EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a créé au sein de notre Constitution un titre XI bis consacré au Défenseur des droits et comprenant un nouvel article 71-1.
Par cette création, comme par l'extension du contrôle de constitutionnalité par voie d'exception (art. 61-1 de la Constitution) et par l'ouverture aux justiciables de la saisine disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature (art. 65), le Constituant a manifesté sa volonté de renforcer les dispositifs assurant dans notre pays la protection des droits et libertés.
Cette protection incombe en premier lieu à la justice, gardienne de la liberté individuelle aux termes de l'article 66 de la Constitution.
Cependant, comme le relève notre excellent collègue Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois, dans son rapport sur la révision constitutionnelle 1 ( * ) , tous les litiges mettant en cause les droits et libertés ne peuvent être portés à la connaissance de la justice, par exemple lorsqu'ils portent sur les relations entre les services publics et leurs usagers, ou lorsqu'ils supposent que soient d'abord rassemblés des éléments de preuve, tâche que le justiciable non averti peine à accomplir seul.
Aussi la mise en place d'une nouvelle autorité constitutionnelle de protection des droits intervient-elle après la multiplication des autorités administratives indépendantes (AAI) chargées de la protection des droits, depuis les années 1970 : Médiateur de la République (loi du 3 janvier 1973), Commission nationale de l'informatique et des libertés (loi du 6 janvier 1978), Commission d'accès aux documents administratifs (loi du 17 juillet 1978), Défenseur des enfants (loi du 6 mars 2000), Commission nationale de déontologie de la sécurité (loi du 6 juin 2000), Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (loi du 30 décembre 2004), Contrôleur général des lieux de privation de liberté (loi du 30 octobre 2007).
Conformément aux motifs conduisant en général le législateur à recourir à ce type de structures, que votre rapporteur a analysés dans son rapport sur les AAI 2 ( * ) , les autorités administratives indépendantes chargées de la protection des droits et libertés ont été définies de façon à apporter des garanties d'indépendance, pour mettre en oeuvre des fonctions de médiation, en mobilisant des compétences adaptées à des secteurs particuliers.
La France s'est inscrite, en ce domaine, dans un mouvement commun à la plupart des démocraties, consistant à confier, selon une approche pragmatique, de nouvelles missions à des structures souples et spécialisées.
Cependant, la multiplication des autorités administratives indépendantes, dans le domaine de la protection des droits comme dans d'autres matières, conduit à s'interroger sur l'opportunité d'une réorganisation ou d'un regroupement de certaines d'entre elles.
Le professeur Jean-Marie Pontier relève ainsi, dans l'étude comparative qu'il avait réalisée pour l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, que « l'un des problèmes en France est sans doute de savoir, surtout dans la perspective envisageable de « couvrir » de nouveaux domaines par des AAI, s'il ne conviendrait pas de regrouper au moins certaines d'entre elles au sein de sortes de « super-AAI » dont un des mérites au moins serait l'unification inévitable des règles et des procédures applicables. Ainsi l'on a pu constater que, dans certains pays, les fonctions qui sont celles que nous avons attribuées à une AAI particulière, le Défenseur des enfants, étaient assurées par l'équivalent du Médiateur » 3 ( * ) .
Aussi le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, publié en juin 2006, comporte-t-il une recommandation selon laquelle « le législateur ne doit pas rejeter a priori toute réorganisation du paysage des AAI qu'il a créées . »
Si les évolutions du droit international et les attentes des citoyens ont conduit pendant une trentaine d'années à la multiplication d'autorités spécialisées, il apparaît aujourd'hui que le regroupement de ces autorités peut apporter davantage de cohérence à notre système de protection des droits.
Le choix effectué par le Constituant en juillet 2008 s'appuie sur une analyse similaire et sur la volonté de renforcer la mission des AAI chargées de garantir, en complément de l'intervention de la justice, la protection des droits et libertés.
En effet, la France a d'abord souhaité, comme d'autres pays européens tels que la Suède, la Finlande, l'Espagne et le Portugal, donner un rang constitutionnel à l'organe indépendant chargé de la défense des droits. Cette consécration suffira, à elle seule, à donner à l'intervention du Défenseur des droits un retentissement plus important que celui des AAI préexistantes.
Le Constituant a ensuite voulu assurer le regroupement d'autorités administratives indépendantes aux missions voisines. Loin de méconnaître l'apport des autorités qui seront ainsi fusionnées, ce choix vise à consolider leurs missions, en les confiant à une autorité constitutionnelle, dotée de pouvoirs renforcés.
Le Défenseur des droits devrait ainsi détenir des pouvoirs plus étendus que ceux dont dispose aujourd'hui le Médiateur de la République et regrouper plusieurs autorités administratives indépendantes intervenant dans le domaine de la protection des droits et libertés.
L'article 71-1 de la Constitution laisse d'ailleurs au législateur organique une importante marge d'appréciation quant au champ de compétence du Défenseur des droits.
