I. LES DISPOSITIONS DE LA PROPOSITION DE LOI ADOPTÉE PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE
Renvoyant à l'examen des articles l'analyse des
dispositions
hétérogènes, voire hétérodoxes, introduites
dans la proposition de loi et qui étendent aux immeubles inscrits le
régime d'autorisation et de surveillance des travaux applicables aux
immeubles classés -dispositions dont il proposera au Sénat la
suppression- votre rapporteur concentrera son examen du texte adopté par
l'Assemblée nationale sur celles qui se rattachent à son objectif
principal, la protection du patrimoine mobilier.
Le texte qui nous est soumis s'inscrit en rupture avec le dispositif de la loi
de 1913, à travers le changement de régime des immeubles inscrits
ou des immeubles par destination. Il rompt également avec le souci
d'équilibre entre réglementation et incitation, entre les
servitudes imposées par la conservation du patrimoine et les aides
consenties pour assurer son entretien, qui est sans doute la condition de
l'efficacité de l'action de l'Etat en matière de protection du
patrimoine, et qui est à l'origine du bilan positif de l'application de
la loi de 1913.
Cette inflexion brutale est d'autant moins compréhensible que le souci
de la protection du patrimoine est désormais largement partagé et
que l'autoritarisme étatique ne peut plus, aujourd'hui comme il y a un
siècle, trouver de justification dans l'incurie ou le peu
d'intérêt des propriétaires publics ou privés de
monuments protégés
1(
*
)
. Et, pour ce qui concerne les communes,
propriétaires de 45 % du patrimoine classé ou inscrit, le
texte ne tient pas compte de l'esprit qui a présidé à la
mise en place des lois de décentralisation.
On peut donc exprimer des doutes sérieux sur le dispositif
proposé, qui se fonde sur l'institution de servitudes sans indemnisation
ni contreparties, ainsi que sur un arsenal répressif dont la logique
apparaît incertaine.
A. DES SERVITUDES SANS INDEMNISATION...
Certaines des mesures proposées pour renforcer la
protection
du patrimoine mobilier et lutter contre le
« dépeçage » des immeubles
protégés relèvent d'une logique plus bureaucratique que
patrimoniale -telles l'assimilation systématique des immeubles par
destination à des immeubles par nature ou l'accumulation de mesures de
contrôle dont l'efficacité est d'autant plus incertaine que les
moyens correspondants ne sont pas prévus.
D'autres procèdent en revanche de soucis tout à fait
légitimes et qu'avaient d'ailleurs largement partagés les auteurs
des propositions de loi déposées à l'Assemblée
nationale et au Sénat, comme par exemple le souhait de maintenir dans
leur intégrité des ensembles remarquables associant des meubles
ou des immeubles, ou d'éviter la dispersion d'ensembles ou de
collections d'objets mobiliers auxquels leur cohérence confère un
intérêt propre.
On ne peut également qu'approuver l'idée, reprise de la
proposition de loi initiale de M. Pierre Lequiller, de favoriser
l'inscription volontaire à l'inventaire supplémentaire d'objets
mobiliers appartenant à des personnes privées.
1. Le classement d'ensembles mixtes
Afin de
permettre le maintien
in situ
des objets mobiliers constituant le
complément d'un immeuble protégé, la proposition de loi
initiale proposait une procédure conventionnelle.
Le texte adopté s'en écarte radicalement en proposant une
procédure de classement d'« ensembles mixtes »
composés «
d'un immeuble par nature
» et
d'objets mobiliers qui lui sont «
rattachés par des liens
historiques, artistiques, scientifiques ou techniques donnant à ces
ensembles une cohérence exceptionnelle
», ensembles qui
seraient «
réputés immeubles
» pour
l'application de la loi de 1913.
Cette disposition paraît inacceptable, tant en raison de son champ
d'application que de ses conséquences.
• Un champ d'application beaucoup trop large.
La constitution d'ensembles « indissociables » de biens
meubles et immeubles représente une servitude extrêmement lourde
pour le ou les propriétaires de ces biens, car le texte n'impose
nullement que les biens composant l'ensemble appartiennent à une seule
personne : ils pourraient en effet être en indivision, ou appartenir
à des propriétaires différents.
