II. LES MUTATIONS DE L'APD FRANÇAISE : PRIORITÉ À L'IMPACT MACRO-ÉCONOMIQUE
A. LA MARGINALISATION ANNONCÉE DE « L'AIDE PROJET »
1. Des indices concordants
L'aide-projet constitue une spécificité de la coopération française, alors que de nombreux pays donateurs, en particulier anglo-saxons, privilégient l'aide-programme. L'aide-projet consiste à prendre en charge une opération de développement circonscrite dans l'espace et dans le temps , et le CAD définit l'aide-programme comme un instrument destiné à appuyer, financièrement ou en nature, les plans de développement dans des secteurs particuliers. Aujourd'hui, la croissante prise en compte des pratiques des autres bailleurs, la recherche de la masse critique pour exercer un impact significatif et certaines mutations de la stratégie d'aide française tendent à privilégier le canal de l'aide-programme, ce qui se traduit en France par plusieurs évolutions et indices de marginalisation de l'aide-projet :
- les nouveaux contrats de désendettement-développement (C2D) , qui constituent le volet bilatéral français de l'initiative PPTE mais dont la montée en puissance est plus lente qu'escomptée, s'inscrivent dans une logique d'aide sectorielle. Le fonctionnement du C2D se traduit en effet par le financement de programmes limités à deux ou trois secteurs, prioritairement par le canal de l'aide budgétaire affectée ;
- le conseil d'orientation stratégique du FSP a, en janvier 2002, mis en évidence un intérêt particulier pour l'aide programme, en relevant notamment que cette dernière permettait une meilleure appropriation par les bénéficiaires, participait de la promotion de pratiques budgétaires saines et efficaces, et contribuait à accroître l'effet de levier par un versement à un fonds multilatéral. De fait, le plan d'orientation stratégique du ministère prévoit un repositionnement du FSP sur l'aide-programme . Il est ainsi précisé que « c'est l'innovation majeure proposée et une partie très importante des moyens doit être consacrée à cette aide-programme. On pourrait à cette fin doubler le niveau actuel du FSP ». Il semble dès lors qu'une nouvelle répartition des compétences se dessine : l'AFD serait l'opérateur pivot de l'aide-projet, et le FSP celui de l'aide-programme . Le conseil d'orientation stratégique n'a toutefois pas renié l'aide-projet et a souligné le fait qu'elle permettait un meilleur suivi (et limitait donc les détournements potentiels) et restait un moyen privilégié de renforcement des capacités locales ;
- les orientations retenues par le ministère des affaires étrangères comme par l'AFD mettent l'accent sur la coopération avec les autres bailleurs bilatéraux et la mise en place de fonds ad hoc. Les nouvelles stratégies mises en place par les institutions financières internationales, telles que les cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté, et la création de fonds dédiés à une politique sectorielle (santé, eau, environnement...) facilitent également la diffusion de l'aide-programme ;
- l'assistance technique du chapitre 42-15 et les crédits de coopération privée et décentralisée s'inscrivent en baisse (respectivement 2,7 % et 0,9 %) ;
- dans son plan d'action stratégique, le ministère justifie le recours à l'aide-programme et à la maîtrise d'oeuvre déléguée en indiquant que son coût est nettement inférieur à celui de l'aide projet. En outre, la proposition relative à l'évolution des instruments de coopération précise clairement que le ministère compte développer l'aide-programme afin de peser sur la communauté des bailleurs. Le même document indique néanmoins qu'il s'agit également de « relégitimer l'aide-projet, pourvu qu'elle soit partenariale, qu'elle soit le résultat de montages avec l'AFD et qu'elle soit accompagnée d'une assistance technique » ;
- la régulation budgétaire s'exerce depuis trois ans de manière particulièrement sévère sur le FSP, instrument majeur de l'aide-projet. Ce choix traduit peut-être une certaine méfiance ou circonspection à l'égard des réalisations de ce Fonds.
2. Etre vigilant sur les retombées de l'aide-programme sans sacrifier l'aide-projet
Votre rapporteur ne considère pas que l'aide-programme soit en tous points critiquable et qu'il faille ne se focaliser que sur l'aide-projet. L'aide-programme constitue en effet un véhicule pertinent pour amorcer un développement endogène (ce qui demeure l'horizon ultime de l'APD), financer des réformes de structure ou moderniser les circuits financiers des pays récipiendaires. Il redoute néanmoins, ainsi qu'il le relevait en 2002, que ces évolutions ne soient le prélude inavoué à une véritable marginalisation de l'aide-projet, qui conserve d'importants atouts : elle implique une présence effective de coopérants et ingénieurs sur place et assure donc une meilleure connaissance des pays aidés tout comme elle permet de créer ou d'entretenir l'influence française ; elle est beaucoup plus visible pour les populations et elle contribue concrètement à l'amélioration de leurs conditions de vie. A contrario , l'aide-programme tend à diluer l'expérience et l'apport français dans une collaboration élargie, peut se constituer en « boîte noire » dont l'opacité et la complexité rendent l'évaluation et le contrôle plus difficiles, et contribue peu ou prou à la généralisation de l'utilisation de l'anglais en tant que langue internationale de travail de droit commun.
L'aide au développement participe de la nécessaire solidarité internationale, mais il faut garder à l'esprit qu'elle constitue également un vecteur d'influence. Il ne s'agit certes pas de renouer avec la nostalgie du « pré carré », mais de contribuer au rayonnement politique, culturel et économique de la France en assumant pleinement la paternité de notre aide, qui constitue aussi à certains égards un investissement, dès lors qu'une part active prise dans le développement d'un pays permet d'escompter de futurs marchés et une relation commerciale privilégiée. L'aide-programme, plus anonyme ou majoritairement conduite par des institutions apatrides, fait courir le risque d'un affadissement de la bonne réputation de la coopération française ou de sa récupération par d'autres bailleurs, plus lucides ou moins scrupuleux que nous. La participation française à l'aide-programme doit donc absolument être assortie des moyens de rendre cette aide visible et clairement identifiable par les populations, à l'image des cofinancements entre collectivités locales sur notre territoire. Sans aller jusqu'à « parsemer » les réalisations de drapeaux tricolores, la part de financement assurée par la France doit être rappelée aux partenaires locaux et les experts français placés aux postes stratégiques (sans nécessairement se focaliser sur les plus hauts niveaux hiérarchiques, inclination typiquement française), notamment grâce à l'action - que votre rapporteur spécial espère dynamique et efficace - du nouveau GIP International du ministère des affaires étrangères. L'administration doit également davantage oser soutenir les fournisseurs français , et en tout cas de façon plus officielle et décomplexée, à l'instar de la pratique éprouvée du « procurement » à laquelle les anglo-saxons (et leurs élus...) sont attachés.
L'aide-projet doit absolument perdurer et continuer de véhiculer l'expertise et l'excellence françaises. Elle doit cependant poursuivre en parallèle sa modernisation : évaluation renforcée, utilisation d'indicateurs précis, coopération au cas par cas avec un ou deux autres opérateurs étrangers (à l'image de l'intensification de la collaboration entre l'AFD et la KfW allemande), accroissement du montant unitaire des projets pour redynamiser les portefeuilles et mettre fin au saupoudrage ainsi qu'aux coûts de gestion élevés qu'il entraîne, au besoin sévérisation des critères de recevabilité des projets (étendue de l'impact, évaluation des risques opérationnels et juridiques, niveau d'implication des récipiendaires), formation des partenaires locaux en vue de faciliter le relais et la pérennisation du projet.