la loi illustre bien ce processus. Le gouvernement propose un titre assez bavard : projet de loi relatif à la conservation des monuments et objets ayant un intérêt historique ou artistique», qui reproduit textuellement le titre de la loi de 1887. Théodore Reinach plaide au contraire pour un titre plus synthétique : loi sur les monuments historiques. La formule de la loi de 1887 ne lui « parait pas heureuse. (...) Nous estimons, qu'en matière législative, les titres les plus courts sont les meilleurs ». La remarque n'est cependant pas seulement d'ordre stylistique. Reinach revient à la signification même du terme monument. « Dans le vocabulaire de l'archéologie et de la critique, déjà même dans le langage courant, le terme monument désigne désormais toute oeuvre d'art ancienne et par conséquent (il) s'applique à toute oeuvre d'art d'un intérêt historique, quelles qu'en soient les dimensions qu'il s'agisse d'un immeuble ou d'un objet mobilier. Dès lors, c'est le terme bref et expressif de monument historique que nous proposons d'inscrire au frontispice de la loi ». Doté d'une simple valeur informative, l'intitulé d'une loi n'a pas de charge juridique propre 83 ( * ) . Il peut cependant contenir des éléments utiles à la compréhension du texte. Il livre ici une des notions clés du dispositif : le monument historique érigé en une véritable notion juridique.
Dans cet exercice de synthèse, Théodore Reinach tient un rôle de premier plan. Juriste, titulaire de deux thèses en droit comparé 84 ( * ) et en littérature, il est par ailleurs papyrologue et numismate et a effectué des missions archéologiques. 85 ( * ) On lui doit des formules lumineuses sur ce compromis réalisé entre le droit d'intervention de l'État, représentant de la nation et le droit du propriétaire privé et sur l'idée d'une « copropriété idéale » servant ces deux intérêts, notamment dans le deuxième rapport. 86 ( * ) Ce document est très éclairant sur le processus d'écriture de la loi de 1913. Reinach se livre à un travail d'archéologie législative de haute précision et montre en quoi ce texte est le produit de plusieurs strates.
La loi est adoptée sans débat le 31 décembre 1913. On peut se demander quelles en sont les raisons. Si l'on en croit Paul Léon, resté 24 ans au service de l'administration des Beaux-arts, ont joué l'effet de surprise et la date du vote.
« S'agit-il d'une loi spéciale qu'il n'est pas possible d'inclure dans le budget, il faut opérer par surprise, pour éviter la discussion [des chambres] qui entraîne l'ajournement. C'est ainsi que la loi de 1913 sur les monuments historiques qui eût soulevé d'insolubles controverses à propos de la restriction du droit de propriété fut votée dans la nuit du 31 décembre au 1 er janvier, peu d'instants avant la clôture de la session et devant des banquettes vides. » 87 ( * )
Mais les raisons n'en sont peut-être pas si anecdotiques ou conjoncturelles. Pendant la période de maturation du texte, on l'a dit, d'autres chantiers législatifs ont été entrepris et menés à bien. On peut penser que tant la mécanique de la loi de séparation des églises et de l'État que la méthode d'adoption à la découpe de petits textes pris dans l'urgence ont eu un effet d'entraînement. Ces différentes lois « paraissent » (...) fonctionner à la manière d'un train d'engrenages : quand l'une se met à tourner, toutes avancent. Ainsi, entre échecs secs et avancées restreintes, l'idée de la servitude infuse, le discours de justification se renforce et les réseaux de personnes convaincues se structurent ». 88 ( * ) Le degré de maturité du texte est aussi un facteur décisif, 89 ( * ) joint à l'idée que le projet emporte l'adhésion. Les parlementaires partagent une même conscience patrimoniale. Reinach le pressent dans son deuxième rapport : « Messieurs, à mesure qu'une nation arrive à la pleine conscience de sa personnalité morale, elle ne tarde pas à reconnaître que les monuments qui reflètent les phases de son développement artistique, ou qui se rattachent à quelque souvenir précieux de son histoire, font partie de sa substance au même titre que ses fleuves, ses montagnes, ses vallées, ses forêts, les forces enchaînées dans l'eau de ses torrents, les sites dont l'imposante grandeur ou la grâce souriante composent les traits de sa physionomie. ». D'autres textes que la loi sur les monuments historiques, manifestent aussi cet intérêt pour le beau et de l'idée qu'il s'agit d'une cause d'utilité publique. 90 ( * )
Enfin, une autre raison fait que la loi passe sans difficulté. C'est que l'économie du texte obéit à une sorte de principe de réalité. Dans ce grand texte, Reinach, dit ne pas vouloir tout faire tout de suite. Le processus d'écriture est amorcé et sérieusement amorcé mais il ne trouve pas son terme dans l'adoption du texte. Il y des marges de progression future. On aperçoit même dans la loi, les signaux que laisse le législateur présent au législateur futur. C'est vrai à propos de la protection des objets mobiliers, en retrait relativement aux immeubles. Le classement d'office des objets mobiliers, on l'a dit, renvoie à l'adoption d'une loi spéciale. Une loi renvoyant à une loi, La méthode a de quoi surprendre. En réalité, elle est le fruit d'un compromis trouvé à la suite d'un amendement proposant d'aligner le régime des immeubles et celui des meubles. Reinach estime que le projet n'est pas encore mûr, mais souhaite conserver une trace « qui servit en quelque sorte de jalon pour les progrès futurs ». C'est loi du 31 décembre 1921, loi de finances qui fera évoluer les choses discrètement, sans faire de bruit. Reinach manifeste une même prudence s'agissant de la protection de ce que l'on nomme aujourd'hui le petit patrimoine. « On regrettera qu'à côté de la protection efficace que le classement assure aux monuments d'intérêt national, nous n'ayons pas accordé aux municipalités la faculté d'organiser celle des vieilles maisons, des groupements, des aspects d'intérêt personnel purement local, mais qui donnent ou donnaient hier à tant de de nos anciennes cités une physionomie originale. (...) si nous n'avons pas accueilli ces innovations séduisantes et quelques autres, c'est par crainte d'alourdir un texte déjà très chargé de nouveauté ». Reinach estime que ces innovations auraient nourri des controverses interminables qui auraient risqué de retarder l'adoption de la loi. Autour de ce projet qui investit l'État d'un pouvoir de surveillance sur les monuments historiques, la loi initie une dynamique, conservant en mémoire quels peuvent être les chantiers à venir. Certains d'entre eux- la plupart - seront investis, d'autres seront laissés de côté ou plus exactement réinterprétés. La notion d'inscription sur l'inventaire supplémentaire qui visait le patrimoine local, a été instrumentalisée à d'autres fins. La loi de 1913, a par conséquent continué de s'écrire durant le 20ème siècle, et le corpus législatif hérité de la loi de 1913 est encore très présent dans le droit positif en particulier dans le code du patrimoine adopté en 2004. On peut soutenir que les modèles de la loi de 1913 ont diffusé durablement dans le droit du patrimoine et continuent encore d'influencer l'écriture contemporaine de la loi. On pourra peut-être le vérifier bientôt puisqu'une loi sur le patrimoine est actuellement en préparation et que son dépôt pourrait venir dans un avenir proche devant le Parlement. Hasard ou clin d'oeil à la matrice, l'avant-projet de loi compte trente et un articles.
M.
Jean-Eric Schoettl,
vice-président de la section de
l'intérieur du Conseil d'Etat -
« La loi
équivoque »
Par « loi équivoque » on entendra toute disposition législative dont la portée, ou l'intensité normative, sont incertaines en raison du caractère imprécis, obscur ou ambigu de sa formulation.
- A quoi reconnaît-on la loi équivoque ?
- Quelles en sont les causes ?
- Quelles en sont les conséquences?
- Comment l'éviter ?
- À défaut d'avoir pu l'éviter, comment l'interpréter et l'appliquer ?
C'est à ces questions que prétend
répondre sommairement mon propos.
La seule originalité de celui-ci est de renvoyer à un catalogue d'exemples qui vous a été (ou vous sera) distribué.
I) Tout d'abord, quelles formes prend la loi équivoque ? À quoi la reconnaît-on ?
On reconnaît la loi équivoque aux malfaçons qui entachent ses termes mêmes et rendent ceux-ci obscurs, imprécis ou ambigus.
Voici, me semble-t-il, les plus fréquentes de ces malfaçons :
- les vocables polysémiques ou à contenu fourre-tout,
- les constructions susceptibles de plusieurs analyses syntaxiques, notamment en raison de ponctuations défectueuses (voir la décision du Conseil constitutionnel du 18 juillet 1985),
- l'abus des subordonnées, des doubles négations ou des phrases imbriquées,
- le manque de rigueur dans le placement des adjectifs, induisant, en cas de pluralité de substantifs, des ambiguïtés sur le champ de la qualification (celle-ci pouvant être ou non distributive. Ainsi, « savoir ou usage performant » peut vouloir dire « savoir performant ou usage performant » comme « usage performant ou savoir »),
- la sous-utilisation des renvois à la ligne et de la numérotation des items et paragraphes,
- la mauvaise insertion dans l'ordonnancement juridique (voir la censure prononcée par le Conseil constitutionnel en 2003, s'agissant des élections sénatoriales),
- l'adoption d'une règle générale qui ne prend pas la précaution de préciser soit « Sauf dispositions contraires », soit « Nonobstant toutes dispositions contraires », soit toute autre formule permettant son articulation avec les règles particulières antérieures non conformes (par exemple : « Sous réserve de l'article ... de la loi ... »),
- la modulation d'une règle selon que la situation relève de telle ou telle des catégories que définit la loi, alors que ces catégories se recouvrent et que rien n'est dit sur la règle qui devrait s'appliquer à une situation relevant à la fois de deux (ou plus) d'entre elles (voir par exemple la décision du Conseil d'État statuant au contentieux à propos de l'imputation des déficits fonciers des nus propriétaires de monuments historiques), etc.
II) Quelles sont les causes de la loi équivoque ?
L'expérience montre que beaucoup d'énoncés législatifs présentent une portée incertaine ou une charge normative indéterminée.
Leur caractère (involontairement ou non) équivoque tient à diverses causes (qui peuvent se cumuler et qu'on ne cherchera pas à hiérarchiser) :
A) La maladresse du rédacteur, elle-même étroitement dépendante des conditions concrètes de production de la norme (un amendement adopté en CMP à trois heures du matin ne présente évidemment pas les mêmes garanties qu'une disposition qui, ayant figuré depuis l'origine dans le projet de loi du Gouvernement, a été soumise aux consultations préalables, aux évaluations de l'étude d'impact, à la concertation interministérielle, à l'examen du Conseil d'Etat, à l'analyse des rapporteurs parlementaires et à plusieurs débats en séance publique dans les deux assemblées) ;
B) Le fait que la loi contemporaine soit le plus souvent une loi modificative et présente la technicité chirurgicale, l'hermétisme et les risques d'erreur inhérents aux énoncés modificatifs 91 ( * ) ;
C) Le fait que la loi soit issue d'une négociation (lorsque la loi reflète le résultat d'une négociation, sa reformulation risque de remettre en cause l'accord, surtout si celui-ci a été acquis sur la base d'ambiguïtés, chaque partie ne comprenant ou ne voulant comprendre que ce qui l'arrange) ;
D) La tendance à évoquer un objectif idéal sans vouloir ou pouvoir en cerner les voies et moyens. Tendance produisant ces textes bavards d'autant plus difficiles à appliquer par l'administration et par le juge qu'ils instituent des obligations de résultat flous ou inaccessibles (voir notamment les deux décisions du Conseil constitutionnel du 7 décembre 2000, ou encore sa décision du 21 avril 2005, Avenir de l'école).
Tendance à laquelle les lois de programmation auraient dû servir d'unique exutoire.
Tendance liée à une culture politique nationale prompte à accorder à la loi une fonction propitiatoire, utilisant le « verbe législatif » pour dessiner un monde idéal, consommer une rupture, s'inscrire dans une fresque historique ... plutôt que de se borner à poser les règles concrètes du vivre ensemble ;
E) La poursuite simultanée de buts inconciliables ou la tentation de contenter tout le monde et son père, qui se traduisent, surtout dans un contexte de restrictions budgétaires, par des dispositions :
- « usines à gaz » (voir le dispositif de plafonnement global des « niches fiscales » censuré par le CC en 2005)
- ou par le renvoi au décret d'application ou à l'ordonnance, avec des mandats, toujours plus sophistiqués, voire alambiqués 92 ( * ) . Le moment venu, il faudra revoir les ambitions à la baisse et ne faire qu'un usage minimal et décevant d'une habilitation qui se voulait autrement prometteuse. Ce sera en effet à l'ordonnance ou au décret de mettre en oeuvre l'obligation de résultat instituée par le législateur, obligation dont la complète satisfaction se révèlera, selon les cas, trop compliquée, trop coûteuse, voire carrément impossible ;
F) Le caractère paradoxalement compliqué des règles qui entendent mettre en oeuvre des mesures simples à énoncer dans leur principe.
Par leur radicalité (« il n'y a qu'à »), ces mesures, porteuses le temps d'une campagne ou d'un discours, seront problématiques à traduire dans un texte de loi, car elles appelleront des amodiations, exonérations et compensations se traduisant par des dispositions dont la complexité défiera l'entendement et découragera les anticipations raisonnables...
III) Les conséquences de la loi équivoque
Les énoncés législatifs équivoques, bien plus que les dispositions purement incantatoires ou que les fameux « neutrons législatifs » (« Le sport est bon pour la santé »), sont à proscrire, car ils constituent :
- une atteinte à l'objectif constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la règle de droit,
- le plus souvent, une cause d'incompétence négative du législateur,
- une facteur de retard ou de blocage des textes d'application,
- une cause de difficultés d'exécution,
- une source de contentieux et d'insécurité juridique,
- un chef de préjudice pour les particuliers, les entreprises ou la collectivité (voir l'exemple de l'article L. 321-1-3 de l'ancien code du travail),
- en matière fiscale, tarifaire ou économique, une cause fréquente de méconnaissance de l'égalité devant les charges publiques (voir la décision du Conseil constitutionnel de 2013 censurant le « bonus malus énergétique »),
- en matière pénale, une violation du principe de légalité des incriminations,
- s'agissant de contraintes imposées aux collectivités territoriales, une cause possible d'atteinte à leur libre administration (voir ci-dessous la décision du Conseil constitutionnel du 7 décembre 2000 sur la loi « solidarité et renouvellement urbains »),
- dans tous les cas de grave imprécision, une atteinte à la séparation des pouvoirs. En effet, ce sera, in fine , au juge de fixer leur véritable contenu. C'est confier au juge un rôle allant bien au-delà de sa fonction d'interprète de la loi (même si cette fonction d'interprète ne se réduit pas à être la « bouche de la loi » et comporte une part créatrice).
IV) Comment éviter la loi équivoque ?
A) Les énoncés équivoques font l'objet de censures ou de réserves d'interprétation de la part du Conseil constitutionnel.
Le considérant de principe est le suivant :
Il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34. Le plein exercice de cette compétence, ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques. Il doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi. |
Est fourni ci-dessous un échantillon d'une quinzaine de dispositions ambiguës ou obscures censurées ou ayant fait l'objet de réserves d'interprétation par le Conseil constitutionnel.
B) Les énoncés équivoques sont traqués par le Conseil d'Etat lorsqu'il examine les projets de loi ou, depuis la révision de 2008, lorsque lui est soumise une proposition de loi.
Un exemple, cité au rapport public du Conseil d'Etat pour l'année 2013, est l'emploi de la notion de « priorité d'accès » aux IUT des titulaires de baccalauréats professionnels. Son interprétation pouvait être variable et conduire à des pratiques inconstitutionnelles.
Aussi le CE lui a-t-il substitué une tout autre formulation (cf rédaction finale) : « En tenant compte de la spécialité du diplôme préparé et des demandes enregistrées dans le cadre de la procédure de préinscription mentionnée au deuxième alinéa, le recteur d'académie, chancelier des universités, prévoit, pour l'accès aux sections de techniciens supérieurs et aux instituts universitaires de technologie, respectivement un pourcentage minimal de bacheliers professionnels et un pourcentage minimal de bacheliers technologiques ainsi que des critères appropriés de vérification de leurs aptitudes. Les pourcentages sont fixés en concertation avec les présidents d'université, les directeurs des instituts universitaires de technologie, les directeurs des centres de formation d'apprentis et les proviseurs des lycées ayant des sections de techniciens supérieurs .»
C) Est également de nature à tempérer le désordre normatif, à la source gouvernementale de celui-ci, l'existence d'un organe apolitique permanent, directement placé auprès du chef du Gouvernement, et exerçant, avec la souplesse, la disponibilité et l'autorité intellectuelle nécessaires, des fonctions de coordination interministérielle, d'expertise technique, d'assistance juridique et de filtrage. Tel est en France le rôle du Secrétariat général du Gouvernement, petite équipe dont on ne dira jamais assez le dévouement et la compétence.
D) Le travail des commissions parlementaires (je pense en particulier à la contribution remarquable de la commission des lois du Sénat) constitue une puissante (dans certains cas la seule) antidote contre l'obscurité, l'inexactitude ou l'imprécision des textes législatifs.
E) En amont, comme en aval, du SGG, du Conseil d'Etat et du Conseil constitutionnel (qui n'interviennent au demeurant ni systématiquement, ni exhaustivement), la vigilance de chaque acteur du processus législatif est indispensable. La consultation du guide légistique, accessible sur Legifrance, peut être fort utile à cet égard.
V) Comment interpréter la loi équivoque lorsqu'elle n'a été ni évitée, ni censurée et qu'il faut malgré tout l'appliquer ?
Lorsque, malgré la vigilance des différents acteurs du processus législatif, une disposition ambiguë, obscure ou imprécise s'est ajoutée au droit positif, il faut bien l'appliquer et donc lui donner un sens raisonnable et respectueux de la volonté du législateur. Il existe plusieurs techniques à cet égard.
Pour lever les ambiguïtés et dissiper les obscurités, le juge doit se référer :
- En priorité, aux travaux parlementaires (recherche de l'intention du législateur), en ce compris l'exposé des motifs, l'étude d'impact (si la disposition figurait dans le projet de loi), les rapports, les débats, l'exposé des motifs des amendements (si la disposition est issue d'un amendement ou a été modifiée par un amendement) ... ;
- Aux éventuelles réserves d'interprétation du Conseil constitutionnel ;
- A défaut de trouver une réponse claire dans les documents précédents, aux critères subsidiaires suivants :
- But de la disposition (approche finaliste ou téléologique) ;
- Contexte (quel est l'esprit de la législation dans laquelle s'insère cette disposition ? telle interprétation s'insérerait-elle plus harmonieusement que telle autre dans cette législation ?). C'est l'approche contextuelle
- Principes directeurs applicables à la matière (« ratio legis ») ;
- Plus ou moins grande cohérence de chaque interprétation littéralement possible (approche logique) ;
- Avantages et inconvénients de chaque interprétation pour la bonne application de la législation considérée dans son ensemble (intérêt général, réalisme, prévisibilité par les acteurs, conformité aux pratiques effectives ...). C'est l'approche fonctionnelle ;
- Si les démarches précédentes ont échoué, on se référera aux cas analogues rencontrés par la jurisprudence dans d'autres législations (approche analogique).
L'exercice est difficile. Autant on peut, s'agissant d'interpréter un texte comme le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union européenne, pesé au trébuchet et sciemment ponctué, se fonder sur la lettre, éclairée par les considérants et les versions dans d'autres langues, autant c'est difficile ou impossible pour un texte législatif ordinaire.
Annexe à
l'intervention de M. Jean-Eric Schoettl
sur le processus législatif
: un processus chaotique
(ou les causalités
enchevêtrées du désordre normatif)
Dégradation de la qualité de la loi, instabilité des normes, encombrement du Parlement : le mal est connu, les causes assez bien recensées... à défaut d'être combattues.
Mais les causes repérées sont des causes isolées. Pertinentes certes, mais pointées en ordre dispersé par la communauté des spécialistes du droit et des sciences politiques. Les chaînes causales que décrit la doctrine sont le plus souvent linéaires. Autant dessiner une toile d'araignée en traçant séparément chacun de ses fils.
Ce qui manque aux analyses, c'est d'appréhender l'interaction de facteurs multiples et de natures différentes, dont le schéma ci-dessous (annexe I) tente, sinon de rendre scientifiquement compte, du moins de suggérer l'intrication.
Cet écheveau de causes donne au processus législatif (compris au sens large : de l'élaboration à l'application) une texture que les mathématiciens qualifieraient de chaotique (annexe II). Je rappelle que, par facteur chaotique d'un processus, on entend un facteur dont une petite variation produit des effets considérables.
A) Beaucoup de causes du désordre normatif produisent des effets qui, à leur tour, rétroagissent sur ces causes en les accentuant.
