B. LA FRAGILISATION CORRÉLATIVE DES TÉMOINS
Le régime de publicité des auditions détermine le traitement judiciaire des témoins.
1. Des obligations impératives
La personne convoquée par une commission d'enquête doit, d'une part, déférer à cette demande impérative et, d'autre part, déposer sous serment, sous peine d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 7.500 euros aux termes du premier alinéa de l'article 6-III de l'ordonnance de 1958. S'ajoute à ces peines la faculté, pour le tribunal, de prononcer l'interdiction de tout ou partie de l'exercice des droits civiques (vote, éligibilité) (art. 6-III, 3 ème alinéa).
Si la personne est convaincue de faux témoignage ou de subornation de témoins, elle s'expose aux peines prévues par les articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, c'est-à-dire, dans le premier cas, cinq ans d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende (ces plafonds sont portés à 7 ans d'emprisonnement et 100.000 euros d'amende si la déposition mensongère résulte de la remise d'un don ou d'une récompense, ou si celui contre lequel ou en faveur duquel elle est commise est passible d'une peine criminelle) et, dans le second cas, trois ans d'emprisonnement et 45.000 euros d'amende.
Précisons que les poursuites engagées à cette fin sont exercées à la requête du président de la commission ou, après la fin de la mission de celle-ci, à celle du Bureau de l'assemblée intéressée. Si cette procédure est rarement engagée, elle l'a déjà été tant à l'Assemblée nationale (notamment par la commission d'enquête sur les tribunaux de commerce) qu'au Sénat à la suite de déclarations apparemment contradictoires émises par le même témoin, à quelques jours d'intervalle, en 1999, devant la commission sénatoriale sur la sécurité en Corse et celle créée, pour le même objet, par l'Assemblée nationale. Aucune suite judiciaire n'a été donnée à ces transmissions.
La personne entendue par une commission d'enquête se trouve donc dans une situation très contrainte, sous la réserve de l'opposition du secret professionnel. En effet, les dispositions pénales sanctionnant les atteintes audit secret (article 226-13 du code pénal, prévoyant une peine d'emprisonnement d'un an et une amende de 15.000 euros) lui sont applicables, hors les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret (cf. article 226-14 du code précité). Rappelons, à cet égard, l'exception expressément prévue par le législateur, en 2001, dans l'ordonnance de 1958 pour délier du secret les agents des autorités de contrôle et de régulation du secteur financier (commission bancaire, autorité des marchés financiers, comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, commission de contrôle des assurances, des mutuelles et des institutions de prévoyance) lorsque la commission d'enquête a décidé que ses auditions se dérouleraient à huis-clos. La levée du secret à l'égard de la commission est, cependant, alors entourée de certaines garanties : outre le huis-clos, son rapport non plus qu'aucun autre document public ne pourra faire état des informations ainsi recueillies 2 ( * ) .
Cette entorse raisonnable à la règle du secret professionnel concilie les intérêts des parties en présence, en renforçant les prérogatives de la commission d'enquête dans sa recherche de la vérité tout en préservant l'obligation de confidentialité des témoins.
Après avoir retracé le statut législatif du témoin, il s'agit maintenant de considérer les circonstances de son audition et les conséquences qui peuvent en résulter.
2. Une situation inégalitaire
Les personnes participant à un titre quelconque aux travaux d'une commission parlementaire n'obéissent pas toutes au même régime.
Rappelons, à titre liminaire, que pour leur part, les commissaires, députés et sénateurs, bénéficient de l'immunité de l'article 26 de la Constitution qui exonère députés et sénateurs de toutes poursuites pour les opinions et votes émis dans l'exercice de leurs fonctions, afin de leur permettre d'exercer librement le mandat que leur a confié leurs électeurs.
Cette irresponsabilité traditionnelle a été reprise par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui en modifie, cependant, l'étendue : en effet, si la Constitution en attribue le bénéfice aux seuls parlementaires, l'article 41 de la loi de 1881 en accroît le champ réel puisqu'il protège de toutes poursuites « les discours tenus dans le sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l'une de ces deux assemblées ».
L'article 41 (alinéa 2) étend le bénéfice de l'immunité au compte rendu des séances publiques des assemblées fait de bonne foi dans les journaux, afin d'en préserver la libre information.
Cette immunité étant absolue, son application est d'interprétation stricte 3 ( * ) .
Reste la question des autres bénéficiaires de l'immunité posée par l'article 41 de la loi de 1881.
La jurisprudence a été mouvante pour son application aux personnes qui, en dehors des députés et sénateurs, participent, à un titre quelconque, aux travaux parlementaires.
Pour ce qui concerne la question précise des personnes entendues par les commissions d'enquête, ces témoins ont pu en bénéficier (CA Paris, 13 janvier 1880). Mais le dernier état de la jurisprudence les en exclut : ainsi, pour la Cour de cassation, tant les dispositions constitutionnelles que les termes de l'article 41 de la loi de 1881 établissent une immunité personnelle qui est d'interprétation stricte en raison de son caractère exceptionnel (Cass., 2 e civ., 22 février 1956).
Par deux décisions rendues le 11 janvier 1984 et visant le même témoin pour des propos tenus devant la commission créée par l'Assemblée nationale pour enquêter sur les activités du service d'action civique (SAC), la Cour d'appel de Paris précise le champ de la protection organisée par l'article 41, alinéa 1, de la loi de 1881 : selon la Cour, la Constitution accorde une immunité absolue aux seuls députés et sénateurs ; en conséquence, appliqué aux personnes amenées à déposer devant une commission d'enquête, l'article 41 « laisse place à la faute personnelle , telle que la tenue de propos diffamatoire(s) ou injurieux s'avérant étrangers à l'enquête parlementaire et malicieux ». La suite du raisonnement de la Cour d'appel constitue le coeur de la question dont le Sénat est aujourd'hui appelé à débattre : la faute personnelle est couverte dans l'instance par le huis clos dans lequel s'est déroulée l'audition du témoin qui n'a pas maîtrisé la publication de ses propos, ordonnée par la commission avec celle de son rapport « par une décision souveraine et ultérieure de l'Assemblée nationale, non prévue par le témoin à la date de sa déposition, (elle) n'est en rien le fait de celui-ci ». En l'espèce, en conséquence, l'action en diffamation publique était irrecevable puisque si la publicité, essentielle pour la constitution de ce délit, était avérée, l'élément intentionnel faisait défaut.
La Cour de cassation a, précisément, posé le statut des personnes convoquées par les commissions d'enquête en leur refusant expressément le bénéfice de l'immunité parlementaire. Au surplus, elle les écarte également du champ d'application de l'exonération de responsabilité prévue pour les parties aux procès, en excluant les commissions d'enquête parlementaires de la notion de tribunal (1 ère civ., 23 novembre 2004).
Ainsi donc, la protection dont peuvent bénéficier les témoins des commissions d'enquête qui, rappelons-le, déposent sous serment, est grandement entamée depuis l'intervention de la loi du 20 juillet 1991 qui a établi la publicité des auditions en principe de droit commun. Désormais, les propos tenus au cours de dépositions publiques, éventuellement constitutifs du délit de diffamation, pourront être ainsi réprimés.
Il va de soi que si l'information des parlementaires doit être la plus complète possible et qu'il importe donc, à cette fin, d'entourer les témoins de garanties propres à encourager une expression libre, cette protection ne saurait s'organiser au détriment des tiers.
* 2 Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001, art. 17.
* 3 Cass. Crim. 24 novembre 1960.