« L'ensemble mixte » ne pourrait pas être
physiquement divisé, interdisant de fait tout partage successoral des
biens qui le composent ou toute vente séparée de ces biens.
Si le propriétaire d'un ensemble mixte souhaite vendre l'immeuble, -par
exemple parce qu'il ne peut plus l'entretenir- il ne pourra en retirer les
meubles.
Il ne pourra pas non plus vendre séparément ces meubles -sauf
à trouver un acquéreur qui accepte de ne pas en prendre
possession, ce qui paraît assez peu probable.
Il ne pourra donc en fait que vendre ensemble l'immeuble et son contenu, dans
des conditions qui seront évidemment bien peu favorables compte tenu de
la servitude grevant ces biens.
En dehors de toute volonté d'aliénation, il ne gardera même
pas la disposition matérielle des meubles faisant partie de l'ensemble,
qu'il lui sera interdit d'installer dans un autre immeuble.
On conçoit donc que l'on ne puisse imposer d'aussi sévères
restrictions à l'exercice du droit de propriété -et une
dépréciation aussi importante des biens en cause- que dans des
cas tout à fait exceptionnels.
Or le seul critère de classement d'un ensemble mixte serait, en fin de
compte, sa « cohérence exceptionnelle », qui en
elle-même ne peut suffire à établir son
intérêt patrimonial ni l'intérêt public s'attachant
à sa conservation.
Le classement est, faut-il le rappeler, une servitude d'intérêt
public : il conviendrait donc que soit plus précisément
défini l'intérêt public pouvant justifier le classement
d'un ensemble mixte et les servitudes très importantes qu'il
entraînerait.
• Les conséquences juridiques de la définition de
« l'ensemble mixte »
L'assimilation à un immeuble, pour l'application de la loi de 1913, de
l'ensemble mixte et donc des biens meubles qui le composent aurait des
conséquences juridiques très graves.
* La plus grave tient évidemment au fait que
le
propriétaire d'un ensemble mixte classé d'office n'aurait aucun
droit à indemnisation
du préjudice résultant de la
limitation de son droit de disposer de ses biens et notamment des biens meubles
incorporés à l'ensemble et de leur considérable
dépréciation.
En effet, l'« ensemble mixte » étant
considéré comme un immeuble, son classement d'office serait
indemnisé dans les mêmes conditions que celui d'un immeuble. Ne
serait donc indemnisable, aux termes du deuxième alinéa de
l'article 5 de la loi de 1913, que le préjudice «
direct,
matériel et certain
» résultant
«
d'une modification à l'état ou à
l'utilisation des lieux
»
2(
*
)
.
Il est clair que ce texte ne permet, en particulier, aucune indemnisation des
servitudes très importantes pesant sur les objets mobiliers inclus dans
un ensemble mixte.
La démonstration en a d'ailleurs été faite lorsque fut
rédigé en ces termes l'article 5 de la loi de 1913, auquel
renvoyaient alors les dispositions relatives au classement d'office des objets
mobiliers : la loi n° 70-1219 du 23 décembre 1970 a
dû «
réparer l'inadvertance
survenue lors de
l'élaboration de la loi du 30 décembre
1966
»
2
en modifiant l'article 16 de la loi de 1913
pour revenir «
en ce qui concerne les objets
mobiliers,
à l'état de droit antérieur
»
3(
*
)
.
Votre rapporteur est bien entendu persuadé que c'est tout à fait
involontairement que l'Assemblée nationale a adopté un texte
comportant la même « inadvertance » que la loi de
1966
4(
*
)
.
Cependant, si elle n'était pas rectifiée, le dispositif
proposé pour le classement des ensembles mixtes serait contraire
à la constitution. Le Conseil constitutionnel a en effet jugé que
le principe d'égalité devant les charges publiques interdisait
«
d'exclure du droit à réparation un
élément quelconque de préjudice
indemnisable
» résultant d'une
servitude
(décision n° 85-198 DC du 13 décembre 1985).