Par exemple :
- La crainte gouvernementale de l'obstruction fait déclarer l'urgence qui suscite, par réaction, l'obstruction. L'une comme l'autre sont sources de malfaçons ;
- Le besoin d'adapter au plus vite certaines législations aux problématiques nouvelles pousse à voter des réformes précipitées qui, à leur tour, entraînent de nouvelles inadaptations de la norme à la réalité ;
- Plus banalement, la nécessité de réparer les malfaçons ou imperfections entachant telle ou telle disposition conduit à adopter, dès que l'occasion se présente, des amendements correctifs. Mais, trop vite conçus, hâtivement rédigés, charriés par des textes fleuves, ces amendements ajoutent de nouvelles scories aux législations qu'ils entendent rectifier ;
- L'encombrement de l'ordre du jour parlementaire conduit à recourir aux ordonnances dont la ratification viendra tôt ou tard charger cet ordre du jour, contribuant ainsi à produire une « législation subie » comprenant en outre la réception du droit européen et international, le droit de l'outre-mer, le comblement des brèches ouvertes dans la législation par les décisions des diverses cours suprêmes (Conseil constitutionnel dans le cadre des questions préjudicielles de constitutionnalité, Cour européenne des droits de l'homme, Cour de justice de l'Union européenne, Cour de cassation et Conseil d'État), ainsi que les efforts de simplification et de codification que le Parlement n'est plus en état de prendre directement en charge ;
- Les frictions entre le pouvoir législatif et ces diverses cours suprêmes provoquent des va-et-vient, parfois en forme de représailles, entre les deux pouvoirs, chacun cherchant à corriger la position de l'autre (le législateur ne se bornant pas, comme il vient d'être dit, à « réparer les pots cassés » des arrêts, mais édictant aussi des normes tendant à contrer la jurisprudence, au besoin par des dispositions interprétatives ou rétroactives ; le juge censurant ou réinterprétant la nouvelle norme, en mobilisant, s'il le faut, toutes les ressources des conventions internationales) ;
- Les critiques adressées à la loi - surtout lorsqu'elles prennent un tour constitutionnel ou conventionnel - sur sa complétude, sur sa conformité aux grands principes, en particulier au principe d'égalité, contribuent à l'inflation et à la complexification de la norme. À leur tour, l'inflation et la complexification du corpus législatif rendent celui-ci plus fragile, moins accessible et plus instable.
B) A côté de ces cercles vicieux « endogènes », existent des causes exogènes du désordre normatif.
Certaines sont de caractère juridique :
- L'activisme des instances communautaires et la méthode suivie en France pour transposer en détail les directives communautaires,
- Les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État sur le partage loi/règlement aboutissant, avec les meilleures intentions du monde, à gonfler le domaine de la loi par rapport à celui du règlement. À quoi il faut ajouter le caractère en partie opératoire du grief tiré de l'incompétence négative dans la question prioritaire de constitutionnalité, et les jurisprudences de la Cour EDH et de la chambre criminelle de la Cour de cassation, en matière d'enquêtes pénales, au visa de l'article 8 de la Convention (voir encore récemment l'affaire de la géolocalisation) ;
- Le fait que la loi contemporaine soit le plus souvent une loi modificative et présente la technicité chirurgicale, l'hermétisme et les risques d'erreur inhérents aux énoncés modificatifs ;
- La complexité propre au droit de l'outre-mer, compte tenu notamment du principe de spécialité législative et de ses corollaires (jurisprudence Lifou).
D'autres raisons, extra juridiques, tiennent :
- à la tyrannie de l'actualité qui semble commander une réponse législative immédiate pour apaiser l'opinion ou faire tomber la tension médiatique...,
- aux concessions aux lobbies de toutes natures produisant des amendements pro domo, ainsi que des exceptions à la règle, exceptions aux exceptions etc ,
- à une culture politique nationale prompte à conférer à la loi une fonction propitiatoire ou cathartique et à utiliser le « verbe législatif » pour exprimer une vision, définir un idéal, consommer une rupture, s'inscrire dans une fresque historique ... plutôt que se borner à poser patiemment et raisonnablement les règles concrètes du vivre ensemble,
- aux énoncés qui, par maladresse ou par commodité tactique, présentent une portée incertaine ou une charge normative indéterminée (ce qui constitue une source majeure d'insécurité juridique, ainsi qu'une atteinte à la séparation des pouvoirs puisque, in fine, c'est le juge qui décidera du contenu de la loi),
- aux priorités politiques incontournables (« on ne peut pas ne pas... ») et à la tyrannie du politiquement correct.
Une cause de législations obscures tient paradoxalement à la simplicité des engagements politiques dont elles sont issues. Par leur radicalité même (« il n'y a qu'à »), ces mesures, porteuses le temps d'une campagne, convaincantes le temps d'un discours, seront problématiques à mettre en oeuvre quand il faudra les traduire dans un texte de loi. Elles appelleront en effet des amodiations, exonérations et compensations se traduisant par des dispositions dont la complexité défiera l'entendement et découragera toute anticipation raisonnable.
Pèse aussi sur le processus législatif la confrontation partisane, tantôt simple jeu de rôles, mais parfois aussi, dans certaines matières, affrontement passionnel, qui déconcerterait un nouveau Persan s'agissant d'un pays qui devrait être une démocratie assagie. Cette confrontation conduit notamment à la révision radicale de pans entiers du corpus législatif en début d'alternance (1981 : nationalisations ; 1986 : privatisations), avec le danger de « jeter le bébé avec l'eau du bain ».
Offre et demande politiques de loi (là même où une étude d'impact dépassionnée, lucide et sincère conclurait à l'inutilité d'une démarche législative) rythment inexorablement l'agenda officiel.
D'où ces lois de circonstance ou d'affichage, ces textes bavards ou incantatoires d'autant plus difficiles à appliquer par l'administration et par le juge qu'ils instituent des obligations de résultat floues ou inaccessibles.
La poursuite simultanée de buts inconciliables, la tentation de courir plusieurs lièvres à la fois, celle de contenter tout le monde et son père, qui plus est dans un contexte de restrictions budgétaires, se traduisent par des lois « usine à gaz » ou par une défausse vers des décrets d'application ou vers des ordonnances dont les cahiers des charges, toujours plus sophistiqués (voire alambiqués), se révèleront, le moment venu, de véritables casse têtes (si bien qu'il faudra revoir les ambitions à la baisse et faire un usage décevant d'une habilitation qui se voulait autrement prometteuse).
C) La séquence de politique fiction (à peine imaginaire) exposée en annexe III illustre un « scénario catastrophe » (là encore au sens mathématique de la théorie des catastrophes), comme l'activité législative en connaît tant.
Acteurs et observateurs de la scène politique, praticiens du droit, nous savons tous quoi faire - au fond de nous-mêmes - pour déjouer de tels pièges :
- ne pas légiférer dans la précipitation, ne pas céder à l'émotion ;
- éviter d'utiliser la loi lorsque d'autres méthodes sont possibles (action des autorités décentralisées ou déconcentrées, police administrative, contrat, droit souple, règlement...) ;
- quitte à légiférer : proportionner le contenu des mesures à l'objectif recherché (dans le cas imaginé en annexe III, on aurait pu concentrer l'effort sur le parc social) ; consulter ; compter sur des navettes successives pour améliorer le texte ; avoir le souci permanent des conséquences, de la faisabilité et des effets collatéraux ou différés.
Rien de plus contraire à cette conception que l'amendement de circonstance, griffonné sur un coin de table.
D) Compte tenu de la diversité de ses facteurs, le désordre législatif ne relève pas d'un traitement simple et uniforme.
a) Lorsque les mentalités sont en cause, aucune médication juridique ne viendra à bout de nos maux.
Tout au plus peut-on espérer faire baisser la fièvre par des procédures de « cooling down » (s'astreindre aux concertations et aux auditions nécessaires, prendre le temps de l'explication, conduire une navette complète, refuser les amendements tardifs...). Mais la source profonde des dérives est ailleurs et les modalités procédurales ne sauraient en fournir la clé essentielle.
Ce à quoi il faut travailler, c'est au rapprochement des idées (dans l'expression franche de ses convictions et dans le respect de celles de l'autre), à la restauration du légalisme, de la raison et de l'intérêt général (également consubstantiels à la tradition républicaine), à l'émergence d'une éthique de la responsabilité, à une pratique socio-politique moins conflictuelle et plus pragmatique, à une meilleure information du citoyen, à ce que la rhétorique des droits fasse toute sa place au rappel des devoirs et au réalisme.
Wishful thinking ? En bonne partie, bien sûr, s'agissant de transformer les mentalités.
Objectif par définition de longue haleine, plus facile à énoncer qu'à atteindre, et non exclusif d'analgésiques de court terme, administrés par voie institutionnelle.
Objectif auquel les pouvoirs publics ne peuvent être les seuls à s'atteler, car ils ne sont pas, loin s'en faut, les uniques responsables de toute cette composante du désordre normatif qui tient au malaise rongeant la démocratie contemporaine.
Comment s'étonner en effet du désordre normatif dans une société, en partie divisée contre elle-même :
- Où la vie publique ressemble, dans les paroles et parfois dans les actes, à une guerre de tranchées entre corporations, institutions et « tribus » diverses ?
- Où chaque organisme représentatif, voire chaque instance officielle, se complaît dans une posture de contre-pouvoir et défend son pré carré contre les petits royaumes voisins et concurrents ?
- Où, si souvent, chacun se perçoit comme lésé et revendique un statut de victime ayant à faire valoir une créance sur tous ?
- Où tant d'échanges politiques, économiques et sociaux sont potentiellement perçus comme des rapports dominant/dominé, des jeux à « somme nulle », chaque acteur se trouvant enfermé dans le rôle que lui assigne une distribution manichéenne ?
- Et, last but not least, dont les références et les perspectives d'avenir sont secouées par le grand vent de la mondialisation ?
Lorsque, à ces peurs et à cette conflictualité, s'ajoute une tradition juridique portant l'empreinte de mythes millénaristes, comment s'étonner de voir utiliser la loi comme une arme fabuleuse, la lance de Saint-Georges terrassant le dragon ? Comment s'émouvoir de coups de balancier législatifs, avec des périodes d'exaltation volontariste et des phases de résignation pragmatique ?
Une cause, très active et très contemporaine, du désordre normatif tient au chantage croissant exercé sur les pouvoirs publics par une société civile « toujours au bord de la crise de nerfs », se comportant à l'égard de la collectivité publique comme l'enfant capricieux qui exploite, avec autant de vigueur que de science, le sentiment de culpabilité parental.
Tout revêtu qu'il soit de l'onction du suffrage universel, le pouvoir légitime est devenu le souffre-douleur de tous les agacements, le bouc émissaire de toutes les hantises et le suspect de toutes les vilénies, à la fois responsable et coupable de tous les malheurs du temps.
Tel Gulliver ligoté par les Lilliputiens, les pouvoirs publics légitimes se débattent pour faire la moins piteuse figure possible à l'intérieur de la mince marge de manoeuvre que leur laissent les innombrables liens qui les enserrent...
Les emballements compassionnels du processus législatif expliquent :
- Les textes de circonstance dont l'intérêt sera vite dépassé, mais dont les effets viendront longtemps interférer, de façon confuse, avec ceux du reste de la législation,
- Les lois prescrivant, au nom de principes si nobles qu'ils inhibent tout scepticisme, des obligations qui se révèleront infaisables : accessibilité totale aux handicapés des établissements recevant le public, transports et voirie (dont l'échéance, faute de miracle, devra être reportée) ; droit au logement opposable (qui ne fera pas construire un logement supplémentaire) ; parité stricte entre femmes et hommes dans toutes les fonctions de responsabilité et organismes publics et privés (sans égard pour la faisabilité de cette exigence, lorsque par exemple plusieurs instances participent à la composition d'un collège, que celui-ci comprend des membres de droit et que les viviers ne sont pas paritaires) ; instauration de la règle selon laquelle le silence de l'administration sur une demande vaut acceptation (inversion qui, pour ne pas provoquer de catastrophe, devra être assortie de multiples exceptions, inévitablement assorties d'exceptions aux exceptions) etc...
- Les atermoiements, demi-mesures et approximations juridiques en tous genres destinés à calmer un jeu qu'elles ne font qu'alimenter, à force de « réceptivité » du législateur.
Dans ces propos politiquement incorrects, à rebours de la critique habituelle de dirigeants « coupés des gens », « retranchés sous les ors des palais nationaux », on ne manquera pas de déceler la morgue du technocrate porté à confondre populisme et légitime prise en compte de la « demande sociale ».
Mais, d'abord, les deux critiques ne sont pas contradictoires : on peut être loin des gens (culturellement, sociologiquement...), ne pas vouloir, savoir ou pouvoir prendre à bras le corps leurs exaspérations, tout en pensant (à tort) rester en contact avec eux en faisant montre d'une constante et brouillonne empathie. On serait moins coupés d'eux si on comprenait que l'attente fondamentale est en réalité celle d'un leadership ferme, franc et cohérent.
Ensuite, et pour revenir à notre sujet, une trop grande sensibilité à l'opinion produit des effets équivalents à ceux d'un référendum permanent, procédé qui « fait tourner en rond » la règle de droit.
Ce phénomène du processus décisionnel qui « tourne en rond » nous est connu par l'expérience des sondages d'opinion, de la gouvernance d'instances querelleuses, de la gestion des copropriétés, de la démocratie directe et des référendums d'initiative populaire, comme par l'étude des procédures de formation des choix collectifs (depuis Condorcet et son fameux paradoxe jusqu'à la théorie moderne des jeux et le théorème d'Arrow).
b) Le traitement du désordre normatif relève pourtant aussi, en partie, de la « tuyauterie institutionnelle ». Celle-ci, si elle ne guérit pas les causes, peut atténuer les symptômes.
À cet égard, il y a les bons et les mauvais remèdes.
Les mauvais remèdes consistent à verrouiller les soupapes de sécurité au nom des grands principes.
Ainsi, en France, renoncer à la législation déléguée (article 38 de la Constitution) pour transposer le droit communautaire, adapter le droit outre-mer, codifier ou simplifier ferait, toutes choses égales d'ailleurs, sauter le couvercle de la marmite.
Renoncer à la session unique, aux sessions extraordinaires ou aux séances nocturnes casserait le baromètre tout en faisant monter la pression dans la chaudière.
Il faut s'y faire : même en éliminant la législation superflue, nos sociétés modernes ont besoin de beaucoup légiférer. Méfions-nous des docteurs qui ne traitent que le symptôme et laissent progresser le mal.
Un bon (quoique insuffisant) remède est l'existence d'un organe consultatif indépendant et professionnel, capable d'apporter à la production du flux, comme à la consolidation du stock, la valeur ajoutée de la correction formelle, de la lisibilité, de l'accessibilité, de la cohérence (élimination des ambiguïtés et redondances), de la complétude, de la proportionnalité, de la bonne insertion dans l'ordonnancement juridique (respect des engagements internationaux, respect de la hiérarchie des normes, codification...) et de l'entrée en vigueur harmonieuse dans l'espace et dans le temps.
En France, l'intervention du Conseil d'État à titre consultatif est prévue pour les projets de loi par l'article 39 de la Constitution. Sa saisine n'est obligatoire pour les décrets que lorsque la loi l'a ainsi prévu.
Il faut croire que le passage devant lui ne rebute pas les pouvoirs publics, puisque les lois sont remplies de renvois au décret en Conseil d'État et que, depuis quatre ans, une dizaine de propositions de loi importantes lui ont été volontairement soumises par l'une ou l'autre assemblée.
Le Conseil constitutionnel accorde assez d'importance à l'intervention du Conseil d'Etat en matière de projets de loi pour censurer (en 2003) un projet de loi dont le contenu avait été modifié au lendemain de la délibération du Conseil d'Etat sur un point significatif non évoqué devant celui-ci.
Est également de nature à tempérer le désordre normatif, à la source gouvernementale de celui-ci, l'existence d'un organe apolitique permanent, directement placé auprès du chef du Gouvernement, et exerçant, avec la souplesse, la disponibilité et l'autorité intellectuelle nécessaires, des fonctions de coordination interministérielle, d'expertise technique, d'assistance juridique et de filtrage. Tel est en France le rôle du Secrétariat général du Gouvernement, petite équipe dont on ne dira jamais assez le dévouement et la compétence. Le SGG a su éviter bien des dérapages au processus normatif, même si, parfois, il est comme le château de sable de la raison face au flot inexorable des emballements politiques.
La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 est venue apporter toute une série de garanties nouvelles en faveur de la qualité du travail législatif :
- nécessité d'une étude d'impact accompagnant tout projet de loi et dont l'absence ou l'insuffisance peut justifier un refus d'inscription à l'ordre du jour par la Conférence des présidents de la première assemblée saisie ;
- possibilité, pour le président de chaque assemblée, de faire examiner une proposition de loi d'initiative parlementaire par le Conseil d'État ;
- possibilité, pour les Conférences des présidents agissant conjointement, de refuser l'examen d'un texte en urgence ;
- délai minimal pour examiner un texte en première lecture ;
- faculté, pour le règlement de chaque assemblée de contrer les amendements inspirés par une volonté d'obstruction.
L'avantage de ces innovations est de faire porter les efforts sur la « clarté et la sincérité du débat parlementaire » (qualifiées d'exigences constitutionnelles par le Conseil constitutionnel), alors que le Parlement, s'il n'est pas la source exclusive des dysfonctionnements législatifs, porte sa part de responsabilité dans ceux-ci.
E) La notion d'étude d'impact a trouvé en France une traduction constitutionnelle et législative, mais son contrôle par la Conférence des présidents et par le Conseil constitutionnel laissera à désirer tant qu'il ne sera pas effectif... c'est-à-dire tant qu'il ne se sera pas traduit par un refus d'inscription ou par une censure.
Des enseignements peuvent déjà être tirés de l'expérience : l'étude d'impact est une bonne aide à la décision lorsque le choix n'est pas hypothéqué par des promesse de campagne ou des a priori idéologiques. Autrement, elle n'est qu'habillage. L'étude d'impact doit être un outil de décision ex ante et non une justification ex post. L'étude d'impact complète, exacte et éclairante est une utopie. Mais il n'est pas interdit de se rapprocher de cet idéal.
Notons que, lorsque sincérité et lucidité sont possibles, la recherche objective et dépassionnée des incidences directes et indirectes de nouvelles règles devrait s'appliquer aussi, a fortiori même, aux normes supra législatives.
Ainsi la ratification d'une convention internationale en matière de droits fondamentaux, celle d'un traité européen ou l'insertion de nouveaux principes dans la Constitution injectent tôt ou tard dans l'ordonnancement juridique un surcroît de complexité et créent de nouvelles zones d'inflammation contentieuse (il suffit de penser à la Charte de l'Environnement).
Imperceptible sur le moment, le « coût social net » de telles innovations, toujours présentées comme des progrès, jamais objectivement justifiées, peut être très lourd.
Rien ne sera possible tant que, aux plus hauts niveaux de l'État, on ne se sera pas converti à l'éthique de la responsabilité et qu'on en restera aux protestations d'intention.
À cet égard, on ne peut qu'être frappé, en examinant les études d'impact, par leur discrétion sur les conséquences effectives de ceux des choix (généralement les plus déterminants) qui entendent marquer une identité politique ou traduire un engagement.
Ces choix sont placés hors discussion, hors prévision, hors simulation, donc intangibles. « C'est politique » expose-t-on. Cela relève d'un monde autre que celui de la recherche empirique et raisonnable du bien commun : un monde symbolique que la raison ne peut comprendre.
Pauvres Lumières !
Annexe I
Le désordre normatif : un écheveau de causes entrelacées
Le graphique ci-après se lit comme suit :
- Chaque case représente un fait (encombrement du Parlement, existence de lois bavardes...), un état d'esprit (besoin d'accessibilité, sentiment de l'urgence d'une réforme, demande de loi...) ou un groupe de faits ou d'états d'esprit.
- Les flèches figurent les influences. Chacune flèche part d'une case « cause » et aboutit à une case « conséquence ».
- Une même case peut être l'origine de plusieurs flèches (elle est alors la source de plusieurs phénomènes) ou l'aboutissement de plusieurs flèches (elle est alors conditionnée par plusieurs facteurs).
- Le plus souvent, une flèche exprime une cause parmi d'autres. Lorsqu'une case regroupe plusieurs éléments (par exemple le bloc « législation contrainte » à gauche du graphique), on s'est efforcé de faire aboutir les flèches pertinentes à l'intérieur même du bloc (par exemple la flèche partant de la case « activités des juridictions » pointe sur la ligne « corrections de la jurisprudence »).
- Une case à laquelle n'aboutit aucune flèche peut être regardée comme une cause autonome (elle influence les autres cases sans être influencée par elles).
