H. PROFESSEUR DIDIER SICARD, PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D'ÉTHIQUE POUR LES SCIENCES DE LA VIE ET DE LA SANTÉ
M. Jean DELANEAU, président - Vous aviez été saisis par les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat pour donner votre avis sur le texte qui va venir en discussion au Sénat début février et sur le problème du risque de dérives eugéniques dans le cadre de l'augmentation éventuelle de deux semaines du délai d'interruption de grossesse.
Professeur Didier SICARD - Monsieur le président, messieurs les sénateurs, j'imagine qu'après toutes ces auditions vous êtes maintenant éclairés, informés. Je voudrais simplement apporter quelques commentaires, je ne vais pas relire la réponse du comité, cela n'aurait pas de sens.
Je vais apporter quelques commentaires libres sur cette réponse. Je crois que l'interruption de grossesse n'est jamais une pratique de convenance ou en tout cas il ne faut pas en faire le motif de l'interruption pour les femmes. Il s'agit toujours d'une pratique traumatisante, même si les femmes le nient. Quelquefois elles disent que ce n'est rien du tout. Je pense que c'est une censure qu'elles regrettent parfois ultérieurement. Je suis frappé de voir dans la pratique, car j'interroge très souvent les femmes sur la notion d'antécédent d'une interruption de grossesse, combien cela reste toujours un antécédent douloureux.
Quand une femme est confrontée à une grossesse qu'elle ne souhaite pas à ce moment-là, dans ces circonstances, elle veut avoir recours à l'interruption le plus vite possible. Elle supporte même mal, semble-t-il, le délai de réflexion qui para»t pourtant tout à fait légitime. Le désir que cette grossesse ne se prolonge pas appara»t presque comme une urgence. C'est pour cela que douze semaines de grossesse c'est beaucoup ou c'est peu. C'est parfois effectivement beaucoup pour des femmes qui seraient dans la maturité et qui seraient assez inconscientes de leur corps. C'est peu pour un certain nombre de femmes, en particulier les mineures ou les femmes appartenant à des cultures où la sexualité est particulièrement occultée à cette période de la vie. Quand une grossesse dure, elle n'est pas linéaire et les femmes qui ont des enfants le perçoivent. A partir du moment où la grossesse se prolonge dans le temps, dix, onze, douze semaines, celle-ci s'inscrit de plus en plus dans le mental ; parfois même le sentiment d'avoir à prendre une décision en urgence, liée à ce délai de dix semaines, peut aboutir à demander une interruption de grossesse. Alors que, sans manier le paradoxe, cette grossesse qui aurait été interrompue à dix semaines, dans l'angoisse d'un dépassement du délai, ne le sera pas à douze en raison de cette inscription mentale. Je ne veux pas utiliser cet argument de façon malhonnête, mais je pense que c'est en tout cas une possibilité.
En ce qui concerne la notion d'eugénisme, je pense que c'est un procès qui me para»t difficile à faire pour les femmes qui souhaiteraient interrompre leur grossesse en France à douze semaines plut™t qu'à dix. Le fait est, et je pense que c'est une évolution inquiétante pour l'ensemble de la médecine, que la grossesse est de plus en plus médicalisée ; tous les maris, les hommes, les amis, la famille ne demandent plus à une femme " comment elle va " mais " comment est son échographie ".
Cette notion de transfert sur l'image de la grossesse est effectivement une notion que chacun accepte et qui traduit de fait une sorte de médicalisation que certains pourraient appeler eugénique ; ainsi la médecine, l'obstétrique dans son ensemble seraient alors eugéniques ! Ce problème d'eugénisme ne doit pas être posé avec simplisme. En effet, dire qu'en fonction d'un aspect échographique une malformation, même mineure comme une fente labiale, et vous avez dú entendre quantité d'informations sur ce sujet, aboutirait à ce que la femme en profite pour interrompre la grossesse, c'est nier ce rapport très particulier qu'une femme entretient avec son fÏtus. Je crois qu'en dehors de pressions, et là les hommes peuvent jouer un r™le étrangement défavorable, dans ce domaine, faire le procès d'une femme qui, en fonction d'un aspect mineur, se débarrasserait de ce fÏtus comme l'on se débarrasse d'un objet encombrant me para»t très insultant pour notre humanité et en particulier pour les femmes.
On dit que les médecins échographes, j'ai lu beaucoup de leurs réflexions, considèrent que leur responsabilité va être mise en jeu de façon croissante et j'entendais le professeur Sureau parler de ces responsabilités. Il est vrai que l'échographie engage la responsabilité, mais c'est une responsabilité qui ne doit pas en tout cas pouvoir être un facteur de limitation pour les femmes. C'est un problème spécifique mais il ne faut pas que la médecine, par ses contradictions ou par ses progrès, aboutisse à entraver ce qui appartient à ce moment-là à la liberté de la femme.