On peut également douter, sur le terrain du droit européen, que
le déni de droit à indemnisation résultant de ce
dispositif -et qui contraste avec le droit à indemnisation en cas de
classement d'office des objets- soit conforme à
l'article 1
er
du protocole additionnel à la Convention
européenne des droits de l'homme, que la Cour de Strasbourg
interprète comme imposant un « juste
équilibre » entre l'intérêt général
et les impératifs de sauvegarde du droit de propriété.
* Ce problème -majeur- n'est cependant pas le seul que pose
l'assimilation à des immeubles des meubles inclus dans un ensemble
mixte :
- Ces biens pourraient en effet faire l'objet de
la
procédure
d'expropriation
prévue à l'article 6
de la loi de 1913, ce qui constituerait une démarche tout à fait
exceptionnelle nécessitant une procédure particulière que
ne prévoit pas le texte.
-
La servitude « immobilière »
dont les
grèverait le classement de l'ensemble devrait aussi
faire l'objet
d'une publicité,
que l'on n'ose qualifier de
« foncière », dont les modalités demandent
aussi à être précisées. Le ministère de la
culture a bien perçu le problème : le texte renvoie à
un décret en Conseil d'Etat le soin de déterminer la
publicité du classement des objets mobiliers
« rattachés » aux ensembles classés. Mais
aucun avant-projet de décret n'a pu être communiqué
à votre rapporteur.
- Enfin, ces biens meubles resteraient
meubles pour l'application du
reste de la législation
(et notamment, est-il besoin de le
préciser, pour l'application de la loi fiscale !), ce qui
soulève aussi quelques questions : qu'adviendra-t-il, par exemple
de l'ensemble en cas de saisie immobilière de sa composante
immobilière, ou de saisie mobilière de ses composantes
mobilières ?
• Les conséquences de fait
Enfin, votre rapporteur voudrait insister sur le fait que les
conséquences juridiques de la solution proposée ne sont pas les
seules à considérer.
Le classement d'« ensembles mixtes » aboutira
inévitablement à multiplier les mises sur le marché de ces
ensembles, soit parce que les propriétaires privés ne pourront
plus, comme ils sont souvent amenés à le faire, vendre des
meubles pour payer l'entretien de l'immeuble soit, surtout, en cas de
succession.
Or, comme le soulignait à votre rapporteur le président d'une
association de défense du patrimoine, en matière de patrimoine,
« toute vente est une aventure ». Le texte proposé
multipliera ces aventures.
De plus, ces ensembles seront difficiles à vendre : certes, ils ne
seront pas vendus à leur « vrai » prix, les meubles
qui en feront partie étant inévitablement largement
dépréciés par leur « immobilisation ».
Mais ils ne seront pour autant que bien rarement à la portée de
personnes physiques, d'associations, ou de collectivités publiques, et
les servitudes qui les frapperont ne seront de toute façon pas
très attrayantes pour des acquéreurs de bonne foi.
Ils risquent donc d'intéresser électivement des acheteurs dont
les intentions ne seront pas toujours claires et qui penseront pouvoir
s'affranchir des contraintes de la loi nationale ou échapper à
ses rigueurs.
Si la réglementation et les sanctions peuvent en effet avoir une
certaine efficacité à l'égard de personnes physiques
résidant sur le territoire national, elles sont d'une utilité
nettement moindre quand il s'agit de réprimer les agissements d'une
société immatriculée dans un pays exotique.
Le dispositif prévu par la proposition de loi semble donc taillé
« sur mesure » pour ouvrir le marché des immeubles
protégés abritant des mobiliers de grande valeur aux acheteurs de
« châteaux japonais »...
En outre, ce malheureux épisode des « châteaux
japonais » ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt,
et faire oublier que les principaux dangers de
« dépeçage » des immeubles
protégés, de dispersion des ensembles mobiliers et d'exportation
frauduleuse d'objets classés ne viennent pas de leurs
propriétaires, mais bien du vol et du trafic d'objets d'art,
« délinquance florissante » comme le notait
l'excellente étude réalisée en 1997 par notre
collègue Louis de Broissia, alors député, à la
demande du Garde des sceaux.
Sans compter que le classement
in situ
d'objets remarquables dans un
château campagnard n'est pas forcément le meilleur moyen d'assurer
leur protection...