- Demi-mesures
Ambiguïtés
Divergences
idéologiques
Sentiment de l'urgence d'une réforme
recherche de l'écran législatif
Négociation européenne et internationale
Groupes de pression, opinion publique, offre politique de loi,
Demande symbolique de loi
Alternances politiques
Programme présidentiel
Mauvaise qualité de la loi
Loi « bavarde » et « loi spectacle »
Jurisprudence sur 34/37 C et sur l'incompétence négative
Activité des juridictions
Besoin d'Accessibilité
Empiétement de la loi sur le règlement
Validations
Nécessité de la codification
Codification
Sessions extraordinaires à répétition
Séances de nuit
Procédures d'urgence
Obstruction
Recours croissant à la procédure des ordonnances
Encombrement du Parlement et qualité de la législation :
de quelques cercles vicieux...
Encombrement du Parlement
Difficulté à « boucler » le programme législatif
prioritaire
outre-mer
Législations contraintes :
- Plateformes politiques
- Adoption partie lég. codes
- Correction de lacunes et malfaçons législatives antérieures, itérations
- Nouvelles lois (LFSS)
-Transposition du droit européen et international
- Ratification d'ord.
- Corrections de la jurisprudence
- Droit de l'outre-mer
- Question prio de const
Annexe II
L'écriture de la loi : un processus riche en facteurs chaotiques
Le terme « chaotique » est ici pris au sens mathématique : se dit d'un phénomène hautement imprévisible dans la mesure où la plus petite variation d'un des facteurs influant sur son déroulement peut avoir sur celui-ci des effets considérables.
Les facteurs chaotiques du processus législatif sont présents à tous les stades de celui-ci
1) Facteurs chaotiques au stade de l'élaboration des textes
Facteurs chaotiques liés au fait générateur :
- Cas de « législation forcée » d'origine exogène : décisions de justice (CJUE, CEDH, QPC, arrêts des cours suprêmes), législation européenne (transposition de directives), accords internationaux appelant l'intervention du législateur national,
- Concessions aux groupes de pression, mouvements sociaux etc,
- Engagements de campagne qu'il faut honorer coûte que coûte,
- Dysfonctionnements interministériels, initiatives imprévues des parlementaires...
- Projets de loi sans étude d'impact digne de ce nom, insuffisamment expertisés, n'ayant pas donné lieu aux consultations nécessaires ou trop rapidement soumis au CE.
Facteurs chaotiques liés au fond :
- Mesure inefficace au regard de l'objectif visé, par suite d'une erreur de diagnostic ou d'une ignorance volontaire ou involontaire des ressorts des problèmes que l'on entend traiter,
- Mesure ayant l'effet direct escompté, mais produisant aussi des effets collatéraux, pervers ou à moyen long terme, annulant le bénéfice de leurs effets directs et immédiats,
- Mesure seulement efficace dans une situation qui sera dépassée lorsque la loi entrera en vigueur ou du fait même de cette entrée en vigueur (par exemple : rétraction de l'assiette d'une imposition dont on augmente le taux),
- Mesure apparemment ou/et politiquement bien ciblée, mais s'avérant en réalité contreproductive au regard de l'objectif visé,
- Mesures poursuivant des objectifs logiquement, économiquement, juridiquement ou budgétairement irréalistes ou inaccessibles.
Facteurs chaotiques liés à la forme :
- Sur-réaction à l'évènement ou rédaction hâtive (amendement) se traduisant par des malfaçons,
- Énoncés incertains quant à leur portée et à leur intensité normative. Celles-ci seront aléatoirement fixées après coup par d'autres que le législateur : administrations, groupes de pression et, in fine, juridictions. Le pouvoir législatif se sera donc dépouillé au profit d'autres pouvoirs, non élus,
- Mauvaise insertion dans l'ordonnancement juridique (notamment par défaut de coordination avec les dispositions existantes, erreurs de renvoi, non consolidation des codes...), privant la mesure de tout ou partie de sa portée ou lui donnant une portée non désirée
2) Facteurs chaotiques liés au vote de la loi
- Incidents, viscosités ou frottements de la procédure parlementaire
- Amendements insuffisamment réfléchis, favorisés par l'urgence et le volume du texte,
- Nombre insuffisant de navettes,
- Concessions et tractations aboutissant à l'adoption en bloc de dispositions qui auraient mérité une discussion détaillée.
3) Facteurs chaotiques liés à l'intervention des instances juridictionnelles
- Contrôle de constitutionnalité a priori (DC) et a posteriori (QPC), avec ses censures et ses réserves d'interprétation,
- Contrôle de conventionnalité par les cours suprêmes nationales et les cours supra-nationales au regard du droit de l'Union européenne, de la CEDH et des traités : dispositions écartées, condamnées ou interprétées sous réserve,
- Interprétations jurisprudentielles neutralisant, exagérant ou faussant l'intention première du législateur.
4) Facteurs chaotiques liés à l'intervention de l'administration
- Délais variables dans lesquels interviennent les décrets d'application, compte tenu des difficultés inégales d'exécution, des ressources ministérielles disponibles, de l'exposition des administrations aux groupes d'influence etc.
- Fidélité variable des décrets d'application à l'intention première du législateur,
- Utilisation variable par le décret d'application de la marge de manoeuvre laissée par le législateur,
- Pratiques administratives fluctuantes en matière d'application, de contrôle et de sanctions des règles législatives,
- Moyens inégaux affectés à la mise en oeuvre de la volonté du législateur,
- Résistances du corps social.
5) Facteurs chaotiques liés au recours aux ordonnances
- Importance qualitative et quantitative de la législation déléguée s'imposant de facto au Parlement au stade de la ratification et dépossédant donc la Représentation nationale de ses prérogatives législatives ;
- Mauvais « réglage » ou complexité excessive des dispositifs d'habilitation, empêchant les ordonnances de produire l'effet escompté ;
- Retards et incomplétude des ordonnances ;
- Déboires contentieux aux diverses étapes de la procédure.
6) Facteurs chaotiques liés à l'appropriation de la règle législative par la société civile
- Arrangements entre acteurs économiques et sociaux quant à la place, valeur et portée accordées à la règle législative ;
- Connaissance, intelligibilité, accessibilité et facilité d'utilisation de la règle législative par le public, les professions juridiques et les intermédiaires socio-professionnels ;
- Disponibilité effective variable des voies de recours ;
- Existence d'acteurs politiques, sociaux, associatifs, professionnels susceptibles de promouvoir, ou au contraire de freiner ou de paralyser, l'application effective de la règle législative.
Annexe III
Exemple fictif de « scénario catastrophe » législatif
- L'émotion provoquée par un accident mortel survenu dans un ascenseur mal entretenu d'une cité défavorisée incite un député à déposer un amendement à une loi sur l'urbanisme qui se trouve être en discussion au Parlement. Obligation est faite aux propriétaires de mettre les immeubles d'habitation existants en conformité avec les normes les plus récentes.
- Un délai de deux ans est fixé. Au-delà, des sanctions pénales sont prévues qui s'ajouteront aux réparations civiles de droit commun. Pour aller plus vite - et conformément à un réflexe égalitariste inhérent à notre génie national - l'obligation est uniforme. Surtout, on ne cherche pas à savoir ce qui serait déjà possible en l'état de la législation : l'important est que le Parlement lui-même ait montré son souci de répondre à l'émotion publique. L'amendement, adopté à l'unanimité, ne sera plus remis en cause dans la suite du débat parlementaire.
- Le délai s'écoulant, et après le temps d'inertie habituel, on s'aperçoit que la loi ne pourra être respectée. Apparaissent en effet des goulots d'étranglement : pas assez d'entreprises pour réaliser les travaux ; pas assez de personnels spécialisés. Trop coûteux. La totalité du parc, tant s'en faut, ne pourra être mise en conformité en temps utile. On tente d'assouplir les contraintes au niveau réglementaire, mais les groupes militants crient au sabotage. Finalement, le législateur lui-même repousse piteusement les délais (avec effet rétroactif, compte tenu de l'expiration du délai, ce qui provoque des contentieux adventices).
- La confrontation d'une demande captive à une offre limitée fait en outre monter les prix. Ce sont les propriétaires des beaux quartiers et non ceux des quartiers défavorisés qui peuvent payer. Les principaux bénéficiaires de la mesure sont les patrimoines immobiliers cotés ; les principales victimes les organismes d'habitation à loyers modérés et le logement social...
- Il faut donc apporter des compensations, ce qui oblige à obtenir l'aval de l'Union européenne et à monter un mécanisme d'aides budgétaires onéreux, après une laborieuse concertation avec les collectivités territoriales et autres acteurs concernés.
- Ces difficultés, retards et reports se retournent d'autant plus sévèrement contre les pouvoirs publics qu'un nouvel accident survient dans un immeuble à loyers modérés de dix étages... Une proposition de loi est déposée qui tend à l'application immédiate de normes renforcées et dénonce, dans son exposé des motifs, le sabotage dont a été l'objet, par indifférence, voire pour des motifs plus inavouables encore, l'initiative législative antérieure. Les médias lui font un écho retentissant et tout recommence.
M. Bertrand Follin, chef du service de la commission des lois du Sénat - « Le travail des commissions parlementaires »
Pour comprendre le rôle des commissions dans la fabrique de la loi et bien en mesurer les enjeux, peut-être faut-il d'abord se poser la question : « Qu'attend-on de la loi ? » Que la loi soit claire, bien écrite et intelligible mais qu'elle soit aussi bien adaptée aux réalités auxquelles elle s'applique. Qu'elle soit acceptée par le corps social et qu'elle puisse ainsi bénéficier d'une certaine pérennité. La prise en compte de positions parfois divergentes est sans doute l'un des gages de cette acceptation. Le travail en commission est précisément le lieu privilégié où l'on s'efforce à cette synthèse tout en veillant à la qualité de la loi. Il se singularise en effet par deux traits :
- d'abord, plus que toute autre étape du processus législatif, sans doute, il est ouvert au dialogue et à l'élaboration d'accords ;
- ensuite, il conjugue la prise en compte des préoccupations politiques et l'attention à la qualité formelle de la loi.
En premier lieu, comment le travail en commission permet-il de rapprocher des positions qui, au départ, peuvent être assez éloignées? Par un processus en trois temps qui s'inscrit dans un cadre profondément renouvelé par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Aux termes de l'article 42 de la Constitution la discussion du projet de loi en séance publique porte (sauf quelques exceptions ) sur le texte adopté par la commission et non plus sur le texte initial du Gouvernement ou celui transmis par l'Assemblée nationale.
Premier temps : la désignation du rapporteur par la commission et le travail préparatoire qui combine des auditions et parfois des déplacements. Certaines des auditions sont organisées par la commission et publiques. Les auditions du rapporteur elles-mêmes sont ouvertes aux autres membres de la commission. Les auditions sont l'occasion -et parfois la seule dans le cadre de l'écriture de la loi- de permettre aux acteurs intéressés par le texte de faire entendre leur voix. La commission est ainsi une caisse de résonnance : les suggestions, les critiques sont un premier jalon pour améliorer le texte. La principale contrainte qui pèse sur cette étape est celle des délais souvent très courts dans lequel s'organise le travail. Car pour un texte comme celui ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, pour lequel la commission des lois a pu organiser 45 auditions (soit 40 heures de réunion), combien de projets ou propositions pour lesquels le rapporteur, compte tenu du recours à la procédure accélérée par le Gouvernement, dispose au mieux de quinze jours entre la transmission du texte et son examen par la commission pour mener la réflexion.
Deuxième temps : la présentation du rapport en commission . Moment décisif depuis la révision de 2008 puisque la commission élabore son texte, choisissant d'intégrer ou non les amendements proposés par le rapporteur ainsi que par les autres sénateurs membres ou non de la commission. Ces amendements sont rendus publics l'avant-veille de la réunion. Cette étape appelle quatre observations.
1. L'examen des amendements n'obéit pas au même formalisme qu'en séance publique. Ainsi, à la commission des lois, les amendements du rapporteur sont, article après article, examinés par priorité ce qui est un gage de cohérence dans la construction du texte.
2. Le travail, à ce stade, reste pleinement collégial. Si le président et le rapporteur exercent un rôle de pilotage de la réunion, la discussion reste très ouverte et peut prendre une direction imprévue. C'est à ce stade que la procédure présente vraiment un caractère contradictoire et peut déboucher sur des compromis qui s'élaborent sur le siège.
3 . Ces réunions ne sont pas publiques mais elles font l'objet d'un compte-rendu puisque « la clarté et la sincérité du débat parlementaire » s'appliquent aux travaux des commissions conformément au principe posé par le Conseil Constitutionnel (décision du 25 juin 2009). Cet équilibre permet de garantir la spontanéité et la liberté des échanges, tout en répondant à l'exigence de transparence des débats.
4. Enfin, bien que les ministres puissent venir en commission lorsque celle-ci élabore son texte, comme l'a rappelé sans ambiguïté le Conseil Constitutionnel (décision du 25 juin 2009), cette pratique ne s'est pas vraiment établie du moins à la commission des lois. Les rares précédents n'avaient pas réellement démontré l'efficacité de cette présence tant d'ailleurs du point de vue du Gouvernement que du point de vue des membres de la commission. Il s'agit aussi de mieux marquer la complémentarité avec la séance publique où le Gouvernement est évidemment présent.
La réunion de commission n'en est pas le double : chaque étape de la procédure législative a sa propre valeur ajoutée.
Troisième temps du travail en commission. Celui qui sépare l'élaboration du texte de l'examen des amendements de séance . Ce délai -idéalement de deux semaines, ramené à une semaine en cas d'urgence- est extrêmement utile pour affiner des propositions présentées lors de la première réunion de commission, et trouver des formules du compromis. Il va de soi, par ailleurs, qu'une deuxième lecture démultiplie les avantages liés au facteur temps.
Au terme de ce processus en trois temps, le projet ou la proposition a pu, avant les modifications introduites en séance publique, faire l'objet d'une profonde réécriture. Ainsi, en 2013, 1.918 amendements ont été adoptés dans le texte de la commission, soit un nombre très proche de celui des amendements adoptés en séance publique (2.134). Le travail en commission a permis le plus souvent de rapprocher les points de vue et d'élaborer un texte grâce à la réunion de trois facteurs : le temps, l'écoute et le dialogue. C'est aussi de cette façon que se forge une culture de commission. Une culture qui se traduit par l'attachement à certaines valeurs qui peuvent transcender les clivages politiques mais qui se manifeste aussi par certaines constantes dans la façon d'écrire la loi.
Sans-doute le souci d'avancer dans la voie d'un accord ne permet-il pas toujours de rédiger une loi comme un jardin à la française. Il s'accompagne cependant d'une réelle attention à la qualité formelle de la loi. À cet égard, se dégagent trois lignes directrices : préciser, simplifier et parfois reconstruire. Il s'agit, dans tous les cas, d'une part, de répondre à l'exigence d'intelligibilité, d'autre part, de préserver la valeur normative de la loi.
Préciser d'abord . Préciser ce n'est pas toujours ajouter au texte. C'est parfois, au contraire, l'élaguer afin d'en supprimer les mentions inutiles ou équivoques. La commission des lois fait ainsi la chasse aux « notamment », non par esprit de système, mais parce que le terme peut introduire des ambiguïtés et des raisonnements a contrario . Ainsi dans les lois autorisant le Gouvernement à légiférer par ordonnance, le recours à ce mot introduit une incertitude sur le champ de l'habilitation.
Il s'agit de conserver aux mots leur juste valeur. Ainsi, la commission des lois s'est montrée réservée face à une tendance récente qui tend à ajouter le terme « réel » aux intitulés des projets de loi. Dernier exemple en date : « le projet de loi relatif à l'égalité réelle entre les femmes et les hommes ». Le mot égalité ne se suffit-il pas à lui-même ?
Chaque mot compte. Ainsi, lors de l'examen de la loi relative à la transparence de vie publique qui évoquait, tantôt « Haute autorité de la transparence de la vie publique » tantôt « Haute autorité pour la transparence de la vie publique », la commission a retenu dans l'ensemble du texte la seconde formulation car la transparence ne peut être qu'un objectif.
Deuxième ligne directrice : simplifier . Cet objectif commande plusieurs choix légistiques. Dans le projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires récemment adopté par le Parlement, les députés avaient inséré dans le code des transports beaucoup de dispositions qui figuraient déjà dans le code de la sécurité intérieure. La commission a considéré qu'il n'était pas de bonne méthode de légiférer sur une même matière dans deux codes différents en particulier afin d'éviter les incohérences ultérieures entre législations.
Autre exemple -la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Comment remplacer, chaque fois que cela se justifiait, dans le code civil comme dans les autres codes, les termes « père et mère » ou « mari et femme » par les mots « parents » ? Le texte initial du Gouvernement procédait à l'ensemble des coordinations nécessaires, terme à terme, dans les différents codes. Les députés avaient, quant à eux, préféré introduire un dispositif interprétatif qui avait pour inconvénient de reporter sur le juge le soin de décider de l'application de telle ou telle disposition aux personnes du même sexe. La commission des lois au Sénat a préféré consacrer dans le titre préliminaire du code civil un principe général d'égal traitement des époux ou parents de même sexe quant aux effets du mariage et de la filiation adoptive, Le titre préliminaire a en effet vocation à régir non seulement le code civil mais aussi toute la législation. Ce choix a été validé par le Conseil constitutionnel. Il n'a soulevé aucune difficulté d'application et le Gouvernement a d'ailleurs ensuite renoncé à prendre les ordonnances qu'il avait d'abord envisagées pour adapter la terminologie des autres textes.
Préciser, simplifier mais aussi parfois reconstruire entièrement un texte pour le clarifier . Un exemple récent : la loi relative à la représentation des Français établis hors de France. Le texte initial combinait de manière presque inextricable les dispositions relatives au fonctionnement des nouveaux conseils consulaires et les modalités d'élection de leurs membres. La commission a entièrement restructuré le texte en distinguant les dispositions statutaires et électorales. Il est intéressant de relever que dans le texte d'application, le Gouvernement a repris la structure ainsi adoptée par le législateur alors qu'il ne l'avait pas initialement proposée.
Ainsi, dans le processus complexe qui conduit à l'adoption de la loi, l'examen en commission est le moment où se croisent sans doute de la manière la plus libre les approches des différentes forces démocratiques de la Nation dans l'écoute attentive, aussi, de la société civile. C'est dans ce cadre que se réalisent, pour une large part, l'effort de synthèse mais aussi l'amélioration formelle de la loi.
Mme Eliane Assassi, sénatrice de la Seine-Saint-Denis, vice-présidente de la commission des lois du Sénat - « Le débat parlementaire »
Je veux d'abord remercier la commission des lois du Sénat et son président Jean Pierre Sueur, ainsi que l'Association française de droit constitutionnel d'avoir pris l'initiative de ce colloque.
J'interviens ici en tant que vice-présidente de la commission des lois mais je suis également Présidente du groupe CRC, ce qui va bien évidemment donner une certaine tonalité à mon propos.
Selon moi, on ne peut pas aborder la question du processus législatif, sans le placer dans le contexte politique et institutionnel actuel.
Aujourd'hui, nos institutions traversent une crise profonde et cette crise ébranle notre Démocratie.
Je ne rentre pas sur les marqueurs de cette crise sauf pour souligner le marqueur de la défiance de nos concitoyens à l'égard de la politique et de son personnel.
De toute évidence, les choix politiques d'aujourd'hui ne répondent pas aux attentes populaires et citoyennes.
Ainsi, aujourd'hui, 17% des français pensent que les responsables politiques se préoccupent que de leur semblables ; ils sont donc plus de 80% à penser que les responsables politiques ne se préoccupent pas des gens comme eux !
À l'échelle de l'Europe, ce sont les institutions européennes dirigées par des personnes non élues, qui dictent une grande partie de notre législation. Mais aussi, la Commission de Bruxelles et la BCE, les lobbies ont capté une partie du pouvoir législatif au détriment de la représentation nationale. Dès lors, les parlements nationaux et même le Parlement européen pèsent peu face à ces derniers.
À l'échelle internationale, les marchés financiers, l'OMC, mais encore le FMI et la Banque mondiale multiplient quant à eux les contraintes normatives et réglementaires.
Cette situation entraine à la fois la destruction des instruments de la puissance publique à l'échelle nationale au nom de la dérégulation et resserre le cercle des décideurs au nom d'une « bonne gouvernance » venant aggraver la crise profonde de nos institutions, venant questionner la légitimité même de nos institutions.
De plus en plus nombreux sont celles et ceux qui s'accordent pour dire que le fonctionnement de la V ème République est à bout de souffle, que le contrat social, fondateur de notre République n'est plus respecté et celui de la souveraineté populaire contourné.
La concentration de pouvoir dans l'exécutif, la dévalorisation du Parlement, le peu de place donnée à la souveraineté populaire et à l'initiative citoyenne sont autant de maux qui impactent le processus législatif, qui impactent l'écriture de la loi.
Les réponses apportées, visent surtout à contourner voire à renforcer le divorce entre les élites et le peuple par une accentuation du présidentialisme et du bipartisme.