Le projet de loi organique et le projet de loi relatifs au Défenseur des droits, déposés en premier lieu au Sénat le 9 septembre 2009, ont donc pour objet de préciser le statut, les missions, l'organisation et les pouvoirs de cette nouvelle institution.
Ils doivent donner au Défenseur des droits les prérogatives et les moyens d'un véritable contre-pouvoir au service des personnes confrontées aux défaillances et dysfonctionnements des organismes publics, ou dont les droits fondamentaux ne sont pas respectés.
Votre rapporteur, conscient du travail accompli par les autorités administratives indépendantes qui seront absorbées par le Défenseur des droits, souligne que leur regroupement constitue une avancée et un défi.
La consolidation de la protection des droits et des libertés suppose en effet que le Défenseur soit doté d'une organisation et de pouvoirs adaptés à ses missions. Nouvelle autorité constitutionnelle, il sera soumis à un examen critique d'autant plus sévère, qu'il succèdera à des autorités reconnues.
Aussi votre rapporteur s'est-il efforcé, après avoir entendu les autorités chargées de la protection des droits et libertés, de préserver et de renforcer, au sein du Défenseur des droits, les garanties d'indépendance, de compétence et d'efficacité offertes par les autorités qui seront regroupées. Il ne s'agit donc pas de faire table rase du passé, mais de faire franchir à la protection des droits et libertés dans notre pays une nouvelle étape.
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I. LA PLACE CROISSANTE DES AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES DANS LA PROTECTION DES DROITS ET LIBERTÉS
A. L'INSTITUTION DU MÉDIATEUR EN 1973 : UN PROGRÈS NOTABLE POUR LA PROTECTION DES DROITS
1. Un recours essentiel pour la protection des droits des usagers de l'administration
Si la protection des droits des citoyens et des libertés fondamentales relève essentiellement de l'office du juge, ce dernier ne fait pas obstacle à d'autres modes de garantie des droits .
Certains dysfonctionnements de l'administration (retards, disparités de traitement, conflits de compétences entre services), certaines difficultés de dialogue et de compréhension entre les usagers et un service public, voire certaines applications rigoristes des textes en vigueur peuvent créer des situations auxquelles la justice ne peut guère apporter de réponses satisfaisantes, eu égard à ses délais d'intervention, à sa complexité d'accès pour nombre de nos concitoyens et à la radicalisation des positions des protagonistes à laquelle elle conduit parfois.
Il y a donc largement place, dans nos institutions administratives, pour qu'une autorité publique indépendante contribue à la garantie de ces droits et libertés par la voie de la médiation , du dialogue , de l'incitation , voire de la recommandation en équité, lorsqu'une décision administrative, bien que conforme à la règle de droit, vient heurter les droits de la personne.
Telle a été l'ambition de la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 instituant un médiateur, sur l'inspiration notamment de l'ombudsman suédois. Son article premier prévoit ainsi que le médiateur de la République, autorité indépendante, « reçoit, dans les conditions fixées par la présente loi, les réclamations concernant, dans leurs relations avec les administrés, le fonctionnement des administrations de l'Etat, des collectivités publiques territoriales, des établissements publics et de tout autre organisme investi d'une mission de service public ».
Comme le rappelle l'étude d'impact jointe aux présents projets de loi, le fonctionnement de cette autorité a balayé au fil du temps le scepticisme que d'aucuns avaient affiché lors de sa création : « Le Médiateur de la République s'est rapidement inscrit dans le paysage institutionnel. Les sept titulaires successifs de la fonction ont su asseoir l'autorité morale et l'efficacité de l'institution dans les domaines les plus divers. »
Il est aujourd'hui incontestable que cette institution a contribué à l'amélioration des relations entre les administrations et les citoyens : en plus de plus de trente cinq années d'activité, elle a traité plus de 750.000 réclamations et émis plus de 750 propositions de réformes. En 2009, le Médiateur de la République a reçu 76 286 affaires, dont 43 481 réclamations et 32 805 demandes d'information et d'orientations, ces dernières ayant été traitées par ses délégués territoriaux.
Toutefois, le développement de l'administration et le renforcement des exigences de la société à son égard ont progressivement conduit au constat que la saisine du Médiateur était trop restreinte et ses compétences trop limitées.
Par ailleurs, la multiplication, à partir des années 1990, d'autorités administratives indépendantes chargées, dans des domaines spécifiques, d'assurer la défense des droits et libertés, a dérouté le citoyen, perdu dans ce maquis d'instances exerçant des compétences voisines.
* 1 Voir le rapport fait au nom de la commission des lois par M. Jean-Jacques Hyest, sur le projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Vème République, n° 387 (2007-2008), p. 201-203 (consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l07-387/l07-387.html)
* 2 Voir le rapport sur les autorités administratives indépendantes fait par votre rapporteur au nom de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation : Les autorités administratives indépendantes : évaluation d'un objet juridique non identifié, Office parlementaire d'évaluation de la législation, Sénat, n° 404 (2005-2006), tome I, p. 28-30 (consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/noticerap/2005/r05-404-1-notice.html)
* 3 Voir le rapport précité, tome I, p. 74, et tome II.