2. L'assimilation des immeubles par destination à des immeubles par nature
Les
« immeubles par destination » auxquels peut s'appliquer la
loi de 1913 -trumeaux, tapisseries « montées » dans
un encadrement fixé au mur, miroirs, boiseries, bibliothèques,
bas-reliefs, etc.- sont avant tout des objets d'art, dont les exigences de
conservation et de restauration sont plus proches de celles de biens meubles
que de celles de bâtiments : on ne confie pas à un architecte
la restauration d'un trumeau.
Juridiquement, un « immeuble par destination » n'est pas un
immeuble par nature : son « immobilisation » est
circonstancielle et il peut redevenir meuble sans perdre sa
fonctionnalité et au gré de son propriétaire. Il
était donc parfaitement logique que le législateur de 1913 tienne
compte de la capacité juridique qu'avait le propriétaire d'un
immeuble d'en détacher des statues, des panneaux décoratifs ou
des boiseries
5(
*
)
.
Rompant avec cette logique, le texte issu de l'Assemblée nationale
prévoit d'assimiler -avec effet rétroactif- les immeubles par
destination aux immeubles par nature.
On conçoit que ce puisse être pour l'administration une solution
commode : tous les immeubles par destination, qu'ils soient classés
ou inscrits
6(
*
)
ne pourront
dès lors être déplacés sans autorisation.
• Cependant,
cette mesure, ayant les mêmes conséquences en
matière d'indemnisation
que celle concernant le classement
d'ensembles mixtes, est tout aussi
inconstitutionnelle
. De la même
manière, elle permettrait l'expropriation des immeubles par destination
en même temps que celle des immeubles auxquels ils sont attachés,
et imposerait la publicité du classement des immeubles par destination.
Enfin, on notera qu'un immeuble par destination classé attaché
à un immeuble non protégé ne devra pas non plus, en
principe, être déplacé, ce qui paraît quelque peu
absurde.
Votre commission vous proposera donc de retenir une solution plus respectueuse
du droit de propriété et s'inscrivant dans une approche plus
patrimoniale de la lutte contre le dépeçage.
3. Le classement d'ensembles mobiliers
La
proposition de loi reprend une mesure incluse dans beaucoup de propositions de
loi « anti-dépeçage » : la
possibilité de classer en tant que tels des ensembles d'objets
mobiliers, qui pourraient être déplacés, mais non
divisés.
C'est une disposition que l'on ne peut qu'approuver dans son principe, de
même que l'on doit approuver que le classement d'un tel ensemble ne
puisse intervenir qu'avec l'accord de son propriétaire.
Elle perd cependant de son intérêt puisque, le texte disposant que
les immeubles par destination ne seraient plus soumis au régime des
objets mobiliers, on ne pourra pas classer, par exemple, l'ensemble mobilier
formé par des éléments de décor et des meubles.
Par ailleurs, le renforcement des contraintes imposées aux
propriétaires d'objets classés n'encouragera certainement pas les
propriétaires d'ensembles mobiliers remarquables à en demander le
classement.
4. L'inscription à l'inventaire supplémentaire d'objets appartenant à des personnes privées
La
proposition de loi prévoit que l'inscription à l'inventaire
supplémentaire à la liste des objets mobiliers classés,
procédure qui ne peut s'appliquer -en principe- qu'à des objets
appartenant à des personnes publiques ou à des associations
cultuelles, soit étendue, avec l'accord de leur propriétaire,
à des objets appartenant à toute personne privée.
Ce « consentement » ne serait toutefois effectif, dans la
logique de la proposition de loi, que pour les « meubles par
nature » : les immeubles par destination,
« transformés » en immeubles, pourraient quant
à eux être comme ces derniers inscrits sans l'accord du
propriétaire.
En outre, le texte proposé étend aux propriétaires
privés les obligations assez pesantes imposées aux
propriétaires publics et que l'on peut d'ailleurs, s'agissant des
collectivités territoriales, estimer quelque peu obsolètes :
interdiction de déplacer l'objet, « sauf cas de
péril », sans en avoir informé
« l'Administration » un mois à l'avance, et de
procéder à toute cession, modification ou réparation de
l'objet sans une information deux mois à l'avance.
Ces contraintes, dont le non-respect serait sévèrement
sanctionné, ne seraient sans doute pas très incitatives.