Rien n'est fait pour enrayer le déclin de l'institution parlementaire !
La Constitution de la V ème République met en place un Président « clé de voute des institutions » pour reprendre les termes de Michel Debré, en consacrant sa prééminence sur le pouvoir législatif dans l'équilibre constitutionnel.
Selon la lettre de la Constitution, le Président dispose de peu d'instruments vis-à-vis de la législation. Toutefois, l'élection du Président de la République au suffrage universel, la pratique politique, le jeu des acteurs auquel il convient d'ajouter l'inversion du calendrier électoral n'a fait qu'exacerber la prédominance voire la domination du Président de la République.
Hors cohabitations, c'est bien lui qui se trouve être à l'origine de la plupart des lois. Il est élu sur un programme de Gouvernement.
Placé au centre du pouvoir, il annonce les projets et priorités de l'action gouvernementale, parfois avant même que le Premier ministre en soit informé.
Cela produit des effets de surprise, des précipitations venant altérer le processus législatif et la qualité du débat parlementaire au mépris du Parlement.
La réforme territoriale annoncée, qui n'est pourtant pas une « réformette » en est le meilleur exemple puisqu'elle va modifier en profondeur l'architecture républicaine de notre pays. Or les élus, dans leur grande majorité, celles et ceux qui ont, comme on dit « les mains dans le cambouis » n'ont pas été consultés dans le cadre d'un grand débat qui aurait pu prolonger des États généraux de la Démocratie territoriale initiés par le Président du Sénat en 2012. Mais outre ca, le premier texte sur lequel se penchera le Sénat en juillet nous sera présenté en procédure accélérée.
Cette prééminence du pouvoir exécutif sur le législatif a par ailleurs été renforcée par des mécanismes poussés de rationalisation du parlementarisme : le recours aux ordonnances, l'usage du 49-3 même mieux encadré ou des votes bloqués, la maitrise de l'ordre du jour des Assemblées, un droit d'initiative renforcé, l'extension du pouvoir réglementaire autonome.
Toutefois, d'autres armes subtiles n'ont pas été révisées et continuent de nuire au bon fonctionnement du processus législatif et à la qualité du débat parlementaire.
Le problème majeur rencontré dans le processus d'élaboration de la loi, ne réside pas uniquement dans l'articulation des pouvoirs entre le Parlement et le Gouvernement mais, également, dans l'expression du « fait majoritaire » qui règne sans partage sur nos institutions.
Aujourd'hui, la majorité parlementaire soutient son Gouvernement et cette mission est devenue quasiment exclusive de toute autre amenant cette majorité à renoncer à utiliser ses prérogatives pour ne pas porter atteinte à la pérennité de l'action gouvernementale et au « sacro-saint » principe de discipline majoritaire !
Lorsque, de surcroît, Sénat et Assemblée nationale ont la même majorité, les adoptions conformes dès la première lecture naissent de la discipline plus que de la conviction.
Pourtant, le jeu des navettes, si on le laisse se dérouler, aurait a au moins la vertu d'introduire dans le texte plus de réflexion.
Mon propos n'est pas de nier l'existence ou le caractère opératoire du fait majoritaire, celui-ci est le principal garant de la stabilité de nos institutions, mais, notre démocratie parlementaire est parvenue à l'âge adulte et elle ne doit pas craindre d'organiser des contre-pouvoirs. Montesquieu ne conseillait-il pas un système ou chaque pouvoir arrête le pouvoir ? Ou chaque pouvoir était le contre-pouvoir d'un autre pouvoir ?
Nous sommes ici au Sénat et je pense qu'existe incontestablement un questionnement sur la place du Sénat dans le processus législatif.
Le Sénat de la V eme République s'inscrit dans la tradition du bicamérisme à la française : celui de la pondération de l'assemblée élue au suffrage universel direct.
Même si le Sénat a souvent permis d'approfondir certains débats, c'est d'ailleurs ce qui m'a convaincu de la nécessité d'une forme de bicamérisme. Il n'en reste pas moins que la priorité doit rester clairement à l'Assemblée nationale, élue au suffrage universel direct.
A l'heure ou le Sénat est critiqué à tort, il serait opportun de se pencher sur une réforme de cette seconde chambre tant sur son rôle, sa composition que sur son mode d'élections pour rendre possible une rénovation en profondeur du débat démocratique.
Permettez-moi de m'arrêter un instant sur l'utilisation de l'article 45 de notre Constitution.
Le système prévu par cet article possède des qualités.
Il est d'abord inspiré par le désir d'obtenir jusqu'au dernier moment des débats parlementaires et de la navette législative, le maximum d'accord entre les deux chambres.
Mais nous devons constater que si la théorie est telle, la pratique autorisée par le système ne laisse aux chambre « qu'une liberté largement illusoire ».
Dès le début de la V ème République la pratique des Gouvernements successifs a été d'utiliser l'article 45 de la Constitution pour intervenir à tout moment du processus législatif afin d'infléchir dans le sens qu'il estime le plus favorable pour lui et qui est souvent le plus contraignant pour les Chambres.
Enfin, je tiens à attirer l'attention sur un phénomène récurrent et peut être plus saisissant : l'inflation des lois et c'est Montesquieu qui nous rappelle que : « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».
En France, au cours des quinze dernières années le volume des lois nouvelles a doublé.
Les lois peuvent être denses ou nombreuses sans pour autant cesser d'être utiles ; leur pertinence n'est pas inversement proportionnelle a` leur fréquence, faute de quoi la production modeste des premières années de la Ve République aurait brave' les années, et ce n'est pas le cas.
Au contraire, certains Gouvernements ont su donner des bases a` des législations durables, dans des domaines divers, que leurs successeurs se sont bornés à` pervertir, appauvrir, compliquer, sans les reformer vraiment ni réellement les enrichir.
Alors aujourd'hui, beaucoup ont tendance à dire que trop de droit tue le droit.
L'inflation législative avait déjà été dénoncée et avec une grande vivacité dès l'antiquité : « le signe auquel on reconnaît la décomposition d'un État est la surabondance de ses lois».
La même plainte réapparaît à toutes les époques.
Je pense pour ma part comme le Doyen Carbonnier qu'il faut concevoir les rapports entre les hommes autrement que comme rapports de droit, le droit diffuse une sécurité qui endort l'action, à tout le moins la ralentit; c'est la fatalité de l'excès.
Nul n'est censé ignorer la loi mais « l'inflation législative a pour conséquence l'ignorance des lois, leur ineffectivité et finalement leur dévalorisation dans l'esprit public ».
Répétons-le, tout est lié: la complexité du droit, sa fragmentation, sa technicité, quelques fois son ignorance du réel, des situations vécues, l'inflation des lois, leur surabondance, la crise du droit et sa difficile intelligibilité.
Les lois gagneraient a` avoir été pensées. Or beaucoup d'entre elles ne l'ont pas été, voire le sont de moins en moins.
On légifère d'abord et on réfléchit ensuite.
Cette mauvaise tendance est devenue coutume et altère de manière certaine les débats parlementaires du point de vue du temps parlementaire parce que plus on légifère plus on doit légiférer vite.
Aujourd'hui, la conjugaison entre l'impact médiatique, l'impatience gouvernementale et la concordance majoritaire ne laisse plus à quiconque le temps de réfléchir.
À tout moment, de partout, peut se déclencher le détonateur qui va faire exploser l'ordre du jour prévisionnel, faire passer au second plan des textes qui avaient paru importants.
Dans le même contexte, il n'y a pas lieu de s'étonner que les Gouvernements, abusent de l'urgence, qui est la leur bien plus que celle des textes auxquels ils l'appliquent
De nos jours, on ne prouve plus son efficacité par de bonnes lois, mais par des lois rapides. Ailleurs, cela s'appellerait précipitation. Ici, l'on parle de réactivité.
C'est une affaire sérieuse, dont il faudra bien que le pays se saisisse.
Je vous remercie.
M. Christian Vigouroux,
président de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat -
« La spécificité du texte législatif par
rapport aux autres types de normes »
La loi serait-elle capricieuse ? Entendons l'apostrophe d'Hippolyte dans Phèdre de RACINE :
« ... Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu'une superbe loi semble me rejeter,
La Grèce me reproche une Mère étrangère.
Mais si pour Concurrent je n'avais que mon Frère,
Madame, j'ai sur lui de véritables droits
Que je saurais sauver du caprice des lois. »
Sauver ses droits « du caprice des lois », cette formule sonne comme un rude exposé du civisme à la française et de la suspicion, toujours présente, vis-à-vis de la loi impérieuse.
Le décret, lui, est obéissant. Et donc instable.
Le traité international, lui, est consensuel. Et donc ambigu.
La loi crée la liberté, le décret l'aménage.
Mais la spécificité de la loi par rapport au décret, proclamée par l'article 34 de la Constitution, relève d'abord de la théorie de la filiation.
Car la loi est issue de « parents » identifiés (entre mille exemples : loi VEIL ou loi SAUVADET ou CARREZ (immobilier), loi SAVARY ou lois PECRESSE puis FIOARASO 93 ( * ) ...ou encore, sur la décentralisation, lois DEFFERRE ou CHEVENEMENT.
Le décret, lui, est adopté. Sa filiation naturelle est improbable : il est né des « bureaux », comme A.ZINONIEV parlait des « organes ». D'autant, maintenant, que ces «bureaux » ne sont plus seulement ceux des ministres mais aussi ceux des nouveaux Grands du Royaume que sont les proliférantes AAI et « hautes » institutions qui décident (souvent) mais ne décrètent pas (encore). Comme en témoigne la parution du « règlement général » de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique au JO du 12 mars 2014 (et non le haut règlement de l'autorité générale pour la transparence...)
La loi, elle, donne des explications accessibles sur sa propre généalogie : les « travaux préparatoires »en sont la genèse publique avec co-auteurs identifiés jusque dans leur silence. Et aussi, critiques, adversaires, correcteurs, amendeurs, qui pétrissent la future loi, approbateurs, ironiques, sceptiques, soucieux de son application. La loi s'éclaire alors par ses actes préparatoires. Dont il faut savoir se servir : leur usage n'est pas nécessaire si les dispositions de la loi sont claires et doivent alors être appliquées 94 ( * ) . Il l'est, en revanche, face à l'obscurité ou à l'ambivalence de la loi : « au sens de cet article tel qu'il est notamment éclairé par les travaux préparatoires à l'adoption de la loi.. » 95 ( * ) . Sur la base Ariane de la juridiction administrative, on trouve 281 occurrences de référence du juge aux travaux préparatoires de la loi. Et pour le Conseil constitutionnel, les références existent aussi : CC 17 janvier 2013 n°2012-660 sur l'objectif de mixité sociale dans le logement. De même, pour interpréter un traité, le juge consulte les travaux préparatoires de la loi de ratification : CE 17 septembre 2010 SA Transworld Finances n°312725 à propos de la convention fiscale France/Kazakhstan.
La loi porte en sautoir ses origines. Le décret les dissimule.
Pour la Constitution, la référence aux travaux préparatoires est beaucoup plus rare : dans sa décision CC 21 février 2013 n°2012-297 QPC 96 ( * ) , le Conseil constitutionnel justifie le régime des cultes en Alsace Moselle par les travaux préparatoires....des deux Constitutions de 1946 et 1958. C'est que la loi constitutionnelle reste une loi.
En revanche, pas de travaux préparatoires pour les décrets : Pour interpréter le décret, personne n'a accès aux « bleus » de Matignon lesquels retracent les affrontements interministériels préparatoires au décret. Avec les réunions d'arbitrage, la guerre de Troie a toujours lieu. Mais son histoire n'est pas écrite.
La loi, fière de sa généalogie, avait pris l'habitude de régner sur les « autres types de normes ». Et puis, elle découvre sa fragilité sous l'effet conjoint de son instabilité, de la QPC et de la reprise de la jurisprudence État d'urgence en Nouvelle-Calédonie (CC, 25 janvier 1985, n°85-187 DC) et de sa continuelle confrontation avec les conventions internationales.
La loi est marquée par plusieurs caractéristiques qui la différencient des autres normes.
D'abord l'ambivalence, car elle est à la fois simple et compliquée :
1- simple : la loi se comprend comme devant être comprise en tant que telle. Contrairement aux directives européennes, elle ne publie ni exposé des motifs ni lexique de définitions. Elle doit se comprendre par son ensemble, par sa logique interne et les connexions entre ses différents articles.
Elle sait faire preuve de synthèse et d'autorité comme pour fusionner le régime de l'immeuble en covisibilité de monuments historique et celui de l'immeuble seulement « adossé » à un monument 97 ( * ) .
2- Compliquée : la loi est rarement facile à lire. Le fait que le Conseil constitutionnel ait inventé le concept d' « intelligibilité » de la loi est terriblement révélateur. La loi produit, autant qu'elle dissipe, l'obscurité. Et l'obscurité législative est elle-même incertaine : qu'est-ce que cette loi illisible dont l'article 4 donne une liste d'abrogation, dont l'article 5 renumérote des articles, dont l'article 6 abroge, l'article 7 remplace... c'est la loi n°81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort et dont l'article 1 er est connu de tous les français pour sa céleste limpidité: « la peine de mort est abolie ». Ou l'art d'être tout à la fois prophète et cuisinier...
La loi ouvre une période quand le décret en clôt une autre.
Plus encore que le décret, la loi résulte des ambitions et des prétentions de ses auteurs. Les lois se succèdent au rythme des discours, quand les décrets s'ébauchent au rythme des administrations.
Ainsi, dans le domaine stratégique des entreprises en difficulté, se succèdent à forte cadence des lois et ordonnances : loi du 26 juillet 2005, ordonnance du 18 décembre 2008, ordonnance du 9 décembre 2010, ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014, on invente « la sauvegarde accélérée » et le « rétablissement professionnel ». 98 ( * ) Ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que faire des lois, s'intéresser au fait que 30 tribunaux de commerce sur 147 ouvrent plus de la moitié des procédures collectives 99 ( * ) ?
Le décret est encore plus compliqué. Il a la fierté lourde et l'obstination du pédagogue.
Mais la loi possède aussi quatre autres spécificités et trois qualités propres :
Quatre spécificités : la loi est politique, ambitieuse, précipitée et innovante.
1- la loi est politique
Quand le projet de loi d'avenir pour l'agriculture en discussion en juin 2014 prévoit en son article 11 « au premier alinéa , les mots « de l'État » sont supprimés », chacun comprend, même sans savoir qu'il s'agit de la protection des terres agricoles, que quelque chose se passe et que l'État se rétrécit. La loi fait l'histoire et la reflète.
Elle n'est pas faite de logique bureaucratique mais d'intuitions politiques et de compromis nocturnes. La loi est faite par des hommes politiques, le décret par des fonctionnaires. Tous deux servent l'intérêt public mais de façon différente, parfois complémentaire, parfois contradictoire 100 ( * ) .
La loi est plastique et peut être interprétée à la demande : comme la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État qui tolère que la ville de Lyon accorde 1,5 million de francs pour les travaux de l'ascenseur de la basilique de Fourvière 101 ( * ) mais annule une modeste subvention communale aux ostensions limousines 102 ( * ) ... ; trop plastique, insuffisamment déterminée, la loi a besoin du juge pour la traduire et l'appliquer : il résulte de l'article L146-4 du code de l'urbanisme, dispositions « éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 3 janvier 1986 dont elles sont issues, que les constructions peuvent être autorisées dans les communes littorales en continuité avec les zones déjà urbanisées, caractérisées par une densité significative des constructions , mais qu'aucune construction ne peut en revanche être autorisée, même en continuité avec d'autres constructions, dans les zones d'urbanisation diffuse éloignées des agglomérations » : CE 9 avril 2014 M.S. n°366077. Relue par le juge, la loi retrouve sa force exécutive. Relu par le juge, le décret rentre dans le rang.
2- La loi est ambitieuse : elle affirme apporter la paix, le bonheur, l'entente.
Pour le logement, l'insertion, la sécurité, la « sécurisation de l'emploi 103 ( * ) », la solidarité, la « démocratie sociale » 104 ( * ) : toujours parole d'Evangile.
Trop ambitieuse : en 1991, l'ENA entraînait ses élèves à la rédaction des textes. Le dossier pédagogique contenait toute une série de circulaires, guides et mémentos pour bien écrire la loi et livrait un seul exemple de loi : l'article L.332-17 pour la « diversité en matière d'habitat » : A ses élèves, l'École apprenait à écrire les décrets mais non à inventer, par la loi, comment faire pour que les gens aient envie de voisiner ? Quand la loi croit qu'elle va imposer la diversité dans l'habitat, le décret, revenu de tout, tente, tout au plus, de gérer le parc de logements.
La loi sait être floue, proclamatoire, poétique : il faut lire le rapport du sénateur SOILIHI à la commission mixte paritaire échouée de mai 2014: « J'ai préparé des propositions de rédaction pour plusieurs dispositions qui appellent notre attention. La première est relative au statut des animaux. Votre rédaction intègre au code civil une disposition au contenu normatif incertain dont la vocation est sans doute proclamatoire. Déjà consacrée sous une autre rédaction dans le code rural comme dans les textes européens, elle soumet les animaux au « régime des biens corporels », sans définir précisément celui-ci, ce que faisait pourtant la proposition de l'association Capitant, dont elle est issue. Elle supprime toute mention des animaux dans le reste des dispositions du code civil relatives aux biens. »
Le décret lui est utilitaire. Modeste et souvent superflu mais indéfectiblement convaincu de sa nécessité.
3- La loi est souvent précipitée : lardée de fausses urgences et de séances nocturnes : Et...les séances de nuit, inexistantes dans d'autres Parlements d'Europe, classiques à l'Assemblée nationale alors que déjà condamnées par l'abbé MABLY en 1789 : « j'aime assez cette loi polonaise qui défend de délibérer aux lumières...l'attention des hommes a ses bornes ; et s'il est ridicule de fixer le temps que doit durer une diète, il est sage de limiter celui de chaque séance. J'ai de la peine à comprendre comment vos compatriotes, qui ne sortent quelquefois du Parlement qu'à 2 ou 3 heures du matin, ont pu conserver cette fraîcheur de tête que doit avoir un législateur ».
La loi se couche tard, le décret se lève tôt.
La loi est comme affolée : en deux ans, quatre lois sur les « donneurs d'alerte » depuis la loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire (2013 p.316) 105 ( * ) jusqu'à la future loi sur la déontologie des fonctionnaires. Sans trop se soucier du rapport de ce concept avec les notions de secret, de réserve, de discrétion, de loyauté.
De même, la succession de lois sur la ville depuis la loi n° 91-429 du 13 mai 1991 jusqu'à la loi n° 2014-173 du 21 février 2014 « de programmation pour la ville et la cohésion urbaine » n'a que modérément réduit l'exil intérieur des quartiers « difficiles ».
Quand la loi traite des « points d'importance vitale », il ne s'agit pas d'acupuncture mais de protection de défense par l'article L.1332-2-1 du code de la défense. Quand la loi cite la « conformité » et la « compatibilité », elle devrait simplement associer conformité et « règles » d'une part, compatibilité et « orientations » d'autre part. Mais des lois prennent des libertés avec ces principes.
La loi est précipitée, importune et en avance.
Le décret est moins impressionnable, il est le plus souvent en retard.
4 - la loi, innovante sans le dire, sans le savoir :
En ce sens, trois exemples :
(1) innovante sans le choisir : il faut rechercher les travaux préparatoires pour être certain que la loi sanitaire n'impose pas de quotas pour l'accès aux études d'infirmier, kiné, pédicure etc... CE 23 janvier 2013 fédération nationale des podologues n° 357261. S'agissant de choix sanitaires majeurs, il est étrange que la loi tranche, comme incidemment, sans avoir posé le débat.
(2) innovante sans le dire : le projet de loi modifié par le Sénat, relatif aux activités privées de protection des navires (n° 1953 AN) 106 ( * ) établit qu'en France, pour la première fois les opérations de guerre peuvent être privées. Revirement de grande portée politique dans la ligne américaine. La loi ne déteste pas prendre des virages retentissants dans un relatif silence.
(3) innovante sans l'expliquer : Ainsi du mot « sécurité nationale » apparu dans la loi de 2009 107 ( * ) malgré le risque de confusion toujours dangereuse entre les missions de l'armée et de la police, ainsi des mots slogans qui finissent par s'imposer et résumer la loi toute entière comme « peines planchers » (loi du 10 août 2007 108 ( * ) ), « mariage pour tous 109 ( * ) ». La loi sait innover sans livrer ses vrais motifs comme par les mots qu'elle reconnaît et promeut : « piratage 110 ( * ) à coté de plagiat, contrefaçon 111 ( * ) . Ou comme le mot « repentis » issu de la loi « PERBEN 2 » n°2004-204 du 9 mars 2004.
La loi est menacée, concurrencée, contestée. Le décret se permet avec l'article 37 de la Constitution des incursions dans la cour des grands.