Je crois que, et nous l'avons beaucoup marqué dans cette réponse, deux points nous paraissaient importants. D'une part que le transfert de l'IVG sur un geste d'interruption médicale de grossesse (IMG), qui se voudrait compassionnel, prenant en compte au-delà de douze semaines des facteurs psychologiques ou psychosociaux ne nous paraissait pas une bonne chose car il remettait en cause l'esprit de la loi Veil qui laissait tout de même à la femme une grande liberté d'appréciation : ce serait dénaturer la loi de considérer que ce passage de dix à douze semaines doit s'accompagner d'un transfert sur un avis médical. D'autre part, il para»t effectivement très impressionnant que nous soyons le pays d'Europe qui a le plus grand pourcentage et le plus grand nombre d'avortements en termes absolus. Est-ce lié au fait que nous avons pour une fois une épidémiologie assez précise et que d'autres pays l'ont moins ou que d'autres encore ne la déclarent pas ? Il est tout de même préoccupant qu'une grossesse sur cinq se termine par un avortement volontaire ! Nous avons probablement une responsabilité en amont sur l'éducation.
Je pense que les jeunes garçons et les jeunes filles, avant la puberté, devraient être informés d'emblée de ce risque de survenue d'une grossesse à l'occasion du premier rapport sexuel ou de rapports sexuels un peu " ludiques ", risque qui retombe non pas sur les hommes mais sur les femmes.
En conclusion, le respect des femmes passe par la mise en oeuvre de moyens pour qu'elles ne soient pas expulsées de notre pays pour pouvoir répondre à une détresse transitoire, qui se prolongera alors souvent dans l'avenir. Autrement dit, ce n'est pas une bonne solution bien súr que de prolonger de dix à douze semaines, comme si c'était la réponse qui permettait de résoudre la souffrance de ces femmes, mais je crois que faire de ces limites une sorte de barrière qui encadrerait de façon excessive leur liberté a paru à l'ensemble du comité de nature à être une gêne et un manque de respect des femmes. On peut s'interroger sur ce qu'est la liberté d'avorter, une femme n'est pas libre d'avorter, elle est souvent contrainte par l'homme avec lequel elle vit, par la société, mais elle peut au moins avoir l'illusion de sa liberté et c'est ce que nous avons voulu préserver.
M. Jean DELANEAU, président - Je vous remercie monsieur le professeur. Ce matin, dans le cadre de l'audition du professeur Frydman, il mettait un peu en cause la réponse du Comité consultatif national d'éthique en disant que le problème avait été examiné sous l'angle de l'eugénisme, c'est ce que vous indiquez d'ailleurs dans votre réponse en parlant de pratique collective institutionnalisée, et qu'en fait la véritable question, et vous l'avez soulevée également, concernait certaines pratiques individuelles qui pouvaient se produire. Sur la création de centres spécialisés qui donneraient des diagnostics assez précoces et qui agiraient en fonction des demandes, nous savons que certains médecins sont sensibles à un certain nombre d'aspects de la profession, de la commercialisation peut-être de certains actes. N'y a-t-il pas là quand même un problème ?
Professeur Didier SICARD - On peut toujours prendre le problème par là et considérer que l'imagerie, les dépistages biologiques aboutiraient à ce qu'une femme prenne une décision rapide, laxiste. Je crois qu'une grossesse est avant tout une aventure pour une femme, qui se vit pour elle, à ce moment-là, éventuellement avec un regard extérieur, mais ce regard extérieur me para»t toujours marginal par rapport à sa propre décision. J'ai le sentiment que la nécessité au fond d'une prise en charge professionnelle devrait permettre que l'ensemble des h™pitaux universitaires, que les plus grands services d'obstétrique ne considèrent pas comme une t%oche mineure d'aider une femme qui veut arrêter sa grossesse. Certes, cela fait partie des activités médicales, qui sont effectivement très dures ; un médecin ne se vante jamais du nombre d'interruptions de grossesses qu'il a faites, en même temps la médecine est faite pour répondre à une détresse. Je crois, au contraire, que ce passage de dix à douze semaines nécessitant une logistique, une formation, devrait permettre que les femmes trouvent dans les meilleures institutions médicales universitaires un accueil. Il y aurait une sorte de médicalisation croissante de l'interruption volontaire de grossesse qui me para»t souhaitable dans sa pratique.
M. Jean DELANEAU, président - Je ne mettais pas en cause les femmes mais plut™t la possibilité qu'auraient un certain nombre de personnes, médecins, de faire des propositions. On voit appara»tre un certain nombre de choses aux Etats-Unis ou ailleurs, l'histoire du sperme des prix Nobel, etc. N'y aurait-il pas quelque part des tentations de cette nature ?