Mais restent les QUALITES propres de la loi :
1- Elle est terriblement humaine : il n'y a que la loi pour introduire l'animal dans le code civil. Le vieux rêve de la reconnaissance de l'animal va-t-il triompher ? Voir ainsi (rapport n° 1952 à l'Assemblée nationale), la recherche d'un statut de l'animal (avec des préoccupations souterraines sur la recherche scientifique, sur la corrida, sur la chasse, sur le salon de l'agriculture et des éleveurs (cohérence avec L.214-1 du code rural), il s'agit « de ne pas remettre en cause les catégories juridiques existantes notamment la distinction entre les biens et les personnes » (Mme la députée Colette CAPDEVIELLE). Sage prudence. Mais à quoi servirait une loi dont l'ambition serait, par principe, de ne remettre en cause aucune catégorie juridique ? Ce ne serait qu'un...décret.
2- Elle est terriblement nécessaire :
Qui peut se faire obéir des chefs d'entreprise, des hommes politiques, des militaires, des policiers, des juges, des clercs et des Bricorama 112 ( * ) ?
La loi fait la théorie de la sanction : l'amende et la prison, certes et l'invention des sanctions nouvelles insinuantes et polymorphes qui déplacent le droit pénal vers un droit du contrôle et de la surveillance : du bracelet au « suivi », de la contrainte pénale à la mise en observation.
Invention et diffusion du marquage social : seule la loi peut enclencher de tels processus de transformation sociale.
La loi ouvre les voies, trace des perspectives, le décret répare et facilite les évolutions.
3- Elle est terriblement fondamentale
La loi, en principe, fait le code civil et le code pénal, les deux fondements de notre République.
La loi crée la personne, son identité et sa dignité,
- pour le code civil : la manifestation de volonté, de consentement, la bonne foi (art.555 code civil), la double théorie des obligations contractuelles et quasi délictuelles,
- pour le code pénal : il n'y a que la loi pour dire quand un compliment importun, répété devient un harcèlement sexuel.
Il n'y a que la loi pour dire comment punir la corruption et les conflits d'intérêts qui apparemment ne font pas de victimes...
Le décret, lui, reste un gibier de contentieux et de référé.
La loi est utile quand elle reste « législative »
La loi est-elle spécifique ?
« France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m'as nourri longtemps du lait de ta mamelle ;
Ores comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois... »
Vous avez peu de chance de lire « France mère des arts, des armes et des décrets », même en Conseil d'Etat !
Car on ne meurt pas pour un décret.
Mais on meurt pour les lois « His verbis constantes effecti sunt et pro legibus et patria mori parati » (ces paroles les remplirent de courage ; en sorte qu'ils sont mis en confiance par ces mots et prêts à mourir pour les lois et la patrie).
Ces mots de l'Ancien testament 113 ( * ) sont gravés sur certains de nos monuments aux morts.
La loi reste la loi. Définitivement spécifique par rapport aux autres normes.
M. Dominique Maingueneau, professeur à l'université Paris Sorbonne - « Approche linguistique du discours législatif »
Les textes de loi sont un secteur très restreint de l'ensemble des productions verbales d'une société, mais leur rôle est essentiel puisqu'ils ne visent à rien de moins que réguler l'ensemble des pratiques des membres de cette société. La loi s'exprime dans une langue naturelle ; à ce titre, son écriture peut être éclairée par la discipline qui étudie le langage, à savoir la linguistique, entendue en un sens large. En effet, l'écriture de la loi n'est pas analysable seulement en termes de grammaire, de lexique et de règles de composition textuelle : elle doit aussi être appréhendée comme du discours , comme une pratique verbale qui est aussi une pratique sociale.
Mon propos dans cette communication sera très modeste puisque je vais me contenter d'évoquer les diverses manières dont les sciences du langage peuvent aborder ce genre de texte.
1. Un faisceau de propriétés linguistiques
Comme tout usage spécialisé de la langue, le texte de loi présente un certain nombre de caractéristiques linguistiques qu'on peut analyser sur différents niveaux. Considérons cet article pris au hasard dans le Code civil :
L'administration légale est exercée conjointement par le père et la mère lorsqu'ils exercent en commun l'autorité parentale et, dans les autres cas, sous le contrôle du juge, soit par le père, soit par la mère, selon les dispositions du chapitre précédent.
La jouissance légale est attachée à l'administration légale : elle appartient soit aux deux parents conjointement, soit à celui des père et mère qui a la charge de l'administration.
( Code civil , Article 383 ; Modifié par Loi n°85-1372 du 23 décembre 1985 - art. 40)
Un certain nombre de caractéristiques linguistiques apparaissent, réparties sur différents niveaux :
- Au niveau lexical : on relève aisément deux sortes de mots : 1) des mots qui relèvent du français usuel (mots grammaticaux : « la », « selon », « celui », « soit... soit...»..., ou non-grammaticaux : « exercer », « précédent », « charge »...) ; 2) d'autres qui relèvent d'un vocabulaire spécialisé associé à des concepts juridiques : « administration », « autorité », « dispositions », « conjointement », « jouissance »... Certes, ces termes juridiques se retrouvent aussi dans l'usage courant, mais dans un texte de loi leur sens est fortement restreint : ils relèvent d'une terminologie. Même des mots qui peuvent sembler ne relever que du lexique usuel peuvent être des termes spécialisés : ainsi « père » ou « mère » reçoivent une définition juridique. Le problème, on le sait, est qu'en dépit des efforts des professionnels il est impossible de dissocier parfaitement les termes juridiques et les mots de l'usage courant. Ce qui laisse un espace ouvert à l'interprétation.
- Au niveau syntaxique : les phrases suivent les règles de la syntaxe du français écrit, mais on note que certaines constructions y sont employées de manière privilégiée. Par exemple au niveau du groupe de mots on peut relever la présence récurrente de pseudo-adjectifs (« autorité parentale », « administration légale »...) et au niveau de la phrase de constructions passives (« L'administration est exercée par... », « La jouissance est attachée à... »)...
- Au niveau énonciatif, c'est-à-dire de la mise en activité du système de la langue, on ne peut manquer de noter l'absence des marques de 1° et 2° personne (« je », « vous », « notre », « mon »...), de modalisation appréciative (« heureusement » », « par malheur »...) ou d'adjectifs évaluatifs (« horrible », « courageux »...), l'emploi de l'article défini à valeur générique (« l'administration », « le père », « le juge »...), l'emploi du présent omnitemporel (« est exercée », « appartient »... ), l'affectation d'une valeur déontique aux verbes : « est exercée » s'interprète comme « doit être exercée », « appartient » s'interprète comme « doit appartenir » , etc.
- Au niveau textuel enfin, c'est-à-dire au niveau des relations entre phrases, le texte de loi a un fonctionnement singulier. Alors que dans les cours d'expression écrite on ne cesse de dire aux apprenants qu'il leur faut éviter les répétitions lexicales, ici les répétitions sont la règle. Ainsi dans notre exemple :
L'ADMINISTRATION LEGALE est exercée conjointement par le père et la mère lorsqu'ils exercent en commun l'autorité parentale et, dans les autres cas, sous le contrôle du juge, soit par le père , soit par la mère , selon les dispositions du chapitre précédent.
La jouissance légale est attachée à L'ADMINISTRATION LEGALE : elle appartient soit aux deux parents conjointement , soit à celui des père et mère qui a la charge de L'ADMINISTRATION.
On peut également noter que les constructions symétriques abondent : en début de phrase « « l'administration légale est exercée... » / « la jouissance légale est attachée... ») ou en milieu de phrase (« soit par le père / soit par la mère », « soit aux deux parents... » / « soit à celui... »).
Cela signifie que les normes qui s'expriment en termes de « clarté » ou d' « univocité » l'emportent sur celles qui prescrivent l'élégance. Certes, il y a une dimension esthétique dans le texte de loi, dont les rédacteurs sont très préoccupés, mais cette esthétique ne peut pas être évaluée avec les mêmes critères que ceux qui prévalent dans le journalisme.
Une autre caractéristique importante du texte de loi - qui dans notre exemple affleure avec le renvoi au « chapitre précédent » - est qu'il constitue en réalité une architecture particulièrement complexe. La notion de texte joue en fait sur plusieurs niveaux : on peut considérer que l'ensemble du Code civil est un seul texte, mais aussi chaque article chapitre, titre ou livre et qu'à chacun de ces niveaux il y a des règles de cohésion textuelle spécifiques.
2. Au-delà des propriétés linguistiques
Les quelques traits que nous avons relevés constituent la base de toute étude linguistique des textes de loi. Mais les sciences du langage contemporaines s'efforcent d'aller au-delà, d'intégrer les caractéristiques de ce genre de texte dans des cadres plus vastes. De manière très schématique, je vais regrouper les approches concernées autour de trois disciplines distinctes : la sociolinguistique, la linguistique appliquée et l'analyse du discours. Je m'attarderai plus longuement sur la troisième.
2. 1. La sociolinguistique
Toute langue associe une grammaire et un lexique de base partagés par l'ensemble de ses locuteurs et des usages réservés à certaines aires géographiques (phénomènes dialectaux) ou certains groupes sociaux. Parmi ces derniers une place importante est traditionnellement réservée aux usages linguistiques caractéristiques d'une certaine profession. Que l'on parle de « jargon » ou de « langue de spécialité »..., on étudie des ressources langagières qui tout à la fois permettent d'exercer une activité et d'assurer la cohésion du groupe de professionnels correspondant. On sait par exemple le rôle qu'ont joué pendant longtemps les « adages » chez les professionnels du Droit : ils permettaient à la fois de condenser le contenu d'une partie de la Loi et de renforcer la connivence entre les membres de la communauté. Celui qui participe à l'écriture des textes législatifs est censé maîtriser certains pratiques : rédiger une proposition de loi, gérer les multiples tâches qu'implique la participation à une commission, débattre à l'Assemblée...
Par ailleurs, les caractéristiques du texte de loi se diffusent bien au-delà du strict discours juridique. Tout locuteur, dans sa vie quotidienne, entre en contact avec lui, comme il entre en contact avec de multiples autres discours spécialisés : le sport, la météorologie, l'économie, la psychologie...
2.2. La linguistique appliquée
Comme l'indique son nom, la linguistique appliquée vise à utiliser les apports de la linguistique (mais aussi d'autres disciplines : médecine, ergonomie, psychologie, etc.) pour être en mesure de rendre plus efficiente telles ou telles pratiques sociales, que ce soit dans le domaine de l'éducation, de la thérapie, de la traduction, du management, de la communication politique, du marketing... La modélisation des caractéristiques des textes législatifs, l'explicitation des procédures mobilisées par ceux qui participent à la fabrication de la Loi ouvrent la possibilité d'applications dans diverses directions. On peut en évoquer trois :
- L'amélioration des procédures d'élaboration de la loi à ses diverses étapes.
- L'amélioration de la formation des personnels attachés à cette activité.
- L'amélioration des procédures documentaires attachées au texte de loi, dont une des caractéristiques majeures est qu'il doit être accessible. Les progrès remarquables des techniques automatisées de documentation doivent s'appuyer sur une connaissance précise du fonctionnement de ces textes.
2.3. L'analyse du discours
L'analyse du discours s'efforce de mettre en avant la dimension processive du mot « écriture », d'envisager le texte de loi comme le produit textuel d'une activité inscrite dans des institutions. En d'autres termes, elle s'efforce d'articuler systématiquement les propriétés linguistiques du texte de loi et les lieux de son élaboration et de ses usages. Je vais ici évoquer rapidement trois angles d'analyse : la question de l'autorité de la Loi, ses usages et la communauté discursive dont elle est indissociable.
2.3.1. L'autorité de la Loi
Comme un texte scientifique, par exemple, un texte de loi est produit par des hommes et des femmes particuliers inscrits dans un contexte particulier mais il prétend à une transcendance. C'est pour donner corps à cette transmutation qu'il lui faut effacer tout renvoi à son contexte de production, en recourant par exemple au présent omnitemporel ou en évitant les marques de 1° et 2° personne. De cette façon, l'ensemble des lois est référé à un « hyperénonciateur » (en l'occurrence « le Législateur ») qui en est le garant. Ce terme d'« hyperénonciateur » 114 ( * ) désigne une instance transcendante présentée comme un « esprit » responsable d'un vaste thésaurus de textes qui sont par ailleurs produits par des locuteurs particuliers : l'Esprit de Dieu pour la Bible, la Sagesse des nations pour les proverbes, etc. Les propriétés linguistiques de la Loi sont ainsi associées à des valeurs qui sont celles qui sont attribuées à cet hyperénonciateur : en particulier l'impartialité et l'universalité.
2.3.2. La communauté discursive et ses genres
On l'a dit, le terme « écriture » désigne à la fois un produit et une activité de production. Les textes de loi sont le produit d'une fabrique collective. Ils sont la résultante d'un enchevêtrement particulièrement complexe de genres de discours, de pratiques réglées (en commission, à la Chambre, dans les secrétariats) qui convertissent un problème social en un énoncé publié au Journal Officiel et inscrit dans un Code. Les acteurs impliqués dans cette fabrication se répartissent en deux communautés complémentaires dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement (les parlementaires et les agents de l'administration).Mai ils agissent en fonction de normes de rédaction communes (exprimées en termes d'« intelligibilité », de « précision », de « clarté »...) et d'une certaine façon construisent leur unité en construisant ces textes . La fabrique de la Loi est une institution discursive : elle implique des institutions dont elle assure en même temps la cohésion et réaffirme sans cesse la légitimité.
2.3.3. Les usages
Les textes de loi doivent se présenter comme un corpus replié sur ses propres opérations, détaché des usages qu'on doit en faire. En réalité, ils sont indissociables de ces usages. Comme les grands textes des religions du Livre, ils ont ainsi deux modes d'existence : d'une part, ils sont inscrits à une place déterminée du Texte (par exemple, l'article 383 cité plus haut est extrait du chapitre II du titre IX du livre I du Code civil), d'autre part, ils circulent sous la forme de fragments dans de multiples autres textes, écrits ou oraux, selon les besoins de ceux qui le convoquent : consultation par les avocats ou les notaires, motivation des décisions de justice, enseignement universitaire, commentaires par des experts... L'analyste du discours législatif doit centrer son attention sur ce mouvement même de fermeture et d'ouverture du texte de loi.
Conclusion
La linguistique, au sens restreint d'une discipline qui étudie les propriétés du système linguistique, fournit les instruments appropriés pour en décrire le fonctionnement des textes législatifs. Mais elle s'efforce aussi de les appréhender en les inscrivant dans des pratiques, en les rapportant aux acteurs et aux lieux qui leur donnent sens. C'est toute l'ambiguïté du terme « écriture », qui peut être compris comme une certaine qualité d'expression ou comme une activité.
Mme Catherine Puigelier, professeur à l'université Paris 8 - « L'écriture du droit civil »
Rassembler, traduire, écrire le droit sont parmi les plus bels exercices de la pensée.
Deux façons d'écrire le droit civil contemporain semblent apparaître.
On peut écrire le droit civil comme un poète ou écrire le droit civil comme un juge.
I. ÉCRIRE LE DROIT CIVIL COMME UN POÈTE
Ecrire le droit civil comme un poète signifie respecter des codes d'écriture ou une forme de versification pouvant aller de la sagesse à l'audace (J.-L. Hérin, « Préface. L'amour c'est le respect de soi et de l'autre », in L'amour selon la loi (exercices d'écriture) (sous la direction de C. Puigelier et F. Terré), Mare et Martin, 2014, à paraître).
A. LA SAGESSE DE L'ÉCRITURE DU DROIT CIVIL
Charles Baudelaire notait que « Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense » (M. Aquien, La versification , Paris, PUF, 2007, p. 6).
C'est l'idée qui anime l'écriture du droit civil par le législateur d'hier et d'aujourd'hui. Les mots sont choisis et pesés, approfondis et comparés.
Comment protéger la famille ou les contrats ? Comment assurer l'intégralité ou la continuité d'un patrimoine ? Ce sont des questions familières des rédacteurs ou commissions des lois qui ont pour mission d'écrire la loi en droit civil.
Pour ce faire, les techniques de confection de la loi avec ses parcours rédactionnels ou parlementaires sont respectées en droit civil comme en droit administratif.
Mais l'écriture civiliste est différente en ce qu'elle porte sur l'intérêt d'un particulier (on parle là de droits subjectifs) alors que l'écriture administrative (ou ayant trait au droit administratif) est imprégnée d'un intérêt général.
L'attachement du droit civil - au travers de sa rédaction - à l'intérêt particulier le rendrait-il moins sage que le droit administratif ?
En aucune façon dans la mesure où la rédaction du droit civil ne méconnaît pas - à l'instar du droit administratif - les règles d'ordre public que les particuliers ne peuvent ignorer.
Il est une autre sagesse de la rédaction du droit civil qu'il convient de rapporter : il s'agit de la protection des grands principes du droit privé comme l'indisponibilité des personnes ou le respect de la propriété.
Comment ne pas relever non plus la sagesse de l'écriture du droit civil au travers de sa stylistique ou de sa phraséologie ?
L'expression du droit civil doit - dira Gény - « faire ressortir en des formules pleines, denses, fermant la porte à tout échappatoire, les injonctions impliquées par la règle de droit » (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit , Paris, Dalloz, 1985, n° 225, p. 252).
Le droit privé tend (à nouveau) ici à se rapprocher du droit public dans la mesure où il utilise un style législatif (ou normatif) semblable à celui du droit public.
Mais alors pourquoi parler d'écriture du droit civil comme un poète ?
Parce qu'à bien des égards on trouve dans l'écriture civiliste des éléments de la versification.
L'opposition entre prose et poésie ou versification a eu tendance au fil des siècles à disparaitre.
Dans le domaine de la versification, l'on s'accorde à considérer que les rythmes ou retours périodiques sont des repères constants (M. Aquien, La versification , op. cit. p. 69 et s. ; en particulier p. 73) (le professeur de stylistique et de poétique Michèle Aquien écrit plus précisément qu'il est plus clair de distinguer le rythme en général, que l'on s'accorde à considérer comme le retour périodique d'un repère constant, et qui peut effectivement concerner d'autres faits que le retour métrique, et le rythme dans l'expression poétique mesurée, qui a ses aspects spécifiques » (M. Aquien, La versification, op. cit. p. 72 et s.).
Or, à l'instar de la phrase objet de versification, on trouve dans la phrase de droit civil des rythmes, des retours périodiques, des accents, des césures, des coupes et mesures, des concordances ou des discordances.
On trouve encore des strophes qui désignaient « à l'origine le tour d'autel accompli par le choeur dans le théâtre grec » (M. Aquien, La versification , op. cit. p. 95).
B. L'AUDACE DE L'ÉCRITURE DU DROIT CIVIL
Dans son ouvrage sur le plaisir du texte, Roland Barthes relevait par ailleurs que : « Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu'il me désire » (R. Barthes, Le plaisir du texte , Paris, Editions du Seuil, 1973, p. 13).
Il est possible de penser que la loi civiliste est rédigée dans le même esprit. On pense aux lois en droit civil qui ont fait grand bruit, aux lois ayant permis aux femmes de voter ou de travailler sans l'accord de leur époux, on pense au Pacs ou au mariage entre personnes de même sexe.
Il est des lois qui ont passé le cap de la grogne ou de l'incompréhension, des lois qui ont rompu avec les traditions ou les peurs. Il n'est pas question de sagesse mais il est question d'audace concrétisée par une adaptation.
Et là à nouveau on retrouve - au travers de l'audace - des points communs entre l'écriture du droit civil et l'écriture de la poésie. La forme et le fond peuvent se percuter.
Comme l'écrivait également Roland Barthes, il nous arrive de survoler ou d'enjamber « certains passages pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l'anecdote » (R. Barthes, Le plaisir du texte , op. cit. p. 21).
Or tant le droit civil que la versification se construisent avec des temps de concordance et des temps de discordance.
Le professeur de linguistique Jean Mazaleyrat distingue ainsi trois temps de discordance (ou effets de discordance) caractérisant la versification : il s'agit de l'enjambement, du rejet et du contre-rejet (M. Aquien, La versification , op. cit. p. 88 ; v. encore, J. Mazaleyrat, Éléments de métrique française, Paris, Armand Colin, 1974).
On retrouve le même rythme en quelque sorte poétique avec l'écriture du droit civil. Il s'agira en cas de discordance d'écrire ou de lire au plus vite et d'enjamber les discordances ou tout au moins les rejets ou contre-rejets.
II. ÉCRIRE LE DROIT CIVIL COMME UN JUGE
Ecrire le droit civil comme un juge signifie réécrire le droit civil.
A. UNE ÉCRITURE DE DROIT PRIVÉ
La loi est votée par le Parlement et elle est (en principe) appliquée par les citoyens ou les justiciables. En cas d'embûches liées à cette application, le juge porte un regard de professionnel averti sur ce qu'il convient de comprendre des mots du législateur.
La compréhension nécessite elle-même une interprétation des juridictions saisies des contentieux civilistes. Or l'interprétation est ici réécrite au fil de la procédure civile : avec une réécriture des silences ou des souffles, une réécriture des mystères ou des emportements.
La technique de cassation élaborée par la Cour de cassation depuis l'installation du Tribunal révolutionnaire en 1790 (qui remplaçait lui-même le Conseil du Roi) offre une image saisissante de la réécriture du droit civil et par conséquent de la réécriture de la loi par le juge civil (J.-L. Halpérin, Le Tribunal de cassation et les pouvoirs de la Révolution (1790-1799) , LGDJ, 1987).
Le litige entre deux personnes privées est ainsi balloté entre des règles de forme et des règles de fond.
S'agissant des règles de forme, l'écriture (ou la réécriture) du droit civil sera soumise à des temps de remise en cause.
Au-delà d'un délai de 2 mois (à compter en principe de la signification de la décision attaquée), le droit civil restera en quelque sorte dans son jus et il ne pourra être repensé par le juge de cassation, faute pour les parties d'avoir régulièrement exercé un délai de pourvoi. Autrement dit, la réécriture du droit civil ne se fera pas si une temporalité judiciaire n'est pas respectée.
Mais pour ce qui concerne les règles de fond (éventuellement atteintes si les critères de temps n'ont pas été méconnus), l'écriture (ou la réécriture) du droit civil battra son plein. Violation de la loi, défaut de base légale, excès de pouvoir, perte de fondement juridique, déni de justice... vont donner le ton à une entreprise de restructuration de la plume du législateur.
L'écriture du droit civil est alors prise en tenaille entre des textes d'ordre interne ou d'ordre externe, des principes de droit et des techniques de perception de ceux-ci aussi variés que subtiles comme peuvent l'être le moyen d'ordre public ou le moyen de pur droit.
L'écriture du droit civil - comme ont pu le faire Portalis ou Tronchet au coin d'une table - est devenue une réécriture du droit civil à l'aide d'instruments de catégorisations ou d'annulations. La fausse interprétation de la loi, la fausse qualification des faits, la fausse application ou le refus d'application de la loi permettent au juge civil de réécrire ou de reconstruire le droit de la famille, le droit des obligations ou le droit des successions.
B. UNE RÉÉCRITURE DE DROIT PUBLIC ?
Mais il y a plus.
L'écriture du droit civil peut parfois connaître un processus inverse de celui qui vient d'être décrit, c'est-à-dire ne plus être une réécriture mais devenir une écriture du droit civil et donc une écriture de la loi. Ici le juge se fait législateur.
Sous le prisme des principes généraux du droit, le juge de cassation met en place des principes généraux dits de droit mais qui pourraient être des principes généraux dits de juge sans que l'on en trouve une quelconque trace dans les textes législatifs (P. Morvan, Le principe de droit privé (préface, J.-L. Sourioux), éditions Panthéon-Assas, 1999 ; P. Sargos, « Les principes généraux du droit privé dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Les garde-fous des excès du droit », JCP 2001, I, 306).
On pense au principe selon lequel ce qui est réputé nul est censé n'avoir jamais existé (Cass. 1 ère , civ., 15 mai 2001, Bull. civ. I, n° 133) ou au principe de l'enrichissement sans cause (Cass. 1 ère civ., 4 avril 2001, Bull. civ. I, n° 105) (pour le principe de la réparation intégrale d'un préjudice, C. Grellier, « Brèves réflexions d'un conseiller à la Cour de la cassation sur les mécanismes d'indemnisation au regard de la recherche médicale », in Mélanges en l'honneur de Jean Michaud. Droit et bioéthique , Les Editions Hospitalières, 2012, p. 99 et s.).
Sous le prisme de la question prioritaire de constitutionnalité, le juge de cassation met également en place des approches de constitutionnalité lorsqu'il ordonne ou non (en sa qualité de filtre) un renvoi d'une affaire devant le juge constitutionnel.
Ce clin d'oeil de l'écriture du droit civil à l'écriture du droit constitutionnel pourrait rester insistant si l'on se penche sur le pourvoi du procureur général près la Cour de cassation dans le domaine de la cassation civile.
En application des articles 17 et 18 de la loi n° 67-523 du 3 juillet 1967, le procureur général près la Cour de cassation dispose de deux pourvois spéciaux.
Il a la possibilité de former un pourvoi dans l'intérêt de la loi destiné à faire rectifier une mauvaise interprétation de la règle de droit ou de déposer un pourvoi pour excès de pouvoir - sur ordre du garde des Sceaux - aux fins d'obtenir l'annulation erga omnes des actes par lesquels les juges outrepassent leurs pouvoirs (C. Puigelier, La pratique de la cassation en matière sociale (préface B. Teyssié, avant-propos, A. Lacabarats, postface, C. Grellier), Paris, LexisNexis, 2013, n° 640 et s., p. 171 et s.).
Dans l'hypothèse d'un pourvoi dans l'intérêt de la loi, la réécriture du droit civil est sans fin car le pourvoi du procureur général n'est soumis à aucun délai limite ou prescription de droit privé. C'est ainsi que l'on peut lire au sein d'un arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation que le procureur général s'était pourvu dans l'intérêt de la loi contre une décision ayant décidé que la méthode de la maternité de substitution était licite et non contraire à l'ordre public (Cass. ass. plén., 31 mai 1991, Bull. ass. plén., n° 4).
Dans l'hypothèse d'un pourvoi pour excès de pouvoir, la réécriture du droit civil dépasse les cas où le juge est législateur dans la mesure où la loi est entre les mains de l'un des membres du pouvoir exécutif. C'est ainsi que l'on peut lire au sein d'un arrêt de la Cour de cassation que le procureur général s'était pourvu pour excès de pouvoir contre une décision ayant révélé que des juges avaient critiqué la législation française qu'ils appliquaient (Civ. 28 messidor an VII ; v. encore, Cass. 1 ère civ., 30 mai 1967, Bull. civ. I, n° 188 ; Cass. 1 ère civ., 9 octobre 1973, D. 1974, 45) (pour la critique générale des actes de l'administration, Cass. req., 5 août 1886, DP. 1887, 1, 190) (là une nouvelle fois la réécriture du droit civil ou de la loi est sans fin puisque le recours pour excès de pouvoir peut être exercé à tout moment).
Le clin d'oeil de l'écriture du droit civil à l'écriture du droit constitutionnel pourrait être toujours plus insistant lorsque l'on se penche sur l'arrêt Perruche qui a donné lieu à une sorte de bras de fer entre le législateur et le juge.
Par un arrêt du 17 novembre 2000, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a admis la demande en indemnisation formée au nom d'un enfant souffrant de graves handicaps sensoriels et mentaux après une analyse aux fins de recherches d'anticorps de la rubéole sollicitée par sa mère enceinte (Cass. ass. plén. 17 novembre 2000, Bull. ass. plén. n° 9 ; JCP 2001, éd. G. II, 10438, rapp. P. Sargos ; concl. J. Sainte-Rose, obs. F. Chabas ; v. encore, A. Terrasson de Fougères, « Périsse le jour qui me vit naître », Revue de droit sanitaire et social, 2001, n° 1, p. 1 ; F. Terré, « Le prix de la vie », JCP 2000, éd. G. II, p. 2267, Act ; cf. C. Puigelier et J. Sainte-Rose, « Juge et progrès scientifique », in Science, éthique et droit (sous la direction de N. Le Douarin et C. Puigelier), Paris, Odile Jacob, 2007, p. 297). Cette décision a été abondamment commentée (aucun lien de causalité n'existant entre les fautes commises et le handicap de l'enfant).
Le législateur a cependant posé le 4 mars 2002 que nul ne pouvait invoquer un préjudice du fait de sa naissance.
Or c'est une solution intermédiaire qui l'a emporté pour l'écriture du droit civil.
Dans la mesure où la Cour de Strasbourg a limité l'application rétroactive des dispositions de cette loi limitant le droit à réparation des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé à la suite d'une erreur médicale, la première chambre civile de la Cour de cassation a étendu cette solution à l'action de l'enfant qui était pourtant prohibée par la loi (C. Puigelier et J. Sainte-Rose, « Le paradoxe de l'office de la Cour de cassation », in Mélanges en l'honneur du professeur Nicole Decoopman. Les frontières du droit (textes rassemblés par M. Daury-Fauveau, F. Hénot, J. Lefebvre), CEPRISCA, PUF, 2014, p. 243 et s. ; en particulier, p. 247). La première chambre civile de la Cour de cassation a d'ailleurs différé l'application de cette loi en retenant (à nouveau en 2008 et en 2011) non pas la date où l'action était exercée mais la date de la naissance de l'enfant (Cass. 1 ère civ. 8 juillet 2008, pourvoi n° 07-12.159 ; Cass. 1 ère civ. 15 décembre 2011, pourvoi n° 10-27.473) (C. Puigelier et J. Sainte-Rose, « Le paradoxe de l'office de la Cour de cassation », op. cit. p. 247).
La Cour de cassation a donc la possibilité de laisser la loi inappliquée ou de la tenir en échec en rappelant au législateur ses engagements internationaux.
Reste à rappeler (dans le cadre d'une interrogation de l'écriture du droit civil par le juge se rapprochant de l'écriture du droit public) le contrôle de conventionnalité admis par la Cour de cassation depuis l'arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975 (et par le Conseil d'Etat avec l'arrêt Nicolo du 20 octobre 1989).
Si la Cour de cassation ne contrôle pas la conformité des normes constitutionnelles aux traités (ou engagements internationaux) (Cass. ass. plén., 2 juin 2000, Bull. ass. plén. n° 2), elle contrôle la conformité des lois aux traités (appelé contrôle de conventionnalité) ou vérifie la régularité de la ratification des traités internationaux (Cass. 1 ère civ., 29 mai 2001, Bull. civ. I, n° 149) (C. Puigelier, La pratique de la cassation en matière sociale, op. cit. n° 780 et s., p. 216 et s.).
Le contrôle de conventionnalité permet alors un échange entre le juge français et le juge européen et par suite de faire fi de la position du législateur. Le juge civiliste est presque devenu un juge européen pour s'assurer de la conformité d'une loi à la Convention européenne des droits de l'homme.
Lui qui il y a quelques années ne pouvait opérer un contrôle de constitutionnalité est devenu non seulement un contrôleur de fait de la loi mais encore un écrivain public dans la mesure où il s'est arrogé le droit de réécrire le travail législatif français sous le prisme européen.
Il résulte de ce qui vient d'être dit plusieurs éléments.
Tout d'abord, l'écriture du droit civil révèle une vraie littérature du droit.
Comme une partition de musique comporte des notes ou des portées, la loi civiliste comporte des mouvements bien spécifiques, pour ne pas dire des réflexes d'écriture.
Ensuite, l'écriture du droit civil reste entre les mains de trois acteurs du droit : le législateur, le juge, le garde des Sceaux, le ministre de la justice.
Certes, les pouvoirs exécutifs successifs sont toujours restés - du moins en apparence - respectueux des charges imparties à chacun.
Mais il règne une ambiance de regards réciproques entre pouvoirs législatif et exécutif et autorité judiciaire qui fait que l'écriture du droit civil commencée dans les discours parlementaires vivra une destinée insoupçonnée remplie de rebondissements ou de rêveries comme peuvent en connaître les meilleurs poèmes de la littérature française.
M. Jean Lacoste, ancien conseiller hors classe à la direction des comptes rendus analytiques du Sénat - « La discussion en séance publique »
Le paradoxe de la séance publique
Je souhaite tout d'abord remercier sincèrement le Président Sueur de son invitation à m'exprimer à cette tribune, une invitation que j'interprète comme un hommage qu'il a voulu rendre à tous mes collègues des comptes rendus.
Les assez nombreuses années pendant lesquelles j'ai assisté - en silence, mais attentivement ... - aux débats du Sénat n'ont pas dissipé l'étonnement devant ce que j'appellerai le paradoxe de la discussion en séance publique.
Après l'examen en commission, où s'effectue - étymologiquement - à huis clos l'essentiel du travail juridique et politique, même si les débats font l'objet d'un compte rendu analytique, on pourrait penser que les jeux sont faits, pour ce qui est de l'écriture de la loi, la discussion en séance publique ne devant être qu'une formalité.
Tel est le cas dans de nombreux parlements en Europe, notamment scandinaves, où l'on se contente d'entériner en plénière les compromis et les négociations déjà effectués, ce que Péguy appelait, de manière critique, « le gouvernement politique parlementaire ».
Au Parlement français, le moment de la discussion en séance publique apparaît à tous, en fait, comme une épreuve, un moment de vérité dont l'issue n'est jamais certaine, car, même très encadré et « rationalisé » - par l'article 40 sur la recevabilité financière, par les dispositions relatives aux temps de parole à l'article 36 du Règlement du Sénat, etc., - le droit individuel d'amendement peut toujours réserver des surprises ; il peut être source de lenteurs, nourrir une obstruction, ou bien attirer de manière inopinée l'attention des médias sur quelque « fronde ».
Scripta manent , « les écrits restent », dit-on, dans notre pays de droit romain, si attaché à l'écrit. Pourtant ce moment d'oralité éphémère que représente la discussion en séance publique est un élément important de l' écriture de la loi, dans la mesure où cette libre parole éclaire, illustre et développe le texte qui deviendra la loi pour tous : bref la liberté de parole en séance légitime le texte écrit.
Discussion
La discussion est une prise de parole avec un enjeu. La Constitution de l'an VIII (celle issue du coup d'État du 18 Brumaire en 1799 qui a établi le Consulat) avait tronçonné le parcours de loi : les membres du Tribunat avaient le droit de débattre des projets sans le voter et le Corps législatif de voter sans débat, tandis que le Sénat - j'ai le regret de le dire - était simplement chargé de veiller à la conformité du texte à la Constitution. Pourtant ce découpage ne fut pas suffisant et les quelques murmures du Tribunat, qui avait pris son rôle de discussion au sérieux, ont conduit le Premier Consul à l'épurer dès 1802.
Ce sont là des souvenirs anciens, presque inconscients, mais l'attachement du Parlement à la liaison entre le débat public et le vote, donc à la discussion avec un enjeu, y trouve ses racines et c'est une forte tradition du Parlement français. Le Sénat et l'Assemblée nationale ne sont ni une académie, ni un club de discussion, ni une réunion d'experts émettant des avis et des recommandations. Ce ne sont pas non plus des annexes des plateaux de télévision, y compris ceux des chaînes parlementaires...
Ce moment de liberté suit paradoxalement un rituel codifié, presque immuable, dont le secrétaire général du Sénat a rappelé les étapes et que je n'ose comparer à une grand'messe ... Disons un théâtre, où se déroule une cérémonie qui ne va pas sans longueurs ni langueurs, mais où les passions, réelles ou feintes, ne sont pas absentes, à la mesure des enjeux et des intérêts, des conséquences. Les débats y sont solennels mais, en même temps, selon l'immortelle formule d'un député, dans un raccourci saisissant de l'article 26 de la Constitution : « Je suis un parlementaire, j'ai le droit de dire n'importe quoi »...
Séance
Qu'est-ce qui fait que la séance est solennelle ? Il ne s'agit pas d'une simple réunion « de travail ». Le terme vient d'un vieux mot, « séance », qui veut dire, selon l'étymologie, « le fait d'être assis » ; en séance on est assis, par respect et par bienséance , et les parlementaires en séance publique disposent de sièges qu'on appelle dans les comptes rendus des « bancs » et qui sont des fauteuils réputés confortables, et sensés favoriser la sagesse.
Le seul cas de séance debout fut, me semble-t-il, lors de la tentative de révision de la loi Falloux en décembre 1993 lorsque les sénateurs de gauche invectivaient le malheureux ministre à la tribune, protégé par les épées des huissiers, à quelques centimètres des comptes rendus, tandis que régnait dans l'hémicycle ce qu'un de mes collègues d'alors a appelé dans le compte rendu un « hourvari » général.
La passion n'est jamais absente.
Dans tout ce processus de discussion, qui semble redoubler le travail en commission, qu'ajoute la séance ? Un lieu qui n'est pas neutre, un lieu solennel. « L'hémicycle est l'hémicycle » : on devine peu d'empressement à siéger ailleurs que dans le lieu historique de l'hémicycle d'Alphonse de Gisors. Difficile d'oublier le souvenir des orateurs de naguère : Charles Ledermann, Michel Dreyfus-Schmidt, le président Dailly, Maurice Schumann, Edgar Faure, Michel Debré, ...même quand on ne les a pas entendus, comme Clemenceau ou Victor Hugo, sénateur de la Seine, plaidant en mai 1876 pour l'amnistie des anciens Communards...en vain mais écouté (je cite le mouvement de séance du compte rendu sténographique d'alord) dans un « profond silence », ponctué de temps en temps par « sensation ».
Qui n'est pas sensible à cette présence, qui n'est pas intimidé par l'hémicycle ? De là vient cette addiction au parlement, à la discussion en séance publique dont a parlé le président Sueur en introduction.
Publique
Ce discours de Hugo, si nous pouvons le lire, c'est qu'il a été transcrit par les comptes rendus. En effet la séance est publique . La publicité de la séance est une exigence constitutionnelle : cet aspect essentiel est assuré symboliquement par la présence du public dans les tribunes. Le héros de Proust, Jean Santeuil, assiste à la séance historique de 1896 lors de laquelle son ami Jaurès (appelé dans le livre Couzon) plaide en faveur des Arméniens massacrés et Jean Santeuil se retient difficilement d'applaudir... La fascination de la séance publique en live demeure, comme le montre l'écho des retransmissions des débats à la télévision...
Mais diffuser et conserver les discours en séance publique sous une forme écrite est la tâche des comptes rendus sous les différentes formes qu'ils ont pris - intégral, sténographique, in extenso , analytique, sommaire - au gré de l'évolution des techniques et des demandes variées de l'administration ...
L'article 41 du Règlement du Sénat, rappelons-le, prévoit ceci : « Il est établi pour chaque séance publique un compte rendu analytique officiel et un compte rendu intégral, lequel est publié au Journal officiel . »
Pour garantir une vraie publicité, me semble-t-il, le besoin se fera toujours sentir d'un résumé rapide - sur le web -, complet (avec l'essentiel du débat, incidents compris) et objectif.
Rapide, complet, objectif. J'ajouterai un quatrième élément, qui n'est pas le moins important : un compte rendu lisible, car rédigé, relu, vérifié, bref travaillé, par, selon la formule de Péguy, « une opération de discernement et d'analyse ».
« Tout est filmé et enregistré », dit-on. Cela fournit des images. Mais un enregistrement n'est pas un compte rendu. Le terme même de compte rendu impose une responsabilité (et donc une certaine liberté d'appréciation assumée) que n'assure pas un enregistrement mécanique. Il s'agit de rendre compte de la physionomie des débats.
Charles Péguy, sensible à la « décomposition du dreyfusisme », au passage de la mystique en politique, s'est interrogé longuement sur ce qu'était un compte rendu - cette « image textuelle » - par rapport à la réalité vivante de la séance : « Les sténographes ne peuvent saisir et enregistrer qu'une image textuelle dans un débat où tout compte, l'accent, le ton, le geste, la force de la voix, le timbre, et non seulement ce qui s'entend, mais les traits, le regard, (...) tout le corps et la veste et la cravate. » Il précise : « Une image textuelle n'est pas une image totale. Une image textuelle n'est qu'une image linaire textuelle de ce qui s'entend. »
En bergsonien, il savait que la séance, dans sa durée, est une réalité mouvante et complexe. Il ne suffit pas de disposer verbatim du texte d'une intervention ; il faut rendre compte, par les moyens de l'expression écrite (et eux seuls), de cette réalité.
Les comptes rendus, pour enrichir ces images partielles, disposent de deux moyens spécifiques qui sont, me semble-t-il, les marqueurs d'un débat parlementaire retranscrit par les moyens de l'écriture .
Dans l'étrange physique parlementaire, la séance connaît en effet des mouvements . Les mouvements de séance (en italique et entre parenthèses) , donnent une idée de l'atmosphère de la séance, sont les indices de la tension qui règne et de l'attention dont bénéficie l'orateur... Ils supposent discernement et objectivité, sens de la nuance, esprit de finesse.
Une gradation subtile permettra d'aller par exemple de « murmures », à « murmures dubitatifs », puis à « marques de scepticisme » voire à « on n'en croit pas un mot sur plusieurs bancs » ou même, plus brutal, à « on le nie à droite ». Mais on trouve aussi cette notation des plus subtiles de la psychologie parlementaire : « On fait mine de s'indigner. »
Interviennent aussi les interruptions. Proust, encore lui, dans La Recherche , a décrit de plaisante manière l'effet destructeur des interruptions répétées sur le discours - pourtant « de bon sens » - d'un ministre, quand on en lit le compte rendu dans Le Figaro.