Professeur Didier SICARD - Monsieur le président, je crois que cela para»t plut™t sous la rubrique des faits divers. La médecine ne doit pas être inconsciente de ses engagements dans ce domaine. Cela peut probablement survenir dans certains cas mais je vois mal, en dehors des sociétés qui l'ont mis en pratique comme en Chine, les femmes attendre un résultat échographique pour profiter à ce moment-là de l'interruption. Je crois que ce serait toujours considérer qu'une grossesse est extérieure. Il est vrai que l'échographie extériorise la grossesse mais elle reste tout de même une perception intérieure. Je pense qu'un problème de société ne doit jamais être pris sous l'angle de dérives, mais toujours par la remise en question du rapport que l'on a avec les êtres humains qui sont en situation de souffrance. A force de vouloir faire le bonheur des autres contre eux, on peut aboutir quelquefois à des errances.
M. Claude HURIET - Monsieur le président, vous avez répondu à l'objet de la saisine du président du Sénat et du président de l'Assemblée nationale, qui avaient centré leurs interrogations sur les risques eugéniques éventuels. La question que je pose, je vous la pose davantage à titre personnel puisque le comité d'éthique n'a pas été saisi sur ce point, concerne l'autorisation parentale et plus précisément le référent, est-ce que cette idée para»t recevable ? Et si oui, et je veux parler du référent, il y a actuellement une prise de conscience des situations particulières, dont l'inceste, pour lesquelles le législateur doit autoriser que l'IVG ne soit pas pratiquée avec l'exigence de l'accord parental. L'idée de référent fait son chemin.
Une interrogation se pose quant à la qualité du référent, qu'est-ce qui empêcherait le père de cette jeune adolescente d'appara»tre comme le référent ? On est amené à s'interroger pour savoir s'il serait pertinent que le référent soit soumis à l'autorité du juge ? Avez-vous des éléments de réflexion sur ce point ? Deuxième remarque, on fait état de chiffres, d'ailleurs approximatifs et dont on ne conna»t pas la source, quant au nombre de femmes françaises qui vont faire pratiquer l'IVG à l'étranger. Combien y a-t-il de femmes non françaises et ne vivant pas dans notre pays qui viennent pour faire pratiquer des IVG en France ? Cette question me para»t nécessaire car certains disent que les conditions de l'IVG en France attirent des personnes pour des raisons diverses qui ne sont pas que matérielles. Je ne crois pas que l'on puisse considérer un flux centrifuge sans se préoccuper d'un flux éventuellement centripète. Avez-vous sur ce point des informations ou des réflexions qui pourraient nous éclairer ?
Professeur Didier SICARD - Sur le premier point, effectivement, un référent incestueux est une référence a priori insupportable et paradoxalement autorisée par la loi puisqu'il est le père. Je crois, mais je ne suis pas juriste, que la France est un des seuls pays où le viol n'est pas marqué de façon explicite comme une cause d'interruption de grossesse, alors que dans la plupart des pays européens (Espagne, Allemagne, Suède) le viol est explicitement noté comme donnant droit de façon absolue à cette femme d'interrompre la grossesse, ce qui montre que le législateur n'a pas voulu aller très loin dans les situations précises.
Nous sommes dans une période où celui qui est malade, celui qui est dans une situation de détresse, doit être en mesure d'avoir de l'aide de personnes en qui il a confiance. On peut se trouver face à une femme ayant une grossesse d'un père incestueux et tellement terrorisée qu'elle demande que le père soit le référent, dans une situation de contrainte psychologique très grande. Je crois que le danger de terroriser une jeune adolescente de quinze ans et demi d'être exclue du domicile familial, d'être mise au ban de la famille et de la société, me para»t de nature à ne pas faire de ce référent familial une exigence et de laisser à cette jeune fille la possibilité de choisir, en laissant à l'équipe médicale le soin de s'exprimer lorsqu'elle a l'intuition d'une situation ambigu. Je ne crois pas dans ce domaine qu'on puisse arriver à trouver des référents qui soient parfaits.
M. Claude HURIET - Je pense à des référents hors famille. C'est-à-dire que cela peut très bien être le père de l'enfant, l'adulte de vingt ou vingt-cinq ans, qui se présente comme référent pour que la jeune adolescente à laquelle il a fait un enfant puisse se passer de l'accord parental.
Professeur Didier SICARD - Je pense que vous avez raison et que cela est tout à fait possible. A ce moment-là, on peut dire que ce sera une interruption d'un couple, la femme étant soumise au désir du père.
Sur le deuxième point, les femmes qui viendraient d'Europe, je n'ai pas de chiffre, je ne suis pas compétent pour répondre. Nous n'avons pas voulu ajouter l'étude que nous avons faite en Europe pour ne pas donner l'impression que cet avis était donné en fonction des autres situations européennes. Je ne pense pas que la prise en charge des interruptions de grossesse soit tellement bonne en France qu'elle entra»ne une importation de ce genre de situations...
M. Jean DELANEAU, président - Il me reste à vous remercier. Je crois que vous avez conclu une journée qui était très importante pour nous.