L'interruption, je ne doute pas qu'elle ne soit redoutée par l'orateur à la tribune qui craint de perdre le fil de ses idées, d'être désarçonné - c'est d'ailleurs le but - mais c'est aussi le sel du débat, l'acide qui teste la solidité du propos ou le talent. Ces interruptions scandent la discussion elles animent, résument (d'une certaine manière), enrichissent le débat. Victor Hugo en fut tellement irrité qu'il démissionna sur-le-champ, en séance, le 8 mars 1871 - ce qui donna lieu à un mouvement de séance de dix lignes dans le compte rendu sténographique -, et Jaurès eux-mêmes ont dû en souffrir... Là encore il faut, dans le compte rendu, faire preuve de discernement, d'esprit de finesse et de mesure.
Tout ce qui est dit dans l'hémicycle n'a pas vocation à parvenir aux chastes oreilles de la présidence ... Mais, d'autre côté, « ce qui est dit est dit », à dessein ...
Pour conclure
Ma conclusion exprimera une forme de conviction : la séance est publique, au vrai sens du terme, grâce aux comptes rendus et le sort de ces derniers dépend largement de ce que deviendra la séance publique avec ses rituels : il s'agit de ce que les biologistes appellent une symbiose.
La séance a son temps long, un temps perdu peut-être, un temps précieux qui donne à chacun l'opportunité de participer, sinon à l'élaboration effective du texte de la loi (la dure loi majoritaire y fait obstacle), du moins au climat qui entoure la loi.
Reste le danger que Péguy dénonçait déjà en 1903: l'entre-soi, le décalage, ce que Péguy appelle « la distance qu'il y a du langage parlementaire au langage français ». Il ajoutait : « les parlementaires font des lois en langage parlementaire ; le peuple les subit en langage français. ».
Vaste sujet, d'actualité, qui va au-delà de mon propos et de mes compétences. Et, comme dit aussi Péguy : « c'est un grand orateur, que celui qui se tait. » Je vous remercie.
M. Antoine Prost, professeur émérite à
la Sorbonne - « Les lois sur l'éducation »
Du rôle de la loi dans l'éducation nationale
La loi détermine les principes fondamentaux de l'enseignement. La constitution de 1958 qui donne cette définition limitative de la compétence du législateur reprend en fait la pratique de la III ème République.
La tradition républicaine
Celle ne légiférait en effet que sur les grands principes d'organisation de l'enseignement : son régime financier (lois de 1867 et 1881 sur la gratuité, de 1889 sur le financement de l'enseignement primaire), les établissements scolaires, les corps enseignants et l'obligation scolaire (lois de 1882 et 1936). Tout le reste relevait du règlement : les programmes, le plan d'études, l'organisation pédagogique. C'est ainsi que la grande réforme de 1902 qui a donné à notre système scolaire l'organisation qu'il a conservée jusqu'aux années 1960, a été faite par décret. Le ministre s'est entendu avec le président de la commission de la Chambre sur une lettre d'intention qu'il lui a adressée et que celui-ci a soumise aux députés. Ils l'ont amendée sur un point puis sont passés à l'ordre du jour et le ministre a pris les décrets qui ont divisé l'enseignement secondaire en deux cycles, organisé en sections le second cycle et mis le baccalauréat moderne à parité avec son aïeul classique.
Une évolution se dessine pourtant entre les deux guerres. La fusion des enseignements secondaires féminin et masculin fait l'objet d'un décret en 1924, mais il semble alors que la réforme de l'enseignement relève de la loi. Jean Zay dépose ainsi en mars 1937 un projet qui ne sera jamais discuté, ce qui ne l'empêche pas de réaliser par voie réglementaire certains points de ce projet d'ensemble, comme la création à titre expérimental d'une classe d'orientation en 6 ème , ou l'unification des programmes du premier cycle secondaire et du primaire supérieur. La IV ème République multiplie les projets de loi que l'Assemblée n'inscrit pas à son ordre du jour. L'article 34 de la Constitution de 1958 vise à sortir de cette paralysie envahissante.
De fait, la République gaullienne n'a eu recours à la loi que sur des sujets qui l'imposaient : le financement de l'enseignement privé (loi Debré 1959), l'obligation scolaire (ordonnance du 6 janvier 1959), et la refondation de l'enseignement supérieur (loi Faure 1968). Elle a pourtant totalement remanié par décrets notre système scolaire : création du cycle d'orientation (1959) puis des Collèges d'enseignement secondaire (1963), réorganisation complète du second cycle et du baccalauréat (1965), organisation en trois cycles de l'enseignement supérieur (1966). Le Parlement n'en a pas pour autant été écarté du processus : le ministre, et parfois le premier ministre, sont venus exposer leurs projets aux députés qui en ont débattu parfois plusieurs jours de suite. La presse en a très largement rendu compte. Cette façon d'agir n'est pas sans analogie avec celle de 1902 : l'exécutif tient à s'assurer de l'accord du législatif, mais il tient lui-même la plume.
L'inflation législative
Les choses changent ensuite, et la loi ne cesse de gagner du terrain : loi Haby -1975), loi Carraz-Chevènement (1985), loi Jospin (1989), loi Fillon (2005), loi Peillon (2013). Ces lois présentent un double caractère.
Le premier est leur fonction déclarative. Elles sont émaillées d'énoncés généraux auxquels il est difficile de ne pas souscrire et que ne sont susceptibles d'aucune sanction par quelque tribunal que ce soit. Ainsi l'article 17 de la loi Haby : « L'architecture scolaire a une fonction éducative. Elle est un élément indispensable de la pédagogie et favorise le développement de la sensibilité esthétique. » Un tel énoncé se justifie par la volonté de montrer que ce point important n'a pas été oublié. De telles considérations figuraient dans les exposés des motifs, ou encore dans les discours des ministres quand ils exposaient leur programme, comme celui d'Edgar Faure le 24 juillet 1968. Mais avec l'inflation législative, le discours envahit la loi qui devient de plus en plus une façon d'afficher une politique. Et comme la discussion parlementaire est limitée par le temps, on voit apparaître en annexe aux lois des rapports parfois volumineux. La loi Jospin contenait ainsi un article approuvant un rapport annexé. En refusant de reconnaître valeur législative à ces rapports, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont mis une limite à cette évolution qui demeure une tendance lourde de notre vie politique.
Le second caractère de ces lois, étroitement
lié au précédent, est d'entrer dans des détails
d'ordre réglementaire. Trois raisons y conduisent. La première
est la volonté du ministre de proposer un plan d'ensemble
cohérent. On ne peut que l'en louer, mais cela le conduit à des
précisions telles que, dans l'article 4 de la loi Haby :
« Les collèges dispensent un enseignement commun
réparti sur quatre niveaux successifs. Les deux derniers peuvent
comporter aussi des enseignements complémentaires dont certains
préparent à une formation professionnelle ; ces derniers
peuvent comporter des stages contrôlés par l'État et
accomplis auprès de professionnels agréés. » On
ne peut rien objecter à de tels propos mais faut-il que le
législateur donne son avis sur des détails aussi
précis ?
- La méfiance des partenaires sociaux constitue
une seconde raison : ils craignent que les textes d'application ne
viennent rogner les concessions qu'ils ont obtenues dans les
négociations qui ont précédé la loi. Le plus bel
exemple est la loi Savary de 1984 : l'enseignement catholique n'a
cessé de faire pression, avec succès, pour que la loi
règle tous les détails des Etablissements d'intérêt
public qu'elle créait, ce qui conduisit à un texte long, complexe
et proprement illisible. Mais les négociations avec les syndicats
conduisent aussi bien à la surcharge des textes.
- Enfin on ne peut exclure que les ministres, confrontés aux résistances que suscitent les mesures nouvelles, n'espèrent en faciliter l'application en leur donnant une consécration législative. Ils ne seraient pas les seuls à croire à la force propre des lois, à leur valeur performative. Ils espèrent - à tort - qu'une fois la mesure gravée dans le marbre législatif, elle s'imposera à tous. Il suffit de considérer le nombre de lois qui n'ont jamais reçu leurs textes d'application pour perdre cette illusion. En 2010, la commission de l'Assemblée nationale présidée par M. Grospiron, enquêtant sur l'application de la loi Fillon dont la mesure centrale était la définition d'un socle commun, découvrit avec une certaine stupeur que les professeurs du collège du XX° arrondissement qu'ils visitaient avaient appris l'existence du socle la veille de leur venue...
Limites et effets pervers
En fait, la réforme peut souvent se passer de la loi. La création des ZEP, par exemple, une réforme considérable et toujours actuelle, résulte de deux circulaires de 1981. De même, A. Savary a créé par arrêté les MAFPEN, Missions académiques à la formation des personnels de l'Éducation nationale, qui ont vécu de 1983 jusqu'à leur fusion avec les IUFM, en 1998, soit quinze années. Créés par la loi - c'était indispensable puisqu'il s'agissait d'établissements prenant la suite des écoles normales, elles-mêmes créées par les lois de 1833 et 1879 - les IUFM n'ont guère vécu plus longtemps : une vingtaine d'années. Il arrive que le marbre législatif soit friable, et le métal vil des textes réglementaires plus résistant.
Cette inflation législative partiellement inutile, est désormais l'une des tendances lourdes de notre régime politique dans tous les domaines, et pas seulement en matière d'éducation nationale. Elle entraîne plusieurs conséquences négatives.
- Elle alourdit d'abord le travail parlementaire, puisqu'elle demande au législateur de se prononcer sur des sujets de plus en plus nombreux et de plus en plus techniques. Cela pourrait ne pas être sans répercussions sur la qualité de l'écriture des lois.
- Elle complique et envenime les relations entre l'exécutif et le législatif. En demandant à législateur de valider des dispositions qu'il aurait pu prendre lui-même par voie réglementaire, l'exécutif se place en quelque sorte dans sa main. Pour éviter qu'il ne le contredise, il est ainsi amené à demander qu'une main plus puissante ne fasse pression sur la majorité pour qu'elle le soutienne. Ce qui ne laisse pas d'entraîner des ressentiments de part et d'autre.
- En troisième lieu, cette politique d'affichage d'une politique atteint pleinement son but : elle la met effectivement à l'affiche, et dans une enceinte qui est tout sauf inclinée au consensus. Imaginons un instant que les ZEP aient fait l'objet d'un projet de loi : nous aurions assisté à des belles joutes oratoires, les uns plaidant que l'équité est plus forte que l'égalité et qu'elle impose de donner plus à ceux qui ont moins, les autres que l'égalité républicaine et la tradition exigent que les moyens donnés aux uns et aux autres soient fixés par une règle uniforme. Dans un régime où deux partis adverses alternent au pouvoir, la politisation du débat éducatif et l'absence de consensus entraînent une crise destructrice. L'enseignement est une oeuvre de longue haleine, qui exige de la continuité. Aucun ministre de l'Éducation nationale depuis Christian Fouchet n'est resté rue de Grenelle aussi longtemps qu'un élève à l'école élémentaire. À force de défaire au cours d'une législature ce qu'on avait entrepris au cours de la précédente, voire ce qu'un ministre de la même famille avait amorcé, nous ne réformons pas l'Éducation, nous la détruisons. Enjoints d'aller tantôt d'un côté, tantôt de l'autres, les enseignants suivent leurs propres intuitions et on les comprend. L'ordre suivi du contre-ordre entraîne le désordre.
- La dernière conséquence est peut-être la plus grave : cette évolution conduit à la paralysie de l'exécutif. La hiérarchie des textes veut en effet qu'il faille une loi pour modifier une disposition édictée par une loi. En moulant dans la loi des dispositions qui étaient d'ordre réglementaire, on se condamne à devoir faire une autre loi pour les modifier. Un bon exemple en est le baccalauréat : il a toujours été réglé par décret. Le baccalauréat professionnel a fait l'objet d'un décret en 1985. M. Fillon avait imaginé d'introduire dans sa loi des dispositions sur les modalités de cet examen, et notamment sur le contrôle continu. Heureusement, une grève des lycéens lui fit renoncer à ce projet, sinon toute réforme du baccalauréat serait devenue pratiquement impossible, car il n'est pas nécessaire d'avoir longtemps vécu en France pour mesurer l'ampleur qu'un débat public sur ce sujet est susceptible de prendre.
L'invasion de la loi par le discours d'une part et par les mesures réglementaires d'autre part conduit ainsi à une impasse. Il me semblerait de meilleure méthode de distinguer l'une et l'autre. Au discours d'exposer les orientations de la politique, et de les soumettre à la représentation nationale qui peut les approuver explicitement par le vote d'un ordre du jour. A la loi de fixer les grandes orientations. À l'exécutif de prendre ses responsabilités et d'administrer son domaine en utilisant son pouvoir réglementaire. J'aimerais que le législateur le lui rappelle parfois, en refusant de se prononcer sur des mesures d'application qui sont indignes de lui.
Mme
Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne, vice-présidente de la
commission des lois du Sénat - « Lois et évolutions
sociétales »
Si la loi est l'ordre, écrire la loi revient à vouloir mettre de l'ordre dans la société. Belle utopie que ce souhait, lorsqu'il contribue à insuffler un peu d'humanité dans la loi, derrière une écriture sèche, elle-même ordonnée, au vocabulaire dénué de poésie, et comme exempt d'humeur. Si la loi concerne bien les femmes et hommes que nous sommes, les êtres de chair et de sang que nous sommes, elle est inséparable du lien social qui nous unit (lors même qu'elle en sanctionne la rupture). Son caractère impersonnel n'en rappelle pas moins qu'elle est d'abord un texte institutionnel.
Dans mes jeunes années d'enseignante en littérature, j'ai d'abord appris une écriture qui vient du plus profond de l'être qui écrit pour aller au plus profond de celui qui se l'approprie par la lecture. Devenue plus tard professeur d'histoire à l'Université, j'ai ensuite appris une écriture qui met de l'ordre dans ce que les êtres et les institutions lèguent aux générations qui suivent, un héritage trié, tamisé, servant à modeler la mémoire nationale. Cette écriture-ci s'est transformée au fil des siècles pour passer de la chronique à l'histoire, puis de l'histoire des grands hommes et des grandes guerres à l'histoire de ceux qui ne l'écrivent pas mais en sont les modestes tisseurs. Mais je ne reviendrai pas ici les évolutions de l'écriture historique, je rappellerai seulement qu'elles ont été nombreuses, et tributaires des changements des mentalités.
Il n'y a pas de raison pour que l'écriture de la loi échappe davantage que d'autres à la pression des mouvements sociétaux, même si son vocabulaire et son style ont pu un temps sembler statiques à la sénatrice néophyte que je suis. Un moment, je l'avoue, je me suis même demandée si ceux qui écrivaient la loi ne portaient pas en eux-mêmes la rigidité et la sécheresse du style qui en modèle le texte... Cette distance, la froideur, l'ordre, la précision du vocabulaire, la méticulosité du choix des mots mettent inéluctablement le citoyen à l'écart, ne serait-ce qu'en raison du peu de familiarité qu'il a avec ce langage-là. Nul est censé ignorer la loi, bien sûr, mais encore faudrait-il pouvoir la lire et la comprendre.
Toute société a certes besoin de lois pour pouvoir fonctionner dans le respect des droits et des devoirs de chacun des citoyens qui la composent, et pour gérer aussi harmonieusement que possible leurs relations avec les institutions. La loi permet, vise à permettre en tout cas, à l'écosystème social de vivre conformément à des principes démocratiques et d'équité. Nous n'en demeurons pas moins les Rica et Ouzbek des Lettres persanes face à cette curieuse accumulation de textes écrits dans une langue qui reste étrangère, la plupart du temps, aux plus cultivés et aux plus instruits des citoyens. Fort heureusement d'ailleurs... Comment, sans cela, le métier d'avocat aurait-il pu prospérer ?
Peu de temps après mon arrivée au Sénat, une phrase entendue en séance a sonné étrangement à mes oreilles. Un de mes collègues déclarait avec aplomb que la loi n'avait pas à se mettre au diapason de la société. Comment, m'interrogeais-je naïvement, une loi faite pour gérer les relations au sein d'une société donnée pouvait-elle donc ne pas être en phase avec elle ? Ces textes n'étaient tout de même pas faits pour satisfaire quelque pulsion légiférante innée chez les politiciens ! N'étaient-ce pas plutôt ces derniers qui, coupés des changements intervenus dans la société, avaient parfois un peu trop tendance à regarder la loi comme tombant d'en haut, émanation souveraine de la volonté du seigneur? Si c'était le cas, un petit rappel à l'ordre - si j'ose dire - s'imposait...
Pour une sénatrice comme moi, venant de la société civile, travaillant au Sénat plutôt sur des questions relatives aux droits humains et aux libertés individuelles, la chose n'était tout simplement même pas envisageable.
Les associations qui nous sollicitent constamment, le courrier qui nous arrive, les personnes que nous auditionnons nous apportent l'écho précieux des revendications qui se font jour dans nombre de domaines, pour ne pas prendre que ceux dont je m'occupe. Si, il y a cinquante ans, on n'osait même pas avouer à son entourage son homosexualité, aujourd'hui on la revendique, et l'on revendique les droits qui vont avec, mariage pour tous, PMA, etc. Si, pendant des siècles, les esclaves se sont battus pour leur émancipation, aujourd'hui leurs descendants demandent la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Si, hier, les trans étaient objets de scandale ou d'opprobre, tout juste bons à exhiber dans les cabarets pour l'amusement de clients sans morale, ils sont aujourd'hui des citoyens comme les autres, exigeant le changement de la mention du sexe et du prénom à l'état civil sans avoir à subir une intervention chirurgicale. Et c'est tout aussi légitimement que les descendants d'immigrés se battent contre le contrôle d'identité au faciès, que les gens du voyage exigent l'annulation du titre de circulation qui leur est imposé, que les consommateurs de cannabis se battent pour sa dépénalisation et sa légalisation, que les familles recomposées attendent une juste prise en considération, par le législateur, de situations autrefois inédites, et donc de nouveaux droits, qu'il s'agisse de la garde des enfants ou de l'adoption par le parent non biologique.
La liste est longue. Le législateur est naturellement bousculé par une ébullition sociétale qui l'interpelle en permanence. Même s'il le voulait, il n'a pas la possibilité d'y rester sourd. Au contraire, il a le devoir d'y être attentif. En matière de libertés individuelles, les revendications identitaires gagnent chaque jour en force et en exigence. Cette pression se répercute sur le législateur de qui l'on attend la reconnaissance et la satisfaction, si possible immédiate, des revendications exprimées. Selon un rythme parfois imposé par les nouvelles technologies elles-mêmes, celles-ci ayant en outre globalisé les informations qui renforcent ces revendications, lesquelles s'inspirent de ce qui se passe ailleurs dans le monde, dans des constructions nationales et juridiques différentes des nôtres.
On peut se demander comment, demain, se fera l'écriture de la loi, à quel rythme, sous quelle forme. Saura-t-on garder la tête froide face à cette avalanche de changements requis par la société civile - sans pour autant les ignorer ? Dans quelle mesure pourra-t-on les satisfaire? Le paradoxe, en l'occurrence, réside précisément dans le fait que cette même société civile qui est en constant mouvement exige que le changement soit gravé dans le marbre...
Est-ce pourtant vraiment nouveau que la loi, en démocratie, suive les changements sociétaux ? La loi s'adresse aux humains de son temps. Elle ne peut se donner que l'apparence de la stabilité. Elle bouge, beaucoup en surface, un peu moins en profondeur. Vérité de La Palisse, me direz-vous ? Oui, peut-être. Mais c'est là ma réponse à ceux qui voudraient enfermer la loi dans une tour d'ivoire, comme s'il s'agissait d'un bien appartenant à l'élite. Un peu comme ces archivistes qui préféreraient garder les archives dans leurs boîtes pour que les historiens n'écrivent pas l'histoire.
* 1 R. Dworkin, L'empire du droit, 1986, trad. française 1994, Paris, PUF, p. 251-252 : «Dans cette entreprise, un groupe de romanciers écrit un roman chacun à son tour : chaque romancier de la chaîne interprète les chapitres qu'il a reçus pour écrire un nouveau chapitre, qui vient alors s'ajouter à ce que reçoit le romancier suivant, et ainsi de suite »
* 2 Art. 24 de la Constitution dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008, la rédaction antérieure figurant au premier alinéa de l'article 34 : « La loi est votée par le Parlement ».
* 3 Art. 52 de la Constitution du 22 frimaire An VIII : « Sous la direction des consuls, un Conseil d'État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d'administration publique et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière administrative ».
* 4 Cons. Constit. 16 juillet 1971, n°71-44 DC, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association .
* 5 Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l'article 61 de la Constitution.
* 6 CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo , Rec. 190, GAJA n°90, 19 e éd., p. 653.
* 7 Renaud Denoix de Saint Marc, « Le rôle du Conseil d'État dans la préparation et l'application des lois », Revue de jurisprudence commerciale , 1997, p. 174.
* 8 Le développement actuel de la fonction consultative du Conseil d'État n'a ainsi rien à voir avec celui qu'elle a connu, au XIXe et XXe siècles, sous des régimes autoritaires, voir sur ce point, Guy Braibant, « Le rôle du Conseil d'État dans l'élaboration du droit », in Mélanges René Chapus , p. 92.
* 9 Art. L. 112-1 du code de justice administrative, issu de l'art. 21 § 1 à 3 et de l'art. 23 § 1 de l'ordonnance du 31 juillet 1945, n°45-1708, portant sur le Conseil d'État.
* 10 Voir, en ce qui concerne le passage d'une consultation facultative à une consultation obligatoire du Conseil d'État : Guillaume Drago, « Fonctions du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État dans la confection de la loi », La confection de la loi , éd. PUF, 2005, p. 68.
* 11 Voir, en ce qui concerne la censure par le Conseil constitutionnel d'une loi issue d'un projet substantiellement différent du texte soumis aux formations consultatives du Conseil d'État : CC 3 avril 2003, n°2003-468 DC, Loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques ; voir sur ce point : Guillaume Drago, « Fonctions du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État dans la confection de la loi », La confection de la loi , éd. PUF, 2005, p. 73 et suivantes.
* 12 Article 8 de la loi du 24 mai 1872 portant réorganisation du Conseil d'État. Voir, en ce qui concerne le caractère parcimonieux des saisines du Conseil d'Etat au titre de ses fonctions consultatives : Pascale Gonod, « Le Conseil d'Etat, conseil du Parlement, à propos de l'article 39 alinéa 3 nouveau de la Constitution », RFDA , 2008, p. 871 ; voir également Guy Braibant, « Le rôle du Conseil d'État dans l'élaboration du droit », in Mélange René Chapus , p. 93 : Sous la IIIème République, « la consultation du Conseil d'Etat sur les lois n'était que facultative, à l'initiative, d'ailleurs, des chambres comme du gouvernement. En raison de l'hostilité des parlementaires, elle était en réalité très rare - deux ou trois projets par an - malgré le vigoureux combat mené par Laferrière, par la plume et par la parole, pour la développer ».
* 13 Comme le relevait un ancien président de la section sociale du Conseil d'État : Michel Roux, « La fonction consultative du Conseil d'État », Revue administrative , 1999, p. 16.
* 14 Marceau Long, « Le Conseil d'État et la fonction consultative : de la consultation à la décision », RFDA , n°8, 1992, p. 787.
* 15 Avis du Conseil d'État, Ass. Générale (section des finances), avis n°365 546, 21 décembre 2000, sur les questions relatives aux conditions dans lesquelles peut être modifiée l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances ; disponible sur le site internet du Conseil d'État : http://www.conseil-État.fr/media/document//avis/365546.pdf
* 16 Daniel Chabanol, Code de justice administrative , éd. Le Moniteur, 4 ème éd., p. 38.
* 17 Selon la formule de l'article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII reprise à l'article L. 112-2 du code de justice administrative, lui-même issu de l'art. 23 §1 de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d'État.
* 18 Art. L. 112-3 du code de justice administrative, issu de l'art. 24 de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d'État.
* 19 Art. L. 112-4 du code de justice administrative, issu de l'art. 23 § 2 de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 portant sur le Conseil d'État.
* 20 Marceau Long, « Le Conseil d'État et la fonction consultative : de la consultation à la décision », RFDA , n°8, 1992, p. 790.
* 21 Cons. Constit. n°99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes, cons. 13 ; voir, sur ce point, l'avis défavorable délivré sur certaines dispositions du projet de loi de décentralisation et de réforme de l'action publique, en raison de l'obscurité de la notion de « pôles de compétitivité » ou de l'excessive complexité du « pacte de gouvernance territoriale », Rapport public 2014, p. 197.
* 22 Cons. Constit. n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, cons. 9.
* 23 Même si le Conseil constitutionnel, par sa décision n°82-143 DC, du 30 juillet 1982, Loi sur les prix et les revenus, ne censure pas les dispositions que le législateur adopte incompétemment dans le domaine du règlement, en dehors de la mise en oeuvre des procédures prévues par les articles 37 alinéa 2 et 41 de la Constitution, comme il l'a rappelé dans sa décision 2012-649 DC du 15 mars 2012, Loi relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives, cons. 10 : « Si l'article 34 et le premier alinéa de l'article 37 de la Constitution établissent une séparation entre le domaine de la loi et celui du règlement, et si l'article 41 et le deuxième alinéa de l'article 37 organisent les procédures spécifiques permettant au Gouvernement d'assurer la protection du domaine réglementaire contre d'éventuels empiètements de la loi, la Constitution n'a pas pour autant entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi ; que, par suite, les requérants ne sauraient se prévaloir de ce que le législateur est intervenu dans le domaine réglementaire pour soutenir que la disposition critiquée serait contraire à la Constitution ou pour demander que soit déclaré son caractère réglementaire ».
* 24 Qui sont contraires à la Constitution, voir Cons. Constit. n° 2005-512 DC précitée, cons. 8 : « Il résulte de [l'article 6 de la Déclaration de 1789] comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ».
* 25 Renaud Denoix de Saint Marc, « Le rôle du Conseil d'État dans la préparation et l'application des lois », Revue de jurisprudence commerciale , 1997, p. 178 : « il considère qu'en dehors des choix relevant de la pure opportunité politique, ses avis peuvent se fonder sur ce qu'on pourrait appeler les `bonnes pratiques législatives ».
* 26 Marceau Long, « Le Conseil d'État et la fonction consultative : de la consultation à la décision », RFDA , n°8, 1992, p. 790.
* 27 Marceau Long, « Mon expérience de la fonction consultative du Conseil d'État de 1987 à 1995 », RDP , n°5/6, 1998, p. 1427.
* 28 Rapport public 2014 , p. 171. Ces dispositions concernent la transmission systématique des déclarations d'intérêts de certaines catégories de fonctionnaires à la Commission de déontologie de la fonction publique et la possibilité de demander à cette commission une deuxième délibération sur les demandes de cumul d'activité.
* 29 En ce qui concerne les projets de lois organique, ordinaire, de programmation et celles tendant à autoriser la ratification ou l'approbation d'un traité ou accord international : art. 8 et 11 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution ; en ce qui concerne les lois de finances initiales et rectificatives : art. 51 et 53 de la loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances, modifiés respectivement par la loi organique n° 2012-1403 du 17 décembre 2012 et par la loi organique n°2009-403 du 15 avril 2009 ; en ce qui concerne les lois de financement de la sécurité sociale : art. LO 111-4, dans sa rédaction issue de la loi organique n°2012-1403 du 17 décembre 2012.
* 30 Hors les projets de loi de programmation des finances publiques, al. 21 de l'art. 34 de la Constitution.
* 31 Voir la réserve d'interprétation émise par le Conseil constitutionnel, CC 9 avril 2009, n°2009-579 DC, § 21 : « Considérant, en premier lieu, que le deuxième alinéa de l'article 11 dispose que les projets de loi tendant à autoriser le Gouvernement à prendre par ordonnances des mesures qui sont normalement du domaine de la loi doivent être accompagnés " des documents visés aux deuxième à septième alinéas et à l'avant-dernier alinéa de l'article 8 " ; que cette disposition ne saurait, sans méconnaître l'article 38 de la Constitution, être interprétée comme imposant au Gouvernement de faire connaître au Parlement la teneur des ordonnances qu'il entend prendre sur le fondement de l'habilitation qu'il demande pour l'exécution de son programme ».
* 32 Rapport public 2010, pp. 97-98.
* 33 Rapport public 2010, p.98.
* 34 Rapport public 2010, p. 98.
* 35 Rapport public 2013, p. 182.
* 36 Rapport public 2014, pp. 162-163.
* 37 Rapport public 2011, p.97.
* 38 Rapport public 2011, p. 97.
* 39 Voir par ex. Rapport public 2013, p.181.
* 40 Guy Braibant, « Le rôle du Conseil d'État dans l'élaboration du droit », in Mélange René Chapus , p. 102.
* 41 Le présent article n'exprime que le point de vue de son auteur.
* 42 B. Stirn, « Intérêt », in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, Paris, 2003, p. 839.
* 43 Conseil d'État, Rapport public 1999. Jurisprudence et avis de 1998. L'intérêt général , La Documentation française, Paris, 1999, p. 245.
* 44 Cité par B. Stirn, op. cit.
* 45 B. Stirn, op. cit., p. 840.
* 46 D. Truchet, « L'intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d'État: retour aux sources et équilibre », in Conseil d'Etat, Rapport public 1999, op. cit.
* 47 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenus manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, JORF 17 mars 2004, p. 5190.
* 48 Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, JORF 12 octobre 2010, p. 18344.
* 49 Cons. const. n° 2010-63 DC, 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, JORF 12 octobre 2010, p. 18345.
* 50 Cour EDH, Gde Ch., 1 er juillet 2014, S.A.S. c/ France, req. n° 43835/11.
* 51 Article 8 de la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances (JORF 2 avril 2006, p.4950), abrogé par la loi n° 2006-457 du 21 avril 2006 sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise (JORF 22 avril 2006, p. 5993)
* 52 Loi n° 2007-130 du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, JORF 1 er février 2007, p. 1944.
* 53 p.169 - Jean-Jacques Urvoas, Magali Alexandre - Manuel de survie à l'Assemblée nationale : l'art de la guérilla parlementaire - Odile Jacob - Paris - 2012 - 251p.
* 54 p.27 - Michel Debré - Trois caractéristiques du système parlementaire français - Revue française de science politique, 5è année, n°1, 1955
* 55 p. 408 - Luc Boltanski, Laurent Thévenot - De la justification - Gallimard - Paris - 1991 - 483 p.
* 56 p.825 - Intervention Marie-Thérèse Bruguière - Séance du 2 février 2010 - JOS
* 57 p.825 - Intervention Marie-Thérèse Bruguière - Séance du 2 février 2010 - JOS
* 58 p. 13179 - JOAN - 2è séance du 12 décembre 2013
* 59 Projet de loi n°60 - Sénat - Session 2009-2010.
* 60 2 ème rapport fait au nom de la commission de l'enseignement et des beaux-arts chargée d'examiner le projet de loi relatif à la conservation des monuments et objets ayant un intérêt historique et artistique, par Théodore Reinach,député, JO, Doc.parl., Ch.députés, 2e séance du 14juin 1912,annexe no 1999, p.1343. 2. Ibid., p. 1 346.
* 61 Le terme de patrimoine entre dans le vocabulaire administratif à partir des années 70 et dans celui du droit à partir de la fin de cette décennie, progressivement et en ordre dispersé. Il renvoie alors à toutes sortes de typologies (patrimoine artistique, territoire, patrimoine ethnologique, patrimoine, architectural, urbain, etc.). Il faut attendre le Code du patrimoine en 2004 pour que soit introduite une notion juridique synthétique (art. L1 du CP).
* 62 V. notamment le rapport de Charles Bernier sur l'idée que la servitude d'utilité publique est plus respectueuse du droit de propriété.
* 63 Sur cette question, v. 2004, J.-P. Bady, M. Cornu, J. Fromageau, J.-M. Leniaud, V. Négri, 1913, Genèse d'une loi sur les monuments historiques, La documentation française, le Comité d'histoire du Ministère de la Culture, 2013, les monuments historiques, un nouvel enjeu, L'Harmattan, Coll. Droit du patrimoine culturel et naturel.
* 64 La formule est de Ridouard, auteur d'une proposition de loi déposée devant le Parlement, un des projets les plus audacieux avec celui de M. Chappedelaine, JO, Doc. parl., Ch. députés, 26 novembre 1907, p. 299..
* 65 C'est ici Théodore Reinach qui parle ici dans un rapport fameux fait au nom de la commission (14 juin 1912).
* 66 Saleilles Raymond, «Loi du 30 mars 1887 relative à la conservation des monuments et objets d'art ayant un ?intérêt historique et artistique», Revue bourguignonne de l'enseignement supérieur,t.I, no 3,1891, p.635-738.
2 Selon la formule de Jacques Chevallier, « La place de l'administration dans la production des normes », Revue Droit et société, n° 79/2011, LGDJ, Lextenso éditions, p. 623 ; plus largement voir l'ensemble du dossier consacré à ce thème du « rôle des administrations centrales dans la fabrication des normes » coordonné par Jean-Pierre Le Crom.
* 67 Sur cette histoire du rôle des bureaux, v. X. Perrot, « La préparation administrative du projet de loi (1907-1911) », 1913, Genèse d'une loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 84 et Julien Lacaze, « Les débats autour du classement d'office : quand l'idée de servitude l'emporte (1908-1909) », ibid., p. 94.
* 68 R. SALEILLES, «La législation italienne relative à la conservation des monuments et objets d'art. Étude de droit comparé» : Rev. Bourguignonne de l'enseignement supérieur de Dijon, 1896, p. 1-98.
* 69 Les documents d'archives de l'administration des Beaux-Arts sont soigneusement conservés à la Médiathèque du patrimoine, qui dispose d'un gisement très riche et précieux de cette mémoire des bureaux.
* 70 C. Bernier, Rapport à la 1 ère sous-commission sur le projet de loi relatif aux monuments et objets classés, Commission des Beaux-arts,
* 71 J. Lacaze, « Les débats autour du classement d'office : quand l'idée de servitude l'emporte », 1913, genèse de la loi sur les monuments historiques, op. cit.
* 72 Sur ce versant de la protection des objets mobiliers et le rôle marquant de Paul-Frantz Marcou, v. Judith Kagan, «Préservation du patrimoine mobilier : l'apport de la loi du 31 décembre 1913 vue à travers l'action administrative», 1913, Genèse de la loi sur les monuments historiques, p. 177, ainsi que J. Kagan et X. Perrot, notice biographique de Marcou, ibid., p. 423. Marcou fait une carrière très longue dans l'administration des Beaux-arts et comme le rappelle J. Kagan et X. Perrot, prendra une part importante dans la plupart des textes fondateurs adoptés dans cette période, notice biographique, op. cit., p. 424.
* 73 Jean Marguery, La protection des objets mobiliers d'intérêt historique ou artistique, législations française et italienne, Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence, Arthur Rousseau, Paris, 1912.
* 74 En ce sens, notice Marcou, K. Kagan et X. Perrot, 1913, Genèse de la loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 424.
* 75 Jean-Michel Leniaud, « aux propylées d'un monument législatif », 1913, genèse d'une loi sur les monuments historiques », op. cit., p. 17.
* 76 On le perçoit notamment au travers des débats parlementaires relatifs à l'évolution de la loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, autour de 1840, dans lesquels il est question d'évoquer explicitement les monuments historiques, cause portée notamment par Mérimée et Montalembert. Mais le caractère absolu du droit de propriété fera rempart, sur cette histoire A. Auduc, Quand les monuments historiques construisaient la Nation, 2008, op. cit.
* 77 En ce sens, Arlette Auduc, 1913, Genèse d'une loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 32.
* 78 Sur cette histoire, v. Arlette Auduc, Quand les monuments construisaient la Nation, le service des monuments historiques de 1830 à 1940, La documentation française, Comité d'histoire du Ministère de la Culture, 2008.
* 79 Sur ce point v. notamment, Julien Lacaze, « L'évolution de la notion de classement », 1913, Genèse d'une loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 161.
* 80 C'est notamment le cas de la loi 16 février 1912 qui correspond à l'article 24 du projet de loi.
* 81 Sur cette question de la rencontre entre la loi de séparation des églises et de l'État et la protection du patrimoine, A. Fornerod, « Les prémices d'une réforme de la protection des monuments historiques : la loi du 9 décembre 1905 », 1913, genèse d'une loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 70.
* 82 Séance du 20 novembre 1913.
* 83 En ce sens, J.-C. Bécane, M. Couderc, J.-L. Hérin, La loi, Dalloz, p. 176.
* 84 De l'état de siège et des institutions de salut public en France et dans la législation comparée, 1885
* 85 V. J. Kagan, notice de Joseph, Salomon, Theodore Reinach, les frères Je sais tout, 1913, Genèse d'une loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 433.
* 86 2e rapport fait au nom de la commission de l'enseignement et des beaux-arts chargée d'examiner : 1° le projet de loi relatif à la conservation des monuments et objets ayant un intérêt historique et artistique(no 1824);2°la proposition de loi adoptée par le Sénat, tendant à modifier l'article 11 et le 2e paragraphe de l'article 13 de la loi du 30 mars 1887 concernant la conservation des monuments et objets d'arts ayant un intérêt artistique (no 1 321) ; 3° la proposition de loi de M. de Chappedelaine, relative à la protection et à la conservation du patrimoine historique et artistique de la France (no 1 898), par Théodore Reinach, député. - 14 juin 1912 : travaux parlementaires de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques : Chambre des députés, 1re lecture .
* 87 P. Léon, Du Palais-Royal au Palais-Bourbon. Souvenirs, Paris, Albin Michel, 1947, p. 223.
* 88 M. Cornu, N. Wagener, «Quelle conception de la propriété dans la loi du 31 décembre 1913», 1913, Genèse d'une loi sur les monuments historiques, op. cit., p. 218.
* 89 Il est rare de voir une oeuvre législative plus mûrie dit le sous-secrétaire d'État aux Beaux-arts devant le Séant en décembre 1913.
* 90 Par exemple sur l'affichage, les perspectives monumentales ou encore les dispositions propre à Paris.
* 91 H Moisan donne des exemples édifiants de malfaçons liées au style modificatif dans le numéro du 28 avril 2014 de la Semaine juridique, Administrations et Collectivités locales.
* 92 Voir par exemple le récent projet de loi habilitant le Gouvernement à adopter des mesures législatives pour la mise en accessibilité des établissements recevant du public, des transports publics, des bâtiments d'habitation et de la voirie pour les personnes handicapées
* 93 Loi n°2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche dite « loi FIORASO ».
* 94 CE S. 27 octobre 1999 commune de Houdan p.326 ou 14 janvier 2004 COUDERC n°235646 BIC cession de fonds.
* 95 CE syndicat national des pharmaciens praticiens hospitaliers n°340287.
* 96 Nouveaux cahiers du CC n°40-2013 « chronique de droits fondamentaux » par la prof Agnès ROBLOT-TROIZIER.
* 97 Loi n°2012-387 du 22 mars 2012 » relative à la simplification et à l'allègement des démarches administratives » qui modifie les codes du patrimoine et de l'urbanisme sur ces sujets.
* 98 Semaine juridique 2_ avril 2014 « les innovations de l'ordonnance du 12 mars 2014 » Romain LAFFLY et Pierre Martin.
* 99 Communiqué ministère de la Justice 12 mars 2014
* 100 Cf le numéro « Administration et politique » Les cahiers de la fonction publique et de l'administration mars 2006 avec Christian Vigouroux « le fonctionnaire et le politique ».
* 101 CE Ass. 19 juillet 2011 Fédération de la libre pensée et de l'action sociale du Rhône n°308817.
* 102 CE 15 février 2013 association Grande confrérie de St Martial et autres n°347049.
* 103 Loi n°2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi.
* 104 Loi n°2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale. (compte personnel de formation , représentativité patronale, mais en sont extraites les dispositions initialement prévues sur l'inspection du travail)
* 105 Question des « donneurs d'alerte » (article 17) que l'opposition appelle « délateur », « balance » ou « sycophante » (MARSAUD le 17 juin 2012)
Déjà loi DATI du 13 novembre 2007
Déjà loi n°2013-316 du 16 avril 2013 relative « à l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte ». loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique
* 106 Loi n°2014-742 du 1 er juillet 2014 relative aux activités privées de protection des navires. Malgré le titre apaisant il ne s'agit pas d'activités de « vigiles » mais bien d'opérations militaires privées.
* 107 Cf les déclarations des auteurs du code de la sécurité intérieure » commenté le prof Olivier GOHIN Semaine juridique 24 mars 2014. il explique que son code CSI « préfigure un code de la sécurité nationale par juxtaposition du CSI et du code de la Défense ».
* 108 Cf semaine juridique 28 avril 2014 « pour en finir avec les peines plancher » par deux magistrats de Terra Nova après les défenseurs H.MOUTOUH « des peines plancher pour prendre le droit pénal au sérieux » D.2006.
* 109 Loi n°2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Et décret n°2013-429 du 24 mai 2013 une semaine plus tard...... ;
* 110 Cf loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique et professeure Laure MARINO Semaine juridique 24 mars 2014 « piratage ».
* 111 Loi n°2014-315 du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon.
* 112 Décret n°2014-302 porte inscription des établissements de commerce de détail du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical.
* 113 2 ème livre des Maccabées, chapitre 8, verset 21.
* 114 Sur cette notion voir mon article « Hyperénonciateur et 'participation' », Langages (Larousse), n°156, 2004, pp.